Le Robinson suisse/XV

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Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 145-157).

CHAPITRE XV

Retour de l’âne. — L’onagre ; comment nous parvenons à nous en rendre maîtres. — La couvée de la poule gélinotte. — Le lin vivace ou phormium. — Le nid du flamant. — Provisions d’hiver : pommes de terre, racines de manioc. — Nous semons un peu de blé. — Instruments aratoires de mon invention. — Les veillées d’hiver. — La lecture. — Le dessin. — Rédaction de mon journal. — Idée que nous inspire un passage de Robinson Crusoé. — Le battoir. — Les cardes.


Un matin, nous venions de nous lever, lorsque nous entendîmes au loin des cris singuliers assez semblables à des hurlements de bêtes féroces affamées qui rôdent autour d’un bercail ; j’étais inquiet et nos chiens paraissaient aussi l’être, car ils aiguisaient leurs dents comme pour un combat meurtrier et dressaient leurs oreilles comme pour écouter.

Je crus prudent de nous tenir sur nos gardes, prêts à tout événement : les pistolets et les fusils furent chargés ; je mis aux dogues leurs colliers à clous et leurs cottes d’armes de porc-épic ; je descendis pour rassembler le bétail. Remonté dans l’arbre, je regardai de tous côtés, cherchant à découvrir l’ennemi. Mes fils faisaient différentes suppositions. Jack désirait que ces animaux fussent des bons ; Fritz croyait avoir reconnu le cri plaintif du chacal ; Ernest déclarait que c’étaient des hyènes ; François disait : « Je crains bien que ce ne soient des sauvages venus dans l’île pour dévorer les prisonniers. Tâchons de les tuer pour avoir un bon Vendredi, comme celui de Robinson Crusoé. »

Cependant les cris se rapprochèrent. Fritz, placé en embuscade d’un autre côté de l’arbre, partit tout à coup d’un immense éclat de rire, jeta son fusil, et, s’étant avancé vers nous, il s’écria : « Vous ne devinez pas ? C’est l’âne, c’est l’âne qui nous revient en chantant, de sa voix mélodieuse, l’hymne du retour. Écoutez ses hi-han ! hi-han ! dits sur les tons les plus pathétiques. » Fritz avait raison : nous aperçûmes, à travers la forêt, maître baudet se prélassant avec gravité, et derrière lui venait un animal beaucoup plus beau, plus gracieux dans son allure, et que je reconnus pour un onagre ou âne sauvage, appelé encore par les Tartares cheval à longues oreilles. Je pensai aussitôt à m’approprier ce superbe animal ; je descendis donc avec Fritz, après avoir recommandé aux autres enfants de rester tranquilles, sans pousser aucun cri. J’emportai une longue corde dont l’un des bouts fut attaché solidement à un arbre voisin, l’autre bout était un nœud coulant ; je le tins ouvert au moyen d’une baguette qui devait tomber d’elle-même en touchant le cou de l’animal, tandis que le nœud alors le serrerait s’il voulait s’enfuir. Je fis ensuite une sorte de grande pincette en fondant un bambou par le haut. Fritz ne comprenait pas trop où je voulais en venir, et, emporté par la fougue de son caractère, il me pria de le laisser lancer sa fronde à balles contre l’onagre. Cette fois je ne voulus point lui permettre de chasser à la manière des Patagons : je craignais trop que l’onagre, échappant à la fronde, ne prît la fuite et ne fût perdu pour toujours. Comme Fritz était plus leste et plus adroit que moi, je lui donnai le nœud coulant pour en faire usage comme d’un lacet ; en deux mots, je lui expliquai ce qu’il fallait faire.

Les deux nouveaux venus n’étaient déjà plus qu’à quelques pas de nous ; Fritz sortit avec précaution de derrière l’arbre où nous nous étions embusqués, et s’avança autant que la longueur de la corde le lui permettait.

