Le Robinson suisse/XIV

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Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 136-144).

CHAPITRE XIV

De quelle manière je pris les abeilles sans être piqué par elles. — Les deux ruches. — Préparation du miel. — Construction d’un escalier dans l’intérieur de notre arbre. — Les petits chevreaux et les agneaux. — Nous dressons le buffletin comme on dresse un jeune cheval. — Le singe s’habitue à porter une hotte sur le dos. — Éducation du chacal. — La bougie perfectionnée. — Les bottes en caoutchouc. — Le bassin d’écaille.


Dès la pointe du jour, nous étions debout. Comme je n’avais ni gants ni bonnets à masque pour me préserver des piqûres des abeilles, voici comment je m’y pris : je bouchai leur trou avec de la terre glaise et ne laissai qu’une ouverture juste assez large pour passer le tuyau de ma pipe, dont la cheminée restait en dedans de l’arbre ; je me mis à fumer pour étourdir ces insectes sans les tuer. D’abord nous entendîmes dans l’intérieur de la ruche un bourdonnement qui devint de plus en plus fort, puis se calma peu à peu. Je retirai mon tuyau de pipe sans voir une seule abeille chercher à sortir. Fritz m’aida ensuite à tailler au-dessous du trou bouché avec de la terre glaise une pièce de bois d’environ trois pieds carrés ; avant de la détacher, je recommençai ma fumigation, de peur que l’effet de la première ne fût déjà passé ou que le bruit que nous avions fait en coupant l’écorce n’eût ranimé les abeilles ; enfin j’enlevai le morceau, qui ne tenait plus que par quelques fibres, et, grâce à cette sorte de fenêtre ; nous pûmes voir l’intérieur de l’arbre et contempler avec admiration le travail immense et merveilleux de ces insectes. Il y avait une si grande quantité de rayons, que je compris qu’il fallait d’abord me borner à en retirer une partie, faute de ruche pour contenir le tout. Je coupai donc ces rayons avec précaution, et Fritz les déposa dans des calebasses que lui tendaient ses frères ; j’eus soin d’épargner ceux où étaient les larves ; je trouvai les abeilles rassemblées en grappes épaisses ; et, les détachant avec précaution, je les mis, avec leurs larves et une provision suffisante de miel, dans la ruche préparée à l’avance. Fritz et moi nous descendîmes ensuite de l’arbre et allâmes chercher un tonnelet vide que Jack et Ernest lavèrent ; alors nous pûmes enlever le reste des rayons, dont je ne gardai que quelques gros morceaux pour notre déjeuner. Le tonnelet fut recouvert de toiles et de morceaux de planches. Dès que nous eûmes fini de manger, je retournai à l’arbre avec mes fils, et, pour empêcher les abeilles d’y revenir elles-mêmes, je brûlai dans leur ruche ravagée plusieurs poignées de tabac. Dès qu’elles furent sorties de leur engourdissement, elles volèrent vers leur ancienne demeure, mais l’odeur et la fumée du tabac les en chassèrent, et, après quelques heures d’agitation, elles devinrent plus calmes ; ce qui me fit penser que la reine acceptait la nouvelle ruche que nous lui donnions. Je profitai de l’occasion pour raconter à mes enfants une partie des choses si intéressantes que j’avais lues dans le curieux ouvrage de M. Huber, de Genève, l’homme qui a le mieux étudié et le mieux connu les abeilles. « La mère abeille, leur dis-je, est aimée et respectée de tous ses sujets, qui lui prodiguent les soins les plus empressés et les plus tendres, qui la gardent, et sans cesse travaillent pour elle ; qui construisent des cellules aux jeunes rejetons de la lignée royale, leur donnant des aliments particuliers et veillant sur eux comme des nourrices sur leurs nourrissons. » Tous ces détails plurent beaucoup à ma famille, qui regretta d’avoir porté le trouble et le désordre dans ce paisible royaume. Pour moi, je sentais que ma conscience ne me faisait point de reproche à ce sujet : la nécessité était une loi qui excusait notre action. Je résolus de travailler à notre escalier dès le lendemain. Nous surveillâmes, chacun à notre tour, le miel pendant toute la première moitié de la nuit pour le défendre contre les abeilles, qui cherchaient à reprendre leur bien. Le matin venu, elles avaient cessé de bourdonner, et se tenaient assez tranquilles dans leur ruche de calebasse, que nous avions attachée sur une des branches de notre figuier ; quelques centaines d’autres pendaient, en grappes dans le feuillage.

