Le Robinson suisse/XXVII

La bibliothèque libre.
Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 252-259).

CHAPITRE XXVII

Épitaphe de l’âne. — Le boa est empaillé. — Excursion dans le marais. — La grotte et le cristal de ruche — Frayeur et sensibilité de Jack. — L’anguille d’Ernest.

Notre long entretien, après une période d’angoisses, avait rendu à chacun la gaieté. La faim, du reste, commençait à se faire sentir ; je priai ma femme de nous donner quelque à-compte sur le dîner et d’apporter une bouteille de vin de Canaries pour nous réconforter. Jack et Fritz se levèrent en même temps et détachèrent les buffles, tandis qu’Ernest, François et moi restions près du boa pour en écarter les oiseaux de proie.

Pendant l’absence de ses frères aînés, je grondai Ernest pour le peu de courage qu’il avait montré lors de l’attaque du boa, et je m’efforçai de lui faire comprendre combien la lâcheté était un sentiment dégradant chez l’homme. Le pauvre garçon, du reste, sentait fort bien ses torts ; il était honteux de sa conduite et les larmes lui en venaient aux yeux. Comme punition, je lui ordonnai de composer l’épitaphe de notre âne. Ernest était, non pas le poëte, mais le versificateur de la famille : dès l’enfance, il s’était exercé à écrire des vers ; mais, je dois le dire, ses essais, corrects quelquefois, étaient presque toujours dépourvus de poésie. Après quelques minutes de réflexion, l’épitaphe était composée ; la voici :

ci gît, sous le vert gazon,
victime d’une ardeur trop vive,
un noble et courageux grison
dont la mort cruelle et hâtive
sauva six naufragés oubliés sur cette rive.
« Tes vers ne sont pas mauvais, lui dis-je ; et, bien que le dernier ait un pied de trop, comme ce sont, sans doute, les meilleurs qui aient été composés dans cette île, nous les graverons sur une pierre, afin qu’ils passent à la postérité. »

Sur ces entrefaites, mes autres enfants vinrent nous rejoindre, et aussitôt l’échantillon de la poésie d’Ernest fut analysé, disséqué, épilogué par chacun ; mais le poète fut de bonne composition, et ne se fâcha pas de la manière peu respectueuse dont on traitait sa muse encore novice.

Nous eûmes quelque peine à retirer le corps informe de l’âne de la gueule du boa ; nous y parvînmes cependant en y attelant les buffles ; nous creusâmes une tombe dans l’herbe à cet endroit même, et nous la recouvrîmes d’un amas de pierres pour la défendre contre les chacals ou autre animaux voraces. Puis, après un léger repas, nous donnâmes toute notre attention au boa.

Les enfants étaient très-embarrassés de savoir comment ils parviendraient à l’écorcher sans endommager la peau. Je voulais les laisser chercher un peu, pour mettre à l’épreuve leur patience et leur imagination ; mais ils semblaient incapables de se tirer eux-mêmes d’affaire.

« Faites, leur dis-je alors, comme le nègre du capitaine Stedmann. Voici son procédé. Ayant, avec une corde, hissé un boa qu’il avait tué, de manière que la tête atteignit la branche d’un arbre assez élevé et que la queue pendît jusqu’à terre, il monta à l’arbre, et, se plaçant sur le dos du serpent, d’une main il enfonça un couteau dans le ventre de l’animal, et de l’autre il se laissa glisser jusqu’à terre, en sorte que son poids seul suffit à fendre la peau dans toute son étendue. Aucun de vous, sans doute, ne serait en état de faire ce tour de force ; aussi vaudrait-il mieux que ce soit le boa qui glissât sous le couteau, et que l’homme restât fixe sur la branche. Nous pourrions arriver à ce résultat en élevant d’un côté le serpent par la tête, et le faisant descendre ensuite de l’autre côté. — Ce nouveau moyen me paraît moins amusant que le premier, dit Jack.