L’onagre, en apercevant, sans doute pour la première fois, une figure humaine, recula étonné et s’arrêta comme pour regarder Fritz, puis il se mit à brouter. Fritz prit dans sa poche une poignée d’avoine mêlée de sel et la présenta à notre ancien serviteur, qui, attiré par cette pâture favorite, la mangea avec avidité ; sa confiance gagna son compagnon, qui s’approcha à son tour, mais prudemment, levant la tête, regardant à droite et à gauche. Fritz, prompt comme l’éclair, saisit le moment favorable et lui jette son lacet autour du cou. L’animal sauvage veut prendre la fuite, mais en se débattant il resserre le nœud fatal et tombe par terre à moitié étranglé, la langue pendante ; j’accours alors moi-même, et, après avoir desserré le lacet, je lui passe un licou de notre âne et lui serre les naseaux avec ma pincette de bambou. C’est ainsi que s’y prennent les maréchaux qui ferrent un cheval pour la première fois. Le licou fut attaché par deux longues cordes aux grosses racines d’un arbre voisin.

Bien sûr alors que l’animal ne pourrait nous échapper, je fis signe à ma famille de descendre de l’arbre, et chacun regarda avec admiration cet animal, qui, par ses formes gracieuses, par sa taille, mériterait d’être rangé dans la classe des chevaux plutôt que dans celle des ânes. Je le laissai revenir à lui pour voir ce qu’il ferait et comment m’y prendre pour le dompter.

Après quelques instants de stupeur, il se releva, frappa du pied la terre, et rua avec tant de force, que je craignis que ses liens ne se rompissent ; mais la pince, qui lui serrait le nez, occasionnait une sorte d’étouffement ; il ne tarda pas à s’étendre de nouveau. Nous en profitâmes pour délier doucement les cordes et traîner la bête entre deux racines très-rapprochées où elle fut attachée si court, que ses emportements devaient être sans danger. Il fallait encore prendre les moyens d’empêcher une seconde fuite de maître baudet : on lui passa donc un fort licou, on lui mit une corde lâche aux pieds de devant, et je plaçai devant les deux captifs une bottelée d’herbe saupoudrée de sel ; leur avide gourmandise parut leur faire oublier momentanément leur captivité.

Ce n’était point pour admirer l’onagre que nous l’avions pris ; nous voulions le dresser de manière qu’il nous fût utile ; en fin de compte, la perte de l’âne nous avait valu cette belle capture. Les difficultés à vaincre pour apprivoiser l’onagre étaient très-grandes, et je me rappelais avoir lu dans les relations de voyages beaucoup de détails sur le caractère prétendu indomptable de l’onagre. « Mais qui sait, me disais-je, si l’on a usé d’assez de patience et de douceur ?

Comprenait-on comme nous l’importance de cet animal ? Je tenterai tous les moyens imaginables, excepté les mauvais traitements, pour réussir. Quelle belle conquête à faire sur le règne animal si je pouvais emmener cet onagre en Europe, en supposant que j’y retourne jamais ! »

Je lui laissai jour et nuit ses pincettes au nez : elles le gênaient beaucoup ; mais, sans elles, il nous eût été impossible d’en approcher ; on les lui ôtait seulement aux heures où il prenait sa nourriture. Ensuite je lui mis un paquet de toile à voile sur le dos, pour l’habituer à porter ; je le rendis plus docile encore par la soif et la faim : après un jeûne d’un jour, il recevait sa nourriture avec moins d’agitation et de colère ; je l’empêchai de se coucher au moyen de cordes passées sous le ventre ; en un mot, je fis tout ce qui me sembla capable de le dompter. Assez souvent mes fils venaient lui gratter doucement les oreilles, qu’il avait très-sensibles, et c’était sur cette partie que je résolus de tenter une dernière épreuve, si les premiers moyens employés par moi étaient sans bon résultat.

Il commença à se laisser approcher et caresser même ; déjà mes enfants parlaient de le monter. Je desserrai les liens de l’onagre et rendis un peu plus de liberté à ses mouvements ; mais cette faveur ranima sa sauvage vivacité ; il rua, fit des sauts terribles et voulut même nous mordre. Je dus lui fabriquer une sorte de muselière en roseau qu’il gardait après avoir mangé ; pour l’empêcher de nous frapper de ses pieds de derrière, je les lui liai par deux cordes avec ceux de devant, sans néanmoins le forcer à l’immobilité. Enfin je me résolus à un dernier essai qui me coûtait beaucoup ; en cas de non-réussite, je rendrais la liberté à l’onagre.

