Le Robinson suisse/XXV

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Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 231-239).

CHAPITRE XXV

Les rames mécaniques. — Excursion à l’île de la Baleine en passant par Prospect-Hill. — Souvenir de fa patrie. — Les morses. — La tortue géante. — Le prétendu mammouth. — Nouveau procédé de navigation. — Atelier de sellerie et de vannerie.

À mesure que nous nous étions habitués à notre vie solitaire, le désir d’agrandir nos domaines s’était fait plus vivement sentir : c’est un besoin naturel à l’homme sauvage ou civilisé de chercher à accroître son bien-être par de nouvelles richesses : nous avions déjà deux habitations principales, Falkenhorst et Felsheim, et en outre plusieurs métairies qui étaient comme les colonies de la métropole. Ma femme eut la première l’idée de fonder un petit établissement dans l’îlot de la Baleine. Sa proximité de Felsheim permettait une surveillance facile, et nous pouvions y placer nos volailles à l’abri d’attaques dévastatrices des singes. En outre, notre sage ménagère pensait qu’il serait prudent d’y déposer notre huile : nous éviterions ainsi d’un côté l’odeur désagréable qui s’en exhalait, de l’autre le danger d’un incendie qui eût pu détruire notre habitation.

Ce projet obtint l’assentiment général, et, dans leur empressement, mes enfants voulaient le mettre tout de suite à exécution ; mais la journée était trop avancée : je renvoyai cette excursion au lendemain, et j’annonçai que j’allais employer les quelques heures de jour qui nous restaient encore à confectionner des rames mécaniques pour la pirogue.

« Oh ! quel bonheur ! s’écria Jack, nous n’aurons plus la peine de ramer.

— Ne chante pas victoire encore, repris-je ; je serai déjà trop heureux si j’obtiens un résultat qui me permette d’accélérer la vitesse de la pirogue sans augmenter votre fatigue. »

Mes ressources étaient, en effet, peu considérables ; je n’avais à ma disposition qu’une roue de tournebroche sur un axe de fer. Voici comment je parvins à produire, non pas un chef-d’œuvre, mais une machine grossière qui répondait cependant à nos besoins. Je fis placer sur la pirogue l’axe de fer, en ayant soin d’arrondir et de garnir les points d’appui, et de mettre des coussinets de cuir pour obtenir à la fois une moindre résistance et prévenir un frottement trop fort. Ma roue de tournebroche, mise en mouvement par les poids, fut placée près du grand mât. Aux extrémités de mon axe, j’établis un système de quatre rames en fanons de baleine, pour plus de légèreté, et disposées en croix. Une manivelle faisait tourner ces rames, qui venaient frapper l’eau chacune à leur tour, et imprimaient ainsi à la pirogue un mouvement régulier. Toutes les quinze ou vingt minutes il fallait changer et remonter les poids.

Si imparfait qu’il fût, mon travail excita l’allégresse générale. J’en fis l’essai avec Fritz dans la baie du Salut. Nous avions réussi au delà de nos espérances ; aussi, à peine étions-nous débarqués, que tous mes petits fous voulaient se précipiter dans la barque et commencer à l’instant même une longue excursion. Je modérai leur ardeur et leur annonçai que le lendemain matin nous irions par eau à Prospect-Hill prendre les volailles nécessaires à la colonie, et que tous seraient de la partie.

En conséquence, nous préparâmes, le soir même, nos armes et nos provisions, et chacun se coucha de bonne heure pour être prêt à se lever plus tôt.

Aux premiers rayons du soleil, tout le monde était sur pied. Ma femme avait placé les provisions de bouche de la journée au fond de la pirogue ; parmi ces provisions était la fameuse langue de baleine qu’Ernest disait être un morceau délicat.

Une brise légère nous conduisit promptement jusqu’à la hauteur de Prospect-Hill. La machine fonctionnait bien, et j’avais soin de nous maintenir à environ trois cents pieds du rivage pour avoir partout une profondeur suffisante. Nous vîmes en passant l’île du Requin, le château de Falkenhorst avec ses grands arbres, puis les rochers de Felsheim, le vert îlot de la Baleine, et enfin notre cher établissement de Prospect-Hill.