— On pourrait peut-être, reprit Ernest, employer un procédé dont je me suis toujours bien trouvé pour les petits reptiles : on sépare avec soin la tête du cou, on enlève la peau tout autour, et on la relève ensuite sur le corps comme un gant en tirant doucement. Le travail ainsi se fait presque tout seul. »

Ce dernier plan parut le plus praticable : je fis avec précaution une découpure circulaire au cou, et les buffles furent attachés, chacun d’un côté, à la peau de l’animal. L’opération réussit. On put ainsi retourner toute cette peau, que l’on laissa sécher après l’avoir couverte de cendre.

Pour rempailler, Jack, ne gardant que son pantalon, et entrant dans le corps de l’animal, empilait la mousse que ses frères lui passaient avec des fourches. Ce travail nous prit deux jours ; pour le parfaire, je mis à la place des yeux deux morceaux de plâtre verni avec de la colle de poisson, et, à la place de la langue, un fil de fer bifurqué, coloré en rouge avec de la cochenille. Ainsi disposé, le boa fut appliqué le long d’un arbre en forme de croix, tournant en spirale autour du pied ; nous lui laissâmes la gueule entr’ouverte comme quand il saisit sa proie. Nous avions si bien réussi, que les chiens aboyaient contre ce simulacre et voulaient se précipiter sur lui.

Le tout fut placé à l’entrée de la bibliothèque, et, au-dessus, les enfants écrivirent, en grosses lettres, sur une large planche, ces mots : Gare aux ânes ! C’était à la fois une allusion au trépas de notre pauvre baudet et un avertissement qui devait éloigner de notre sanctuaire de la science tous ceux qui n’y auraient pas apporté un véritable désir de s’instruire.

Bien que nous eussions échappé à un affreux danger, mon inquiétude n’était pas complètement dissipée. Le boa que nous avions tué était une femelle, et je craignais qu’elle n’eût laissé quelque part dans l’île son mâle ou des petits. Pour m’en assurer, je résolus de tenter une double expédition, l’une dans le marais des canards, l’autre à la grande baie, près de notre palissade de bambous ; c’était le seul endroit, à ma connaissance par où un si gros reptile avait pu s’introduire dans nos possessions.

Au moment du départ, Jack et Ernest manifestèrent vivement le désir de rester à la grotte ; Jack convenait même qu’il ne pouvait songer sans trembler à une rencontre avec un ennemi comme celui que nous venions d’abattre. Cette poltronnerie à propos d’un danger éloigné et incertain ne me parut pas mériter qu’on y fit attention. Je refusai donc formellement la demande de mes deux enfants, et les engageai à montrer désormais plus de courage : « Cette expédition, ajoutai-je, est nécessaire pour notre sécurité à tous ; il faut y mettre le zèle et la fermeté nécessaires pour que notre travail, si bien commencé, reçoive son achèvement complet. »

Nous avions chacun notre arsenal habituel d’armes à feu ; je fis prendre, en outre, à mes enfants de longues perches de bambou, une planche de cinq ou six pieds et deux outres de peau de chien de mer pour nous soutenir sur l’eau si c’était nécessaire.

En entrant dans les roseaux, je n’avançais qu’avec précaution, et, dès que je sentais sous mes pieds un terrain moins solide, je faisais jeter la planche devant nous, en sorte que, par ce moyen, nous traversâmes à peu près tout le marais à pied sec. Nous trouvions des traces du boa, soit dans les roseaux abattus, soit dans les spirales creusées dans la vase : à l’extrémité du marais, un nid grossièrement fait avec de l’herbe, des roseaux et de la terre, attira plus particulièrement mon attention, mais je n’y découvris ni œufs ni petits ; rien d’ailleurs n’indiquait que ce fût là l’ouvrage du serpent.