Ayant fait sortir l’onagre de son écurie, je lui passai une petite sangle autour du corps et m’apprêtai à le monter. Au moment où je saisissais la crinière, il se dressa avec fureur ; alors je mordis jusqu’au sang une de ses oreilles. Vous eussiez vu à l’instant même la bête s’arrêter, roide, immobile, et s’abaisser à terre ; Fritz et Jack s’élancèrent sur son dos, et, quand je les vis solidement assis, je lâchai l’oreille. L’onagre fit d’abord quelques sauts, puis se calma peu à peu, et, les cordes qui liaient ses pieds l’empêchant d’aller trop vite, il se mit à marcher tranquillement ; Fritz n’avait qu’à lui toucher l’oreille pour le faire tourner à droite ou à gauche. Après deux ou trois semaines de ces exercices de manège, nous fûmes complètement maîtres de lui. Mes fils devinrent de bons écuyers et montèrent avec fierté leur cheval aux longues oreilles. Après le dernier essai dont je viens de parler, ma femme me dit : « Où donc as-tu appris un si singulier moyen de dompter les bêtes sauvages ?

— C’est un dompteur de chevaux, lui répondis-je, qui m’a enseigné cette méthode. Il avait habité longtemps l’Amérique, faisant le commerce des pelleteries avec les naturels du pays, il montait dans ses voyages des chevaux qui, d’abord demi-sauvages, deviennent doux et soumis dès qu’un des chasseurs leur mord l’oreille. J’avais peu cru, jusqu’à ce jour, aux paroles de cet homme ; maintenant je ne doute plus de leur vérité. »

Pendant que nous faisions l’éducation de notre onagre, surnommé Leichtfuss (pied léger), une triple couvée de poules peuplait Falkenhorst de quarante nouveaux habitants emplumés qui pépiaient et couraient autour de nous, à la grande joie de ma femme. Elle les soignait avec un zèle admirable, les menant tantôt au soleil, tantôt à l’ombre, suivant les heures différentes du jour. La femme a dans le cœur un amour maternel vraiment infini et qui se répand sur tout ce qui lui retrace l’image de l’enfance. Quand nous plaisantions la bonne mère sur sa sollicitude constante, sur sa tendresse pour les poussins : « Moquez-vous de moi, nous répondait-elle : mes poussins sont des bêtes bien plus utiles au ménage que votre singe, votre chacal, votre aigle ; cependant j’estime le buffle et l’onagre, tout en vous reprochant de faire de ce dernier une bête de luxe et un fainéant, au lieu de l’atteler à la charrette. »

Ma femme avait bien un peu raison dans ses plaintes au sujet de l’onagre ; mais c’était un si bel animal, que j’eusse vraiment craint de le gâter en en faisant une bête de trait.

L’augmentation de notre basse-cour nous rappela la nécessité de bâtir un poulailler couvert pour mettre à l’abri la volaille, et des loges pour nos quadrupèdes. La saison des pluies, qui est l’hiver de ces contrées, approchait ; il n’y avait donc point de temps à perdre.

Nous construisîmes au-dessus des racines du figuier un toit de roseaux ; je garnis les interstices avec une sorte de mortier fait de terre et de mousse ; sur le mortier fut étendue une épaisse couche de goudron ; de gros bambous servaient de colonnes au toit, d’ailleurs si solide, qu’on pouvait marcher dessus sans crainte, aussi, l’ayant entouré d’une balustrade, nous eûmes un beau balcon. Non-seulement nos bêtes se trouvèrent logées commodément, mais il nous resta encore de quoi faire une salle à manger, une dépense, des greniers. Il s’agissait maintenant de se procurer des provisions. Chaque jour donc nous allions en course dans les environs avec notre attelage pour récolter tantôt une chose, tantôt une autre.