La première chose que nous fîmes à notre réveil fut de vider le miel du tonnelet dans un chaudron, à l’exception de deux ou trois rayons gardés pour l’usage de notre table. Nous plaçâmes le chaudron sur un feu modéré, après avoir ajouté au miel une certaine quantité d’eau ; nous obtînmes, de cette manière, une masse liquide qu’il fallut passer à travers un sac servant de tamis et verser dans le tonnelet ; au bout de quelques heures la masse s’était séparée en deux parties : la partie supérieure avait une forme de disque solide et dur ; la partie inférieure ou le miel était de la couleur la plus belle et la plus pure. Quand nous eûmes enlevé la cire, la tonne, soigneusement refermée, fut cachée en terre à côté de nos barils de vin. J’allai ensuite examiner la ruche, où je vis avec plaisir que les abeilles rentraient chargées de leur butin pour construire de nouvelles cellules. Je croyais que la cuve ne pourrait suffire à contenir cette multitude que nous avions chassée de l’arbre ; et, en effet, j’aperçus une grappe énorme d’abeilles suspendues à une branche ; pensant qu’elles entouraient peut-être une de leurs jeunes reines, je me fis apporter une seconde calebasse dans laquelle je les secouai. Je plaçai cette calebasse à côté de l’autre. J’avais désormais, à peu de frais, deux belles ruches parfaitement garnies.

Voici comment je m’y pris pour sonder l’arbre : une perche me servit à mesurer la distance depuis l’ouverture faite par moi jusqu’aux branches ; une pierre attachée à une ficelle me servit à mesurer le bas. À ma grande surprise, la perche pénétra, sans rencontrer d’obstacle, jusqu’aux branches sur lesquelles était posée notre demeure, et la pierre descendit jusqu’aux racines ; d’où je conclus que l’arbre avait perdu la plus grande partie de son bois intérieur et qu’il serait facile d’établir un escalier tournant dans sa cavité. Il est à croire que ce figuier, comme les saules de nos climats, se nourrit par l’écorce ; loin de paraître souffrir, il étendait au loin ses branches longues et vigoureuses, et couvertes d’un feuillage touffu. L’entreprise était bien rude pour nos forces ; mais nous savions qu’avec la patience, le courage et le temps, on vient à bout de tout. D’ailleurs, j’étais content de tenir mes enfants occupés, leur physique et leur moral s’en trouvaient bien ; ils grandissaient et se développaient à merveille.

Nous commençâmes par couper dans l’arbre, du côté qui regardait la mer, une porte proportionnée à celle que nous avions prise à la cabine du capitaine avec ses gonds et sa serrure ; je pratiquai à une distance convenable trois ouvertures plus grandes que celle que j’avais faite pour prendre les rayons ; ces ouvertures furent fermées avec des fenêtres à vitre provenant également du navire ; après avoir vidé le tronc de tout le bois pourri qui se trouvait dedans, je plaçai au centre un arbre dégarni de ses branches, d’une douzaine de pieds de hauteur sur deux de diamètre ; il me servirait d’appui pour les marches de l’escalier tournant, à un demi-pied de distance l’une de l’autre. Nous creusâmes des rainures parallèles dans l’écorce du figuier ; elles correspondaient à autant d’autres rainures faites sur l’arbre fixé au centre, et devaient recevoir les marches ; comme le premier arbre n’était point assez haut, à son extrémité supérieure j’en attachai un autre avec des crampons de fer ; ensuite les marches furent placées, et deux cordes serpentant à travers des anneaux l’une autour du noyau central, l’autre le long de la paroi intérieure de l’arbre creux, devinrent nos rampes. Avec quel bonheur mes enfants montèrent cet escalier et en descendirent cent fois de suite, uniquement pour avoir le plaisir de monter et de descendre ! Ils étaient pleins d’admiration pour notre travail, et cependant je dois avouer que nous n’avions pas le droit de nous vanter d’avoir chef-d’œuvre, même après plusieurs semaines d’un rude et continuel labeur, même après bien des essais dont plusieurs furent sans résultat. Ceci me rappelle combien est sage le précepte d’un philosophe moderne qui conseille d’apprendre à tous les garçons, même riches, même de grande naissance, un métier utile et principalement celui de charpentier ; j’aurais réussi mieux et plus vite dans ma construction, si j’avais su ce métier et si j’avais pu l’enseigner à mon fils aîné. Les pères de famille, s’ils veulent en croire ce conseil, donneront d’avance à leurs fils une ressource, qui, dût-elle ne pas leur être nécessaire plus tard, les occupera dans les heures de la jeunesse, les rendra forts et vigoureux, et, s’ils ne sont point obligés à travailler eux-mêmes, au moins pourront-ils surveiller les ouvriers qu’ils emploieront.

