Le Robinson suisse/XXIV

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Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 226-231).

CHAPITRE XXIV

Nous entrons dans le corps de la baleine pour prendre les boyaux. — Divers usages auxquels on emploie ces boyaux. — Ce que nous en faisons. — Un mot sur les ballons ou aérostats. — Fabrication de l’huile. — Les écrevisses.


Nous dinâmes à la hâte et debout ; ensuite je fis charger la chaloupe de haches, de couteaux et de crampons en fer dont je prévoyais l’utilité. Une chose m’embarrassait, c’était de savoir dans quoi nous pourrions garder l’huile que nous donnerait la baleine. Nous en avions un besoin trop grand pour ne pas chercher à en conserver une bonne provision, il y avait bien les tonneaux de Falkenhorst ; mais il eût fallu se résoudre à ne plus s’en servir par la suite : l’huile, en s’imprégnant dans le bois, aurait laissé une odeur fétide qui eût corrompu toute autre liqueur. Ma femme me fit alors songer aux quatre cuves de notre bateau, et je la remerciai de cette bonne idée.

Dès que nous fûmes arrivés à l’îlot, je fis mettre notre pirogue et nos cuves à l’abri, puis nous nous occupâmes, sans délai, de notre travail. Un instant d’examen suffit pour me convaincre que nous avions devant nous une baleine franche du Groënland. Je comptai soixante à soixante-dix pieds de longueur sur une largeur de trente à quarante ; ce n’était du reste que là taille ordinaire à laquelle parviennent ces cétacés. Mon petit François était étonné de la grosseur prodigieuse de la tête, qui formait près d’un tiers du volume total, et de la petitesse du gosier, qui n’aurait guère permis l’introduction d’un corps plus gros que mon bras. Cela paraissait, en effet, d’autant plus singulier que la bouche était immense. Ernest me demanda comment un animal dont le gosier était si peu large avait, suivant la Bible, avalé le prophète Jonas. Je lui répondis que l’Écriture sainte ne dit point positivement que Jonas fut avalé par une baleine, et que parmi les cétacés il y en a dont l’organisation intérieure est fort différente de celle de la baleine, tels que le requin, etc. Les mâchoires étaient garnies, de chaque côté, de ces nombreux fanons servant de dents et qui sont d’un usage si fréquent chez les Européens. Je me promis bien de ne pas négliger cette source importante de richesses, et je confiai à Fritz et à Jack le soin de les dépouiller.

Les deux enfants montèrent donc sur le dos de la baleine, et, armés d’une hache et d’une scie, ils se mirent à abattre les fanons, que François et sa mère déposaient ensuite dans la pirogue. Nous en recueillîmes ainsi près de deux cents. Ernest et moi, pendant ce temps-là, enlevions de larges bandes de graisse sur le côté, et certes ce travail était fatigant, car nous n’avions rien moins que des masses de trois à quatre pieds d’épaisseur à découper.

Un grand nombre d’oiseaux vinrent nous déranger avec une audace incroyable ; après avoir plané quelques minutes au-dessus de nos têtes, ils se jetaient sur la baleine et arrachaient des morceaux de lard jusqu’entre nos mains. Par le conseil de ma femme, qui pensa que leurs plumes pouvaient nous être très-utiles, nous en abattîmes un certain nombre à coups de hache, et ils furent jetés au fond de notre bateau.

J’essayai ensuite de détacher sur le dos même de la baleine une large bande de peau que je comptais préparer pour en faire des harnais destinés à l’âne et aux buffles. Cela me donna plus de mal que je ne l’avais cru, mais je réussis malgré l’épaisseur et la dureté du cuir. Si la journée n’eût pas été aussi avancée, j’aurais volontiers tenté de m’emparer aussi des tendons de la queue et d’une partie des intestins, mais cette besogne nous eût menés trop loin. Avant de donner le signal du départ je coupai un large morceau de langue, pour juger par nous-mêmes si Ernest ne se trompait pas en affirmant que ses lectures lui avaient appris que cette partie de l’animal était fort bonne à manger.

Nous reprîmes le chemin de Felsheim avec un butin plus utile que brillant. Notre huile exhalait, en effet, une odeur peu agréable. Aussi nous fîmes force de rames, et, dès notre arrivée, nous transportâmes, avec l’aide de l’âne et des buffles, notre chargement dans l’intérieur de l’habitation.

Le lendemain matin, au lever du soleil, nous nous mîmes de nouveau en mer ; mais je laissai ma femme et François dans la grotte, ne voulant pas les faire participer au dégoûtant travail que je comptais entreprendre : j’avais l’intention d’entrer dans le ventre même de la baleine pour couper les longs et forts boyaux dont nous pourrions tirer beaucoup d’avantages.

Une brise légère nous porta rapidement à l’îlot ; la place était déjà occupée par une nuée d’oiseaux voraces qui, malgré la toile dont nous avions recouvert les parties entamées du cadavre, enlevaient d’énormes morceaux de chair. La hache ne suffisant pas pour les effrayer, nous tirâmes quelques coups de fusil qui nous débarrassèrent de ces compagnons incommodes.