Un soir, nous revenions du champ de pommes de terre. La charrette, chargée de nos sacs et traînée par l’âne, le buffle et la vache, roulait doucement à travers une prairie ; Fritz était en avant sur son onagre, qu’il savait diriger mieux que ses frères ; Ernest portait sur son épaule maître Knips, auquel il permettait de temps en temps de courir ramasser sous les arbres quelques fruits pour mettre dans sa hotte. Comme il y avait encore de la place vide sur le char et qu’il n’était pas tard, je résolus, pour utiliser le reste de la journée, d’aller avec mes fils aînés chercher des glands doux dans le bois des chênes, pendant que ma femme et le petit François retourneraient à Falkenhorst. Nous commencions déjà à avoir un plein sac de ces glands, quand Knips, qui rôdait dans un buisson voisin, fit entendre des cris sauvages, auxquels ne tardèrent pas à répondre des cris d’oiseau. Ernest se rendit de ce côté et trouva son singe se battant avec une poule gélinotte dont il voulait prendre les œufs. En bon médiateur, il sépara les deux ennemis et s’adjugea les œufs et la poule. Je fus ravi de cette trouvaille, et j’aidai mon fils à attacher solidement les pattes et les ailes de l’oiseau, pour le mettre dans l’impossibilité de nous échapper ou de se blesser par des efforts violents. Nous repartîmes ensuite. Durant la route, Ernest, qui portait les œufs dans son chapeau, entendit un petit bruit ; nous regardâmes, et, à travers les fentes des coquilles, nous vîmes les poulets vivants. Ma femme nous combla de remercîments. Comme la gélinotte était trop effarouchée, elle l’enferma dans la cage du perroquet mort et donna les œufs à une couveuse ; huit jours après, les poulets étaient sortis et suivaient leur mère d’adoption, mangeant la même nourriture, savoir, des glands doux pilés et arrosés de lait. J’eus soin de couper les longues plumes des ailes à mesure qu’elles grandissaient, de peur que la tentation de s’envoler ne vînt à ces poussins naturellement sauvages ; ils ne tardèrent pas à être aussi apprivoisés que le reste de notre volaille ; pour leur mère, il fallut la tuer, car, malgré tous nos efforts, elle ne voulut point se soumettre à l’esclavage.

Quelques jours après, Ernest revint d’une promenade avec quelques fleurs et des feuilles longues, pointues et épineuses, qu’il donna au petit François ; celui-ci, après s’être amusé avec, les jeta de côté ; j’en ramassai par hasard une ou deux, déjà desséchées et flétries, et je m’aperçus avec surprise qu’elles étaient souples comme des rubans. Je fis part immédiatement de cette découverte à notre ménagère, qui déjà se plaignait de n’avoir plus de fil pour raccommoder nos vêtements en lambeaux. Ces feuilles, que je reconnaissais pour une espèce de lin vivace, appelé phormium devaient lui fournir une filasse longue et flexible. Une heure après mon heureuse découverte, Fritz et Ernest, qui m’avaient entendu l’annoncer à leur mère, partirent, l’un sur l’onagre, l’autre sur le buffle ; ils revinrent avec d’énormes paquets de ces feuilles précieuses. Fritz me demanda alors comment on préparerait notre lin. Je lui dis que d’abord il faut le rouir, c’est-à-dire, l’exposer en plein air, en le couchant à terre, et laisser la pluie, la rosée, le soleil le décomposer jusqu’à un certain point, pour que les parties dures et ligneuses de la plante se séparent des filaments auxquels elles sont unies par une sorte de colle végétale. Dans certains pays, on arrive au même résultat en mettant le lin dans l’eau ; ensuite, il faut le teiller, c’est-à-dire, le faire passer dans une machine en bois qui le débarrasse complètement de cette partie ligneuse dont j’ai parlé.

Le soir même, nous étant rendus au marais du Flamant avec nos paquets de phormium, nous les mîmes dans l’eau, et nous posâmes dessus de grosses pierres pour les empêcher de revenir à la surface : ce travail nous fournit l’occasion d’observer l’admirable instinct que montre le flamant dans la construction de son nid : il lui donne la forme d’un cône et l’élève au-dessus du marais ; la femelle couve ses œufs debout et les pieds dans l’eau. La matière de ce nid est une argile si bien mastiquée, que l’eau ne peut y pénétrer, ni même en altérer la surface.

