Le Rival de Sherlock Holmes (Fleischmann)/10

La bibliothèque libre.
Albin Michel (p. 99-105).


CHAPITRE X

Où William Hopkins reconstitue les dessous du drame et prouve que le vrai criminel n’est pas celui-là qu’on présume.



— Hopkins, lui dis-je tout en le suivant à en perdre haleine, connaîtrai-je bientôt le mot de cette troublante énigme ?

— Il n’est point de grand homme pour son valet de chambre, répondit-il, comme il n’est point de secrets pour un véritable ami. Vous allez avoir le mot du mystère, Sanfield. Un peu de patience, que diable ! Voici que nous arrivons.

Nous traversâmes encore quelques rues en silence, puis brusquement, après avoir franchi une impasse, par un couloir obscur nous atteignîmes la salle du palais de justice où ouvrait la porte du constable.

— Ce qu’il me reste à faire, dit Hopkins, ne mérite guère votre temps, Sanfield. Si le cœur vous en dit, allez fumer un cigare et revenez ici dans une heure. Il y aura certainement du nouveau.

Il disparut derrière une porte basse.

Je descendis me promener sous les ormes d’une belle avenue bordant le palais, en fumant un havane sec, maîtrisant mon impatience. Je guettais les minutes, les quarts d’heure. La demie sonna. Je recommençai ma promenade à petits pas. À l’heure dite je me trouvais devant le cabinet du constable. Un huissier de service m’introduisit. Le juge n’était pas seul avec Hopkins. Devant le bureau étaient debout un vieillard et une femme fort âgée qui, au moment de mon entrée, étaient penchés sur un objet dont leur position me cacha la vue. J’entendis la voix du constable demander :

— Alors vous la reconnaissez formellement ?

— Oui, dit le vieillard.

— Je le jure, dit la femme.

— Vous êtes assurés de ne vous tromper en aucune manière ? De ne pas être victimes d’une ressemblance ?

— Non, non, protesta véhémentement l’homme.

— J’en suis absolument certaine, ajouta la vieille femme.

— En ce cas, vous pouvez vous retirer.

L’homme et la femme s’étant inclinés sortirent.

Alors je vis l’objet sur la table du juge.

C’était la bague trouvée dans la poche du mort.

— Vous le voyez, monsieur le constable, dit Hopkins, ce nommé Boss et cette femme Lisa, anciens domestiques du révérend Price Weston ont formellement reconnu la bague pour avoir appartenu à leur ancien maître.

— Qu’est-ce que cela prouve ? s’écria le juge avec une mauvaise humeur marquée. Cela diminue-t-il en aucune façon les charges qui pèsent sur l’assassin de Jim Rackson ? Cela explique-t-il sa présence au bord de la marnière de Tom-Camp, à côté du cadavre ? Non, n’est-ce pas ? Alors à quoi sert la reconnaissance de la bague de Price Weston par des anciens serviteurs, et que me fait à moi sa présence dans la poche de l’aide-fossoyeur ?

— Cette présence innocente Joë Braddford du crime dont il est accusé ! dit Hopkins avec force.

Le constable eut un sourire railleur :

— Vous plaisantez, gentleman ? Quel rapport y a-t-il entre la bague et le crime ?

— Celui-ci : c’est que Joë Braddford est innocent de la mort de Jim Rackson.

— Encore ! dit le juge en frappant du pied.

Cependant, surpris de l’insistance de mon ami, il ajouta presque aussitôt :

— Veuillez vous expliquer. Je suis prêt à me rendre à vos raisons, si toutefois elles me semblent acceptables… et compatibles avec le respect que vous devez, aussi bien que je dois, à la justice. Je vous écoute, gentleman.

— Point par point, instant par instant, je vais vous le dire, monsieur le constable, ce qui s’est passé entre ces deux hommes, et ce que je vais vous dire est basé sur mieux que des certitudes, sur des preuves.

— Je serais curieux véritablement de les connaître, dit flegmatiquement le magistrat assis derrière la table comme un président de Cour criminelle derrière son tribunal.