Avant de commencer, nous eûmes soin de quitter nos vestes et nos chemises ; puis nous pénétrâmes hardiment dans le ventre de l’animal ; je fis un choix parmi les boyaux les plus forts, les faisant couper par morceaux de six à dix pieds de long. Jack trouvait que nous en aurions pu faire de gigantesques saucissons. « J’aime mieux, répondis-je, en faire des outres pour notre huile ; chacun de ces boyaux contiendra au moins la provision d’un mois.

« Oh ! quelle excellente idée ! s’écria Fritz. Qui vous l’a donc inspirée, mon père ?

— La nécessité, mes enfants, mère de l’industrie. Je crois d’ailleurs que ce procédé est en usage parmi les Esquimaux et les Groënlandais. »

Avant de nous embarquer, nous prîmes un excellent bain dans le canal qui séparait l’îlot de la grande île, et, purifiés par cette ablution d’eau fraîche, nous revînmes à Felsheim. La conversation roula pendant le trajet sur l’utilité que l’on pouvait tirer des boyaux ; je rappelai à mes enfants que c’est avec ceux du mouton que l’on fabrique les cordes à violon, qu’avec la peau même qui tapisse intérieurement les intestins du bœuf on fait la baudruche qui sert à la confection des ballons.

Ernest, dont les connaissances en physique étaient assez étendues, expliqua fort bien à ses frères comment, en gonflant un ballon d’un gaz plus léger que l’air, on devait obtenir naturellement un corps auquel les lois mêmes de la pesanteur donnaient une direction ascensionnelle.

« C’est, ajouta-t-il, un phénomène analogue à celui de nos vessies gonflées d’air, qui surnagent sur la mer. Pour les ballons ou aérostats, le gaz qu’on emploie est quelquefois l’air atmosphérique, mais dilaté par la chaleur, et qui devient alors d’un tiers plus léger ; on préfère cependant l’hydrogène, dont la densité est environ quatorze fois moindre que celle de l’air ordinaire.

Jack aurait voulu que je lui fisse un petit ballon d’un pied, et il se promettait alors, disait-il, de tenter quelque voyage aérien. Je dus lui dire qu’un ballon de cette dimension, pesant peut-être deux onces, pourrait tout au plus enlever un poids de quatre ou cinq onces, mais non pas de soixante ou soixante-dix livres qu’il pesait, malgré la légèreté de sa cervelle. « Du reste, ajoutai-je en terminant, les aérostats nous sont encore d’un bien petit secours, et il en sera de même tant que l’homme n’aura pas découvert le secret de les diriger. »

Ma femme nous attendait sur le rivage ; mais, à la vue de nos costumes délabrés et de la vilaine cargaison que nous lui amenions, elle se mit presque en colère. « Il fallait, disait-elle, jeter à la mer tout cet amas de chair pourrie qui empestait l’île. » Je lui rappelai les grands avantages que nous tirerions de l’huile, et, pour achever de la calmer, je lui promis de lui fournir bientôt quelques pains de bon savon qui lui faciliteraient ses travaux de blanchissage. Ces réflexions l’apaisèrent peu à peu, et elle nous laissa décharger le bateau.

Avant de nous livrer au repos, j’attachai solidement les boyaux de la baleine aux deux extrémités, et je les fis sécher près de la cheminée, afin que le lendemain matin nous eussions nos outres toutes prêtes.

Dès que le jour parut, chacun sauta à bas du lit, et nous commençâmes immédiatement la fabrication de l’huile. Les quatre cuves pleines de graisse fixées solidement sur le sol, nous en pressâmes le contenu avec de fortes poutres et des pierres, et nous obtînmes bientôt un ruisseau d’huile que Jack et Ernest recevaient dans les outres. Quand ces outres furent pleines, nous plaçâmes le reste de la graisse dans une de ces grandes chaudières que nous avions sauvées du naufrage, et au moyen d’une large cuiller nous continuâmes à emplir les tonnes. Pour être plus certain de la pureté de nos produits, je faisais tamiser à travers une toile serrée tout le liquide qui découlait des cuves ou que nous retirions avec la cuiller.

Nos vases étaient remplis, et notre provision semblait suffisante pour plus d’une année : aussi je fis jeter dans la rivière les morceaux de lard qui restaient, et ils devinrent bientôt la proie des oies et des canards.

Pendant ce temps, ma femme avait préparé les mouettes que nous avions abattues à coups de hache lors de la dissection de la baleine. Elle tenait surtout à en conserver le duvet, et, comme la chair de ces oiseaux est peu agréable au goût, nous jetâmes aussi leurs cadavres à la rivière. Bientôt ils furent recouverts d’une grande quantité d’écrevisses. La voracité les retenait tellement acharnées sur leur proie, que nous pûmes nous en emparer facilement, ce qui renouvela notre provision épuisée depuis quelque temps déjà, et le soir même nous nous régalâmes d’un buisson magnifique de ces crustacés, ce qui nous rappela notre chère cuisine européenne.