Tout en construisant notre escalier, nous ne négligeâmes pas d’autres travaux moins importants et moins rudes. Nous aurions eu tort de nous fatiguer comme de pauvres esclaves ou comme des forçats condamnés à une tâche journalière : aucun questionneur curieux, aucun inspecteur exigeant, aucun conseiller importun, n’était là pour nous tourmenter. Quand il nous venait des regrets de ne pas jouir de la société de nos semblables, nous nous applaudissions de n’être plus assujettis à la gêne, aux embarras, aux petites tyrannies qui se rencontrent toujours là où il y a des hommes rassemblés. Nous manquions des plaisirs, des distractions si communs dans les pays civilisés, mais nous étions exempts des maux qui les accompagnent trop souvent. De qui aurions-nous craint le blâme injuste, l’envie haineuse, la pitié insultante ?

Je vais dire ce qui nous arriva de remarquable pendant la construction de l’escalier.

D’abord nos deux chèvres mirent bas deux chevreaux, et nos brebis cinq jolis agneaux ; c’était le commencement d’un troupeau. Pour empêcher nos bêtes domestiques de s’échapper comme maître baudet, j’attachai au cou de chacune une petite clochette. Nous avions trouvé une assez grande quantité de ces clochettes sur le navire ; elles étaient destinées, je crois, aux sauvages, qui donnent en échange des objets de toutes sortes ; grâce à ces clochettes, nous pourrions suivre les traces des déserteurs et les ramener au bercail.

Chaque jour j’employai plusieurs heures à l’éducation de notre buffle ; la plaie de sa narine était parfaitement cicatrisée, et je passais dans cette ouverture tantôt une corde, tantôt un bâton, qui servait de mors ; j’espérais venir à bout d’habituer cette belle et forte bête non-seulement à traîner notre char, mais encore à se laisser monter. Le buffletin s’accoutuma vite au trait ; mais, les premières fois que nous essayâmes de lui poser des fardeaux sur le dos, il entra dans une fureur terrible. Je lui mis, non sans peine, une sangle et une selle fabriquées avec de la toile à voile, et Knips dut faire l’écuyer. Il se tint si bien cramponné à la selle, que le buffle, malgré ses sauts et ses ruades, ne put le jeter à bas : après le singe vint le tour du petit François : de crainte d’accident j’eus soin de tenir la bête. Jack désira aussi essayer la nouvelle monture et même la conduire ; il fallut le contenter. Je passai donc dans le nez du buffle un morceau de bois, aux deux extrémités duquel fut attachée une ficelle servant de bride que je remis au jeune cavalier. D’abord Jack se tint assez solidement ; mais, ayant lâché la bride à son cheval cornu, il fut précipité à terre ; par bonheur il tomba sur le sable sans se faire le moindre mal. Ernest, Fritz et moi nous recommençâmes l’expérience, et ce ne fut qu’au bout de sept à huit jours que nous parvînmes à le dompter. Depuis, mes trois fils aînés le montèrent en même temps, et je frémissais malgré moi quand cette bête fougueuse, rapide comme l’éclair, les emportait à travers plaines et forêts : la chute alors eut été mortelle. Bientôt ils le rendirent aussi docile qu’un cheval de manège.

Fritz ne négligeait point son aigle : chaque jour il lui faisait manger quelques petits oiseaux tués par lui à coups de fusil. Il lui avait appris assez vite à venir se poser sur son poing lorsqu’il sifflait.

Ernest instruisit le singe et lui apprit à porter des fardeaux.

Ernest lui-même, si paresseux en toutes choses, se mit à instruire son singe, et, comme je m’étais plaint assez souvent de l’inutilité de cet animal, il résolut de lui apprendre à porter des fardeaux. Il lui fit donc une hotte légère avec de l’osier, et la lui attacha sur le dos au moyen de trois courroies, dont deux passaient sous les bras et la troisième formait ceinture. D’abord le singe entra dans une violente colère : il se roulait à terre, sautait comme un furieux sur les branches du figuier, grinçait des dents, faisait d’horribles grimaces, etc. On se moqua de lui, et on lui laissa sa hotte jour et nuit. Quand il se fut un peu habitué à la porter, Ernest lui apprit à mettre dedans les fruits que nous lui donnions à nos repas, et plus tard ceux qu’il voyait pendre aux arbres. Sa hotte lui devint si chère, qu’il criait quand on voulait la lui ôter. Knips nous rendit de signalés services en nous fournissant abondamment de glands et de noix de coco ; je dois dire qu’il renversa plus d’une fois sa charge avant d’avoir atteint la terre ; du reste, il n’obéissait qu’à Ernest, qu’il aimait beaucoup et craignait encore plus.