Nous n’avions jamais exploré ce côté de l’île, aussi examinions-nous chaque objet nouveau avec attention dans l’espoir de faire quelque heureuse découverte. Tout à coup, en longeant un peu le rocher, nous vîmes s’ouvrir devant nous une grotte profonde, d’environ vingt pieds, qui donnait naissance à un petit ruisseau d’une eau claire et limpide. La voûte et les parois intérieures étaient recouvertes d’incrustations pierreuses et de stalactites affectant des formes brillantes et variées. Le sol était formé d’une couche de terre blanche très-fine qui me parut avoir des propriétés saponifiantes. En l’examinant de plus près, je reconnus de la terre à foulon. Nous en fîmes tout de suite quelques boules que nous enveloppâmes dans nos mouchoirs. « Voilà, dis-je à mes enfants, une excellente trouvaille ; notre chère ménagère sera bien contente d’avoir à sa disposition une provision de savon ; et moi, d’un autre côté, je n’aurai plus aussi souvent l’ennui de brûler de la chaux.

— Mais, dit Fritz, est-ce que la chaux entre pour quelque chose dans la manipulation du savon ? Je croyais que le savon était un produit purement industriel.

— Il me semblait à moi, dit Ernest, qu’on le fabriquait avec du suif.

— Le savon se fait, répondis-]e, en mélangeant à des corps gras de la potasse ou de la soude, qui perdent ainsi un peu de leurs propriétés caustiques. On se sert encore de cendres lavées qui exigent alors l’emploi de l’eau de chaux, à laquelle on ajoute de l’huile ou du saindoux : ces préparations sont assez coûteuses, c’est pourquoi on a imaginé de se servir d’une terre saponifiante qui prend le nom de terre à foulon, à cause de l’usage que l’on en fait dans le foulage des laines. »

Pendant cette explication, Fritz s’était avancé dans l’intérieur de la grotte : je me mis à sonder le ruisseau, qui était peu profond, et je remarquai qu’il sortait d’une sorte d’excavation disposée au fond. Fritz avait déjà commencé à élargir cette ouverture, qui put bientôt lui donner passage. Je le suivis ; mais Ernest et Jack restèrent prudemment à l’entrée. D’abord nous fûmes obligés de ramper, en quelque sorte, sur le ventre ; mais bientôt l’espèce de galerie ou nous nous trouvions alla en s’élargissant, et nous pûmes nous tenir debout. Nous allumâmes deux torches pour nous éclairer et pour juger de la qualité de l’air renfermé là. Il était très-pur, car nos lumières brillaient du plus grand éclat.

Nous avançâmes alors avec précaution, et je tirai d’abord un coup de pistolet que l’écho répéta avec un fracas épouvantable.

Tout à coup Fritz, qui marchait devant, s’écria : « Papa ! papa ! c’est une nouvelle grotte de sel ! Voyez donc quels reflets brillants donnent tous ces cristaux !

— Ce n’est pas du sel, repris-je, car l’eau qui en découle n’a aucun goût salé. Je croirais plutôt que nous sommes dans une simple grotte de cristal de roche.

— Comment une simple grotte de cristal de roche ! Alors nous avons un trésor immense !

— Sans doute ; mais quel avantage pouvons-nous en retirer ? Dans notre position, nous devons considérer avant tout l’utilité et non la richesse. J’estimerais plus une bonne barre de fer qu’un lingot d’or.

— Je vais toujours détacher un morceau de ce cristal comme échantillon. Mais d’où vient, ajouta-t-il, que maintenant il n’est plus transparent ?

— Parce que tu t’y es mal pris. Toutes ces pyramides de cristal qui s’élèvent en affectant des formes hexaédriques ou à six faces tiennent à une pierre cristalline adhérente au sol. Cette pierre cristalline porte le nom de cristal mère. Si on détache brusquement le cristal de sa base, les cassures qui se produisent lui font perdre son éclat : il faut avoir soin de prendre le bloc entier en creusant le sol par-dessous ; ensuite on peut retirer le cristal mère, mais sans toucher à la pyramide. — Je regrette que notre musée ne puisse pas s’enrichir de tous ces cristaux.