Nous abordâmes auprès du bois des Singes, afin de renouveler notre provision de cocos et de choisir quelques espèces de plantes que je voulais transporter dans l’île. En pénétrant dans le bois, nous fûmes salués par le chant du coq. Ce chant me rappela ma patrie ; je l’avais si souvent entendu dans nos montagnes annoncer au voyageur fatigue le voisinage d’une métairie où l’on trouve une bonne et franche hospitalité, que je ne pus m’empêcher de faire un retour mélancolique sur le passé. Ce souvenir, quoique triste, avait un certain charme. Cependant je ne voulus pas le faire partager à mes enfants, dans la crainte d’affaiblir leur courage par des regrets inutiles ; je me hâtai donc de leur parler de nos projets de colonisation. À mesure que nous avancions vers la ferme, les cris de nos animaux domestiques nous arrivaient plus forts et plus distincts ; bientôt nous fûmes au milieu d’eux, et nous trouvâmes tout en bon état ; seulement les moutons et les chèvres étaient devenus si sauvages, que mes enfants ne pouvaient les atteindre ; il fallut avoir recours à la fronde, qui ne tarda pas à nous ramener captives quelques-unes de ces capricieuses bêtes. Ma femme se mit à les traire, et recueillit ainsi plusieurs jattes d’un lait excellent, puis elle rassembla les bêtes de la basse-cour autour d’elle et fit son choix parmi les poulets, les oies ou les canards qui devaient peupler la nouvelle colonie.

La promenade nous avait mis en appétit ; aussi dînâmes-nous avec plaisir : la plupart de nos provisions consistaient en viandes froides ; le morceau de langue de la baleine fut servi comme plat d’honneur, mais nous le trouvâmes tous si mauvais, que nous en fîmes immédiatement abandon au chacal de Jack, qui s’en régala ; pour nous débarrasser de l’arrière-goût d’huile rance qui nous en était resté, nous fûmes obligés d’avaler plusieurs tasses de lait et de manger quelques noix de coco.

Après le dîner, je laissai ma femme préparer tout pour le départ, et Fritz et moi nous allâmes couper quelques cannes à sucre, notre rafraîchissement habituel, et une vingtaine de jeunes pousses destinées à être transplantées dans l’île.

Le bateau était chargé de tout ce dont nous avions besoin ; je lâchai la corde qui nous attachait au rivage, et je cinglai dans la direction du cap de l’Espérance-Trompée. Mais, cet endroit nous étant fatal, nous éprouvâmes encore un petit accident : le fond de la barque vint à toucher contre un banc de sable à fleur d’eau. Ma femme, à qui la mer causait toujours un effroi involontaire, se mit à trembler pour nous tous. J’essayai de la rassurer, en lui disant que notre situation n’avait rien de dangereux, et que le flux suffirait pour nous remettre à flot. Ce que je prévoyais arriva. Mais cela ne suffit pas pour tranquilliser la chère mère ; elle avait conservé de notre premier naufrage une impression trop vive pour ne pas redouter longtemps encore les périls du perfide Océan. Aussi, toutes les fois que nous préparions une excursion maritime, trouvait-elle quelque prétexte pour nous en dissuader ; et il ne fallait rien moins que mon autorité de père, appuyée sur de solides raisonnements, pour obtenir ses consentement.

Un spectacle singulier vint tout à coup frapper nos regards du côté de la pleine mer : il nous sembla apercevoir une double rangée de rochers à fleur d’eau, dont la présence en ce lieu, où nous ne les avions jamais vus jusqu’à ce jour, était trop singulière pour ne pas nous mettre en défiance contre le témoignage de nos yeux ; en effet, un examen plus attentif me convainquit que ce que nous prenions pour des récifs n’était autre chose que deux troupes de lions marins ou de morses, qui, de loin, nous paraissaient se battre entre eux avec acharnement. Je fis force de rames pour nous éloigner de ce dangereux voisinage, et quelques instants après nous abordions à l’îlot.

À peine fûmes-nous débarqués que les enfants, sans s’inquiéter de la pirogue, se mirent à courir le long du rivage en me laissant à moi seul le soin de la tirer sur le sable. Cette étourderie de leur part me causa quelque mécontentement, et je me préparais à leur adresser des reproches à ce sujet, quand je vis maître Jack accourir précipitamment vers moi en criant : « Oh ! papa, venez vite ! Un mammouth dont le cadavre est à la place de la baleine !