Jack résolut d’apprendre à son chacal à arrêter et à rapporter le gibier ; il lui fit, en effet, apporter beaucoup d’objets ; mais, quand c’était une pièce de gibier morte, le chacal la mangeait en route et ne revenait qu’avec la peau et quelques lambeaux de chair. J’engageai Jack à ne pas se rebuter, à user d’une grande douceur pour rendre docile cet animal, qui, dans la suite, devait nous rendre des services.

À la fin de la journée, qui passait vite au milieu de nos travaux de construction et des leçons données aux bêtes, nous nous réunissions tous les soirs, auprès d’un bon feu, pour nous livrer à quelque causerie agréable ou à quelque occupation facile. Un de ces soirs-là nous fabriquâmes une grande quantité de bougies, en ayant soin de mêler la cire des abeilles à la cire des baies ; au lieu de nous servir des moules de roseaux tout d’une pièce, je fendais ces roseaux en deux, j’enduisais l’intérieur avec du beurre pour empêcher la cire chaude d’adhérer aux parois, puis je coulais la bougie ; les deux côtés du moule, attachés seulement ensemble par une ficelle, se séparaient facilement. Les mèches seules laissaient encore beaucoup à désirer. N’ayant point de coton, j’employai, mais sans succès, les fils de plusieurs plantes qui tous avaient le grave inconvénient de se charbonner sans absorber la cire fondue ; ce qui me parut préférable, pour le moment, fut la moelle d’une espèce de sureau assez commun dans l’île ; pour rendre ensuite les bougies égales et luisantes, mes fils les roulaient entre deux planches ; à part leur couleur verdâtre, j’ose dire, sans vanité, qu’elles étaient aussi belles que celles d’Europe. J’avais appris à mes enfants que la cire se blanchit, comme la toile, si on l’expose au soleil ou à la rosée sur des linges ; ils désirèrent apporter ce perfectionnement à notre fabrication ; mais je jugeai bien plus opportun de nous occuper de nos bottes imperméables de caoutchouc.

Ce mot de caoutchouc leur fit oublier à l’instant même le blanchiment de la bougie ; Fritz et Jack coururent me chercher la calebasse qui contenait cette gomme résineuse, tandis qu’Ernest m’apportait la terre glaise dont j’avais besoin pour faire des moules.

Je pris une de mes paires de bas, que je remplis de sable fin ; par-dessus j’étendis une couche de terre humide qui sécha doucement au soleil ; je découpai dans la peau de buffle deux semelles, et les fixai par des petits clous sous le pied du bas ; avec un pinceau de poil de chèvre, j’étendis une couche de résine sur chaque bas ; puis une seconde couche, puis une troisième, jusqu’à ce que l’épaisseur me parût suffisante. Dès que la gomme eut pris toute sa consistance, je retirai le sable du bas puis le bas, puis la couche de limon. Ma paire de bottes était faite, je l’élevai en l’air avec l’orgueil d’un soldat qui aurait pris un drapeau à l’ennemi. Mes enfants étaient dans l’admiration.

Je me chaussai sur-le-champ pour faire sécher mes bottes sans les laisser se rétrécir ; elles allaient parfaitement bien. Fritz, Jack, Ernest, voulaient en avoir de pareilles, mais il me sembla prudent de mettre d’abord à l’épreuve la nouvelle chaussure. Je fis une paire de bottes à Fritz avec la peau de la femelle buffle, et j’eus soin de garnir les coutures avec du caoutchouc. Les bottes de mon fils étaient loin d’être aussi souples, aussi élégantes, aussi commodes que les miennes ; ses frères rirent un peu de lui parce qu’il ne pouvait pas facilement courir quand il les avait aux pieds.

Ensuite nous travaillâmes à l’établissement de notre fontaine. Le ruisseau fut coupé par une digue en pierres et en troncs de bois ; l’eau, forcée de passer par-dessus les bords, tomba dans nos conduits de palmier, et arriva ainsi jusque dans notre bassin d’écaille, dont le trop-plein s’écoulait par un tuyau de bambou placé dans un petit trou fait à côté. Sur le bassin je mis deux bâtons plats pour poser les seaux de calebasses. Nous eûmes, ainsi tout près de notre figuier une fontaine qui nous évitait la peine d’aller vingt fois par jour au ruisseau et qui nous enchantait par son doux murmure. Le seul inconvénient de cette fontaine, coulant ainsi à découvert, était de nous fournir une eau presque chaude ; aussi je me proposai de remédier à cela en me servant, pour conduits, de grosses cannes de bambou enterrées profondément en terre.

En attendant que j’eusse le loisir d’exécuter ce nouveau projet, nous rendîmes publiquement et solennellement gloire à Fritz, qui, le premier, avait eu l’idée de faire cette fontaine.