— Personne ne viendra nous les voler. Et, si quelque jour un navire nous apparaît, nous pourrons alors chercher à profiter de ces richesses, soit par nous-mêmes, soit en cédant leur exploitation. »

Pendant cet entretien nous avions parcouru la grotte en tous sens ; Fritz, en y mettant beaucoup de précautions, était parvenu à enlever un morceau de cristal des plus brillants qu’il destinait à notre musée. Les torches tiraient vers leur fin. Je pensai qu’il était bon de songer à la retraite. Auparavant Fritz déchargea encore un de ses pistolets, dont le bruit fut répété avec fracas par l’écho ; je jugeai alors que cette excavation devait se prolonger, traverser sans doute tout le rocher, et avoir une seconde ouverture dans la savane.

En revenant dans la partie antérieure de la grotte, où étaient restés Ernest et Jack, je trouvai celui-ci tout en pleurs. À peine nous eut-il aperçus qu’il me sauta au cou en sanglotant. Je ne comprenais rien à cette explosion de douleur et de tendresse, et je me hâtai de lui en demander la cause.

« Ah ! papa, me dit-il, je croyais bien ne plus vous revoir, ni vous ni Fritz. J’ai entendu, à deux reprises, comme un coup de tonnerre épouvantable, et j’ai cru alors que la montagne entière s’écroulait sur nos têtes.

moi. — Ce que tu as pris pour un éboulement n’était que le bruit de nos pistolets ; grâce à Dieu, nous n’avons couru aucun danger et nous revenons parfaitement sains et saufs. Mais où est donc Ernest ?

— Vous le trouverez un peu plus loin, assis près des roseaux. Il est allé à la découverte après votre départ et n’aura sans doute rien entendu. »

Je laissai mes deux fils ensemble et je m’avançai dans la direction que m’indiquait Jack. Je ne tardai pas à trouver maître Ernest assis ou plutôt étendu sur un lit de roseaux, et s’occupant à tresser une nasse d’une grandeur extraordinaire qu’il destinait, disait-il, à la pêche des saumons. « Du reste, ajouta-t-il, je n’ai pas perdu mon temps, car j’ai tué le petit du boa. »

Ces mots excitèrent aussitôt mon attention, et je suivis Ernest, qui avait caché sa capture sous les joncs. En la découvrant, je ne pus m’empêcher de rire, car ce que mon cher philosophe avait pris pour un reptile dangereux n’était autre chose qu’une magnifique anguille de quatre pieds. « Allons, lui dis-je, tu as chanté victoire un peu trop tôt ; mais, si nous n’avons pas un pendant pour notre musée, au moins ta chasse nous donnera-t-elle ce soir un très-bon souper. »

Jack et Fritz nous avaient rejoints et considéraient la capture de leur frère. « Oh ! papa, me dit le premier, nous ne pourrons pas la manger. Voyez donc, les vers s’y mettent déjà. » Et il me montrait quatre ou cinq petits reptiles longs de quelques pouces qui sortaient de l’anguille.

« Mais ce ne sont pas des vers, me hâtai-je d’ajouter ; ce sont de petites anguilles qu’il faut jeter bien vite à l’eau, où nous les retrouverons plus tard. Vous ne savez donc pas que l’anguille est vivipare, c’est-à-dire que ses petits sortent d’elle tout vivants, tandis que les autres poissons pondent leurs œufs. »

Nous prîmes tous alors le chemin de Felsheim, chargés de notre attirail et de notre butin, et nous traversâmes le marais avec autant de bonheur que dans la matinée. François, monté sur l’onagre, vint au-devant de nous ; je trouvai ma femme au milieu de ses travaux de lessive. Parmi nos découvertes, celle de la terre à foulon lui causa un plaisir particulier, et elle se mit immédiatement à en faire usage.