— Un mammouth dans les latitudes où nous sommes ! Cela me paraît bien extraordinaire. Tu auras pris la carcasse de la baleine pour le cadavre de cet animal que tu ne connais pas.

— Non, non, répliqua l’enfant avec vivacité, ce n’est pas du tout la baleine. » Étonné de le voir si convaincu, j’allais le suivre pour juger par moi-même de ce qu’il en était, quand Fritz me fit signe de loin, avec des gestes pressants, de venir à lui. Je me rends d’abord à cet appel, et quand je fus à la portée de la voix, je lui demandai ce qu’il y avait :

« Une énorme tortue, papa, venez donc vite ! Ernest et moi, nous ne pouvons pas la retenir. »

Je donnai un des avirons que j’avais à la main à mon fils aîné, et j’aperçus, en effet, Ernest tirant de toutes ses forces, par une des pattes de derrière, une tortue gigantesque, dont la force était telle, que le pauvre garçon ne pouvait l’arrêter. Nous courûmes en toute hâte à son secours ; il était temps, car quelques minutes plus tard la tortue arrivait à la mer, où elle trouvait son salut ; nous passâmes chacun notre aviron sous le ventre de cette énorme bête, et, la soulevant au moyen de ce levier improvisé, nous la renversâmes enfin sur le dos. Son poids, joint à un léger balancement imprimé par nos avirons, creusa une petite fosse dans le sable, d’où elle ne put sortir pour nous échapper.

C’était une tortue magnifique et telle que je n’en avais jamais vu ; elle pouvait peser sept à huit cents livres, et mesurait six à sept pieds de long. Je ne savais trop quel parti j’en tirerais, mais, dans la position où nous l’avions laissée, nous avions tout le temps d’y penser.

Je me rendis ensuite aux instances de Jack, qui voulait toujours que j’allasse voir son mammouth, et je n’eus pas de peine à reconnaître que mes conjectures étaient fondées : c’était la carcasse de la baleine, que les oiseaux de proie avaient tellement disséquée, qu’il n’en restait plus que les os. Je plaisantai un peu le pauvre garçon sur sa trop grande crédulité, et je m’occupai activement de nos plantations.

Malgré le zèle de chacun, il était impossible de tout terminer avant la nuit ; aussi je remis à un autre jour la fin de cet important travail, et je tins conseil pour chercher un moyen d’emmener la tortue. Les enfants, découragés, considérant cette entreprise comme impossible, parlaient déjà de l’abandonner ; mais je leur reprochai leur peu de persévérance, et, après quelques minutes de réflexion, je m’écriai tout à coup :

« Le moyen, je l’ai trouvé ! Au lieu d’emporter nous-mêmes notre proie, c’est elle qui va nous conduire. Si Fritz se rappelle certaine aventure qui lui est arrivée, il doit se souvenir aussi que ces animaux nagent fort bien. »

Mettant aussitôt mon idée à exécution, j’amenai la barque en face de l’endroit où nous avions laissé notre butin, que nous remîmes sûr ses pattes en réunissant tous, nos efforts. J’attachai sur son dos la tonne d’eau douce que nous avions apportée et vidée, et le bout de la corde fut fixé solidement à l’avant du bateau. Je m’armai d’un aviron pour diriger la marche, et nous poussâmes la tortue à la mer. D’abord elle voulut plonger ; mais la tonne vide la retenait à la surface, en sorte qu’elle se mit à nager. Un coup de rame suffisait pour la maintenir dans la direction de Felsheim. Notre traversée se fit avec promptitude, et les enfants, enchantés de se laisser conduire sans fatigue, comparaient pompeusement notre pauvre bateau au char triomphal de Neptune.

J’eus soin, en débarquant, d’attacher solidement notre prise à un piquet fiché en terre ; mais, le lendemain matin, je vis que les efforts qu’elle avait faits pendant la nuit pour s’échapper avaient presque déraciné le pieu. Je jugeai alors qu’il était impossible de la conserver plus longtemps ; elle fut donc immédiatement jugée, condamnée et exécutée. Sa carapace nous fournit un beau bassin pour la fontaine, et sa chair, que ma femme ne mangeait d’abord qu’avec répugnance, fut alors déclarée excellente à l’unanimité.