— Mardi dernier…

— Le jour du crime ?

— Précisément. Mardi dernier ces deux hommes, le mort et le prisonnier, creusaient dans le vieux cimetière de Trafalgar-City une fosse. Dans cette fosse reposait depuis dix ans le révérend Price Weston, clergyman, marié et veuf après quelques mois de mariage.

— Comment le savez-vous ? interrompit le juge.

— Je le sais, dit Hopkins car je ne parle qu’avec certitude. La concession de dix ans étant expirée, les ossements de Price Weston devaient être transportés au fond du cimetière. En procédant à cette besogne on mit à jour la bague d’or, la bague de mariage avec laquelle Price Weston avait été enterré. C’était une bague lourde et large, car le révérend était un homme de haute taille et de forte corpulence. Cette bague la voilà sur votre pupitre, monsieur le constable. L’aide-fossoyeur Jim Rackson ramassa cette bague, désireux de s’approprier cette trouvaille de prix. Là-dessus, Joë Braddford, intervint, prétendant, soit restituer la bague à la terre pour éviter un sacrilège, soit la prendre pour lui. Peu importe en tous cas. Une discussion s’éleva entre les deux hommes. Se sentant soit le plus faible, ou encore pris de peur, Jim Rackson prit la fuite, poursuivi à quelque distance par le fossoyeur.

— Sur quels indices vous appuyez-vous pour affirmer cela, M. Hopkins ? interrogea le constable.

— Sur la trace de leurs pas. Le mort avait le pied plus petit que le prisonnier. Ce sont ces pieds-là qui ont précédé les autres.

— Et près de la marnière la lutte s’est engagée ?

— Aucunement. Le plus jeune était plus vif, plus rapide. Le désir d’échapper à Joë Braddford l’étreignait, tête baissée il courait. Arrivé près de la marnière…

— Et là ?

— Il ne devina pas le danger, crut sauter une fosse peu profonde et s’abîma. À aucun moment Joë Braddford n’a rejoint son aide. Les pas sont là pour le dire. Voyant Jim Rackson s’engloutir il dût pousser un cri de terreur et là, l’esprit frappé violemment par cette catastrophe, par cette mort dont il se sentait coupable, sa raison l’abandonna, Épouvanté, dément, il resta près de la fosse, et c’est là qu’il s’est laissé arrêter. Voilà la vérité, voilà aussi pourquoi on a retrouvé dans la poche du cadavre avec les deux dollars de la paye de la semaine la bague d’or volée au mort.

À ces paroles le visage du juge exprima tour à tour la surprise, l’incrédulité et enfin l’admiration. Quand Hopkins se fut tu il se leva brusquement et tendit, par dessus son bureau, ses deux mains à mon ami.

— Votre logique est admirable, gentleman, dit-il, je vous en exprime véritablement toute mon admiration. Veuillez me pardonner mes premières paroles quelque peu désobligeantes. Je reconnais mes torts.

— J’ai tout vu, tout entendu, tout oublié, dit avec un fin sourire Hopkins en serrant les mains du constable.

En regagnant notre hôtel, mon ami me prenant par le bras me dit :

— Sanfield, connaissez-vous la locution française ?

— Laquelle Hopkins ?

« Courbe la tête, fier Sicambre, brûle ce que tu as adoré, adore ce que tu as brûlé ? »

— En vérité, je la connais.

— Ne trouvez-vous pas à ce constable une tête propre à figurer un fier Sicambre ?

— Hopkins, dis-je, vous avez autant d’esprit que de génie !

— Mais non, mais non, sympathique ami, fut sa réponse, vous exagérez. Je suis moins qu’un homme de génie.

— Vous êtes le meilleur des amis !

— Voilà l’éloge qui me plaît le plus !

Le malheureux Joë Braddford est mort, il y a quelques années, dans un asile d’aliénés aux environs d’Atlanta où il avait été interné après la clôture de l’enquête si ingénieusement menée par William Hopkins, le digne rival de Sherlock Holmès.