Quinze jours après, ma femme déclara que son lin était assez roui ; nous le retirâmes donc de l’eau pour l’exposer au soleil pendant quelques heures, et, le jour même, il fut rapporté à Falkenhorst, ou on le serra avec soin en attendant que nous pussions faire les cardes, les battoirs, les rouets, les dévidoirs dont notre chère ouvrière avait besoin, il me sembla plus sage de réserver tout ce travail pour la saison pluvieuse, que des grains assez forts nous annonçaient comme prochaine. Le ciel, jusqu’alors serein, devint chargé et noir ; les vents se déchaînèrent avec violence et nous avertirent de profiter des derniers beaux jours pour nos provisions.

Nous commençâmes par prendre une grande quantité de pommes de terre et de racines de manioc ; l’idée me vint alors de semer le peu de blé d’Europe que nous avions ; malgré les merveilleuses productions de l’île nous regrettions le pain de notre patrie. Comme je manquais d’instruments aratoires, en guise de herse, je fis passer sur mon semis de grosses branches entrelacées et chargées de pierres ; à Zeltheim, nous plantâmes des palmiers de toutes sortes, et un peu plus loin des cannes à sucre ; c’était choisir la saison favorable : les pluies développeraient les sucs nourriciers, détremperaient le sol et laisseraient à nos jeunes arbres le temps d’étendre et de fixer solidement leurs racines.

Ces différents travaux nous tinrent dans une continuelle activité pendant plusieurs semaines ; nous ne nous permettions plus de repas réguliers, il fallait manger en marchant, en bêchant, debout, à la hâte ; notre charrette allait tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, traçant sur son passage des ornières profondes. Malgré notre ardeur infatigable, le mauvais temps nous surprit avant que nous eussions terminé notre établissement d’hiver ; il tombait des averses si fortes, que François, effrayé, me demandait si le déluge du père Noé allait revenir ; déjà une mare d’eau couvrait les prairies voisines.

Il fallut songer à quitter notre demeure aérienne : la pluie se répandait jusque dans nos hamacs, le vent déchirait notre voile. Nous nous établîmes donc entre les racines, à l’abri de notre toit goudronné ; l’escalier tournant nous servit à mettre l’excédent de nos ustensiles ; nous eûmes bien à souffrir les premiers jours, entassés pêle-mêle avec nos animaux, incommodés par l’odeur de leur litière, aveuglés par la fumée dès que nous voulions faire du feu, inondés par la pluie dès que nous ouvrions la porte. Comme nous regrettâmes alors nos charmantes habitations de la Suisse, ces chambres si bien closes, ce grand poêle autour duquel on passe les soirées d’hiver ! Tous ces regrets augmentaient le mal présent en nous rendant moins patients à le supporter. Ma femme se choisit pour lieu de travail une place dans l’escalier tournant, un peu au-dessus de la fenêtre la plus basse ; là, tout en cousant, elle apprenait à lire et à compter au petit François ; au moyen d’une lucarne abritée, je donnai un courant d’air à notre demeure ; je fis passer les bêtes toutes d’un même côté, et, pour celles qui étaient du pays, nous les laissions sortir de l’étable, afin qu’elles cherchassent elles-mêmes leur nourriture ; seulement nous eûmes soin de leur attacher des sonnettes au cou et de les ramener à Falkenhorst chaque soir ; mais nous revenions mouillés jusqu’aux os ; ma femme eut alors l’idée de nous confectionner un vêtement de sa façon pour nous garantir de la pluie. Elle prit dans la caisse d’un matelot deux chemises de grosse toile auxquelles elle ajouta un capuchon de drap qui pouvait se rabaisser sur la tête ; nous étendîmes sur ces singuliers manteaux une couche de caoutchouc qui les rendit imperméables ; chaque fois que nous endossions ces redingotes, ma femme et mes enfants ne pouvaient s’empêcher de rire aux éclats.

Quant à la fumée, nous ne trouvâmes pas d’autre moyen d’y remédier que de laisser la porte ouverte chaque fois que nous allumions du feu ; du reste, nous en fîmes rarement, nous nourrissant surtout de lait et de fromage ; cependant il en fallait pour la boulangerie. Nous n’avions pas de bois sec : j’avais oublié de couvrir nos fagots avec des planches, et ils étaient aussi humides que du bois vert. Heureusement que nous n’avions à redouter ni grands froids ni gelées.