Ernest et moi pensions que cette tortue devait appartenir à l’espèce connue sous le nom de tortue géante ou de tortue verte, la plus grosse et la plus estimée, au dire des voyageurs.

J’ai parlé déjà de mon dessein d’ensemencer à la fois tous nos champs afin d’obtenir que mes fruits fussent mûrs en même temps, ce qui permettrait d’en faire la récolte en une ou deux semaines. J’ajournai l’exécution de ce projet aux derniers jours qui précéderaient la saison des pluies, pour que l’eau fertilisât tout de suite la semence ; et, en attendant, je me livrai, à l’intérieur, à des travaux de buffleterie assez longs et assez difficiles. Je confectionnai des harnais complets pour les buffles et l’onagre. Les peaux de kanguroos et de chiens de mer, le crin végétal dont nous devions la découverte aux pigeons, furent mes principaux matériaux.

Je fis ainsi des selles, des santés, des courroies, des étriers, enfin tout le harnachement nécessaire de nos montures. Mais celles-ci semblaient peu jalouses de l’honneur d’avoir un aussi beau fourniment, aussi nous eûmes toujours besoin de nous servir de l’anneau passé par le nez pour les conduire. Pour atteler les buffles, je préférai la méthode italienne, qui consiste a attacher le joug aux épaules et non aux cornes. La force de ces animaux, en effet, réside dans les épaules, et ils poussent plutôt qu’ils ne tirent. D’ailleurs, ce procédé ne leur permet pas de faire mal avec les cornes, au cas où ils entreraient en fureur.

Le métier à tisser que j’avais préparé pour ma femme lui était d’une grande utilité : je le perfectionnai encore en employant la colle de poisson au lieu de colle ordinaire, que notre petite provision de farine ne nous permettait pas de fabriquer en assez grande quantité. Cette colle de poisson me rendit d’autres services : je la séchai à la chaleur, et j’obtins des carreaux de vitre qui, sans être aussi transparents que le cristal, laissaient cependant pénétrer le jour et mettaient nos fenêtres à l’abri des pluies et du vent.

Nous fûmes distraits de ces travaux par l’arrivée d’un banc de harengs dont la pêche nous occupa quelques jours. Nous avions déjà éprouvé trop souvent combien cette nourriture nous était précieuse pour ne pas saisir avec empressement l’occasion de renouveler noire provision ; du reste, rien de particulier ne vint signaler cette nouvelle pêche.

Aux harengs succédèrent les chiens de mer, à qui nous fîmes une chasse acharnée. Nous en tuâmes de vingt à trente ; leurs peaux et leurs vessies furent mises soigneusement de côté ; quant à la chair, qui n’était pas mangeable, nous l’abandonnâmes au chacal ou nous la jetâmes à l’eau. Mes enfants étaient si fiers de leur capture, qu’ils voulaient que je leur fisse à chacun un attirail complet de chasse en peau de chien. — Ils demandaient des fontes pour les pistolets, des gaines pour les couteaux, des étuis pour les fusils ; je promis de les satisfaire avec le temps, et une fois que les objets de plus grande utilité seraient achevés. « D’ailleurs, ajoutai-je, nous avons d’autres choses plus pressées, et je pense à utiliser vos loisirs en vous faisant essayer sous ma direction de vannier des corbeilles et des paniers, qui nous font grand défaut. »

Les enfants se récrièrent ; ils auraient voulu auparavant faire une excursion dans la savane ; mais je les calmai en leur promettant que, si nous réussissions dans la vannerie, je ne mettrais aucun obstacle à leur partie de chasse.

Nous avions une belle provision de roseaux, mais je ne voulais les employer que quand nous aurions acquis une certaine habileté : bien m’en prit, du reste, nos premiers paniers ayant été si imparfaits, qu’au lieu de nous en applaudir, nous ne pûmes que rire de leur forme grossière ; ils étaient à peine bons pour recueillir les pommes de terre ; nous arrivâmes bientôt à donner à notre travail une légèreté, et une élégance suffisantes. Aussi, quand je jugeai mes petits ouvriers assez exercés, je leur fis tresser des corbeilles en jonc qui n’avaient vraiment pas trop mauvaise grâce.

D’après les conseils de Fritz, nous résolûmes alors de fabriquer des sortes de doubles paniers qui devaient servir à ma femme et à François quand ils monteraient sur nos bêtes de somme.