Ce qui nous affligea le plus fut de voir s’épuiser les provisions de feuilles et de foin amassées pour nos animaux ; nous fûmes forcés de partager avec eux nos pommes de terre et nos glands doux ; en échange, ils nous fournissaient un très-bon lait en quantité suffisante.

La matinée était employée à préparer la nourriture de nos bestiaux, à les traire, à renouveler leur litière ; ensuite nous faisions de la farine de manioc. Le ciel nuageux, le peu d’élévation de notre demeure, amenaient la nuit plus tôt que dans la plaine découverte ; nous allumions une de nos grosses bougies, ou plutôt un de nos cierges, une courge servait de chandelier. Nous nous rassemblions autour de la grande table ; ma femme cousait ; moi, j’écrivais mon journal, dont Ernest mettait les feuilles au net ; Fritz et Jack dessinaient, de mémoire, les plantes et les animaux les plus remarquables de l’île ; puis l’on récitait la prière du soir pour implorer la grâce de Dieu, et chacun allait dormir paisiblement sur son matelas.

Mon excellente femme nous ménageait de temps en temps de très-agréables surprises : profitant du moment où nous étions occupés de nos bestiaux, elle allumait un petit feu de roseaux et nous faisait cuire à la hâte tantôt un morceau de viande salée, un poulet, un pigeon, tantôt quelques-unes de nos grives conservées dans le beurre : c’était pour nous un régal délicieux.

Chacun de nous avait un animal à soigner, et je vis bien des fois mes enfants s’ôter les morceaux de la bouche, l’un pour son singe, l’autre pour son aigle, etc. ; moi, j’étais chargé de Turc, ma femme prenait soin de Bill ; François s’occupait aussi des deux chiens depuis la mort du perroquet-moineau.

La gêne extrême où nous étions nous fit décider que nous ne passerions pas la prochaine saison pluvieuse dans un si triste logis, et que Falkenhorst ne serait habité que l’été ; mais où placer et comment construire cette demeure plus spacieuse jugée si nécessaire ? Nous ne cessions de nous entretenir à ce sujet ; un jour Fritz fouilla dans la malle qui renfermait nos effets, et, d’un air de triomphe, tenant dans sa main un livre : « Messieurs, messieurs, s’écria-t-il, voici un guide et un conseiller qui pourra nous être utile au milieu de nos graves et importantes délibérations, Robinson Crusoé ! Vous vous souvenez qu’il se creusa une habitation dans un rocher à coups de pioche. Pourquoi ne ferions-nous pas comme lui ? Il était seul, et nous sommes cinq en état de travailler, sans parler de M. François.

moi. — Je te loue, mon fils, de ton excellente idée et de ton dessein courageux ; nous tâcherons d’être aussi habiles que Robinson. »

Fritz, après avoir feuilleté son livre quelques instants, trouva le passage en question et nous en fit la lecture à haute voix. Ce Robinson, que nous connaissions depuis si longtemps, nous sembla contenir des choses toutes nouvelles et excita en nous les sentiments de la plus affectueuse gratitude envers Dieu, qui nous avait sauvés tous ensemble du naufrage. Que nous devions trouver notre sort heureux en le comparant à celui de ce pauvre naufragé, jeté seul sur une île déserte et exposé à des dangers si terribles par les fréquentes venues des sauvages auprès de son habitation ! Il fut résolu à l’unanimité que, dès que le temps serait redevenu beau, nous irions examiner les rochers de Zeltheim pour voir si nous pourrions les creuser.

Nos derniers travaux de la saison pluvieuse furent de fabriquer un battoir et des cardes pour le lin. Le battoir ne présenta point de difficulté : pour les cardes, elles me donnèrent bien de la peine. Après avoir percé des trous dans une feuille de fer-blanc trouvée sur le vaisseau, j’introduisis dans chacun de ces trous de gros clous ; je relevai les bords de la feuille et versai sur les têtes de clous du plomb fondu qui les fixa solidement ; ainsi la machine fut faite. Elle était lourde, grossière, mais enfin elle pouvait remplir le but désiré. Je ne voulais rien de plus.