Le Robinson suisse/XXVIII

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Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 260-275).

CHAPITRE XXVIII

Grande excursion. — Combat d’Ernest contre les rats musqués. — La poule d’Inde, son coq et ses œufs. — Nous allons dans le champ des cannes à sucre. — Une exécution de cochons siamois. — Travaux de fumage. — Le rôti de Fritz. — Ravensara aromatica.

Cette première excursion n’était que le préliminaire d’une autre plus importante. Je voulais savoir par où le boa avait pu pénétrer dans nos domaines, afin de prévenir désormais une invasion semblable. J’annonçai donc pour le lendemain une expédition à la grande baie. Notre palissade de bambous ne me semblait pas suffisante pour nous défendre d’attaques contre les bêtes féroces, et je comptais élever en cet endroit une barrière plus solide.

Les préparatifs furent plus considérables que jamais. Nous avions dans la charrette des vivres pour vingt jours, des munitions de toutes sortes, des torches de résine, des bêches, des pioches, des scies et des haches, sans compter notre tente de campagne, sur laquelle la chère mère était assise commodément. Nous attelâmes les deux buffles, montés l’un par Jack, l’autre par François. Fritz servait d’avant-garde avec son onagre ; Ernest et moi escortions le convoi, tandis que les chiens couraient des uns aux autres, prêts à donner le signal de l’attaque ou de la défense.

Notre première visite fut pour Prospect-Hill. Chemin faisant, nous reconnûmes des traces du passage du boa, mais bientôt elles disparurent entièrement. Tout, du reste, était en ordre dans notre métairie ; les bêtes semblaient en parfaite santé, et leur nombre s’était considérablement augmenté. Je comptais y passer le reste de la journée : aussi, après un dîner improvisé, nous nous dispersâmes dans les environs. Pour la première fois, j’emmenai François à la chasse avec moi. Je lui confiai donc un fusil, et, accompagnés de Bill, nous allâmes explorer la rive gauche du lac des Cygnes, tandis que Fritz et Jack se chargeaient de la rive droite. Ils étaient suivis du chacal.

Nous marchions tranquillement le long des bords de l’eau, admirant les bandes de cygnes noirs qui semblaient se poursuivre et se jouer à la surface ; François brûlait du désir de faire son coup d’essai, quand sortit des roseaux une sorte de mugissement qui avait quelque chose d’analogue au cri de l’âne. Mon petit compagnon crut d’abord que c’était notre jeune ânon Léger qui nous avait devancés, mais il eût été impossible que nous ne l’eussions pas vu. « Je croirais plutôt, lui dis-je, que c’est un butor ou un héron étoilé, appelé quelquefois bœuf marin.

françois. — Mais il est donc bien gros, puisque sa voix est si forte ?

moi. — D’abord, mon enfant, il ne faut pas juger du volume des animaux d’après la puissance de leur voix. Le serin et le rossignol sont, l’un et l’autre, fort petits, et pourtant leur chant se fait entendre de très-loin. Cela tient à la conformation particulière de leur cou et de leur gosier. Le héron étoile enfonce une portion de son bec dans la vase ; le cri qu’il pousse est répercuté immédiatement, et c’est ce qui donne à son cri une force analogue au mugissement du bœuf. »

François désirait beaucoup qu’une si belle proie fût abattue par lui ; aussi lui dis-je d’armer sa carabine pendant que j’examinerais les roseaux. Je rappelai le chien, lui faisant signe de s’avancer dans la direction d’où le bruit était parti. Il chercha pendant quelques instants sans rien découvrir, et j’allais le rejoindre, quand François fit feu tout à coup, et immédiatement après un cri de triomphe de la part du petit bonhomme me montra qu’il n’avait pas été trop maladroit.

« Je l’ai tué ! je l’ai tué ! s’écriait-il.

— Qu’est-ce ? repris-je. Qu’as-tu tué ?

— Un petit cochon sauvage, plus gros que celui de Fritz.

— Pourvu, pensai-je, que ce ne soit pas un des petits de notre laie ! »

J’aurais été contrarié d’une pareille méprise ; mais, en considérant le gibier de plus près, je reconnus non pas un agouti, mais un cabiai. Il était facile de le distinguer à la forme des incisives, à l’absence de la queue, à la fente de la lèvre supérieure et aux membranes qui unissaient les doigts de ses pattes. Je le dis à mon jeune chasseur, qui paraissait enchanté de sa prise : « Le cabiai, ajoutai-je, se trouve surtout dans l’Amérique méridionale ; il appartient à la même famille que l’agouti ; il est fort bon à manger et facile à attraper sur terre, car il marche lentement ; mais, en revanche, il nage fort bien : du reste, on dit qu’il ne cherche sa nourriture que la nuit. »

François, en vrai chasseur, mit immédiatement son gibier sur ses épaules ; je ne tardai pas à m’apercevoir que le fardeau était trop lourd pour lui : il avançait plus que lentement, et semblait presque regretter son heureux coup de fusil. Je voyais son embarras, mais je voulais le laisser trouver seul le moyen d’en sortir. Enfin le pauvre enfant s’arrêta en disant : « Je n’en puis plus ; je ne croyais pas qu’un cabiai fût si lourd.

— À ta place, repris-je, je le laisserais là, et je me mettrais à marcher comme auparavant, gai et alerte. »

Ce conseil ne semblait pas de son goût. Il était trop fier de faire parade de sa chasse aux yeux de sa mère et de ses frères pour abandonner ainsi son butin. Après un instant de réflexion, il répondit :

« J’ai une idée ; je vais le vider et donner les entrailles au chien, cela allégera ma charge d’autant.

— C’est vrai, mais elle sera encore trop lourde pour toi, et tu verras qu’il n’est pas toujours agréable d’être riche. Allons, il y a mieux que cela à faire.

— Ah ! j’y suis ! dit en sautant mon petit François : j’ai là un chien vif et fort. Je suis bien bon de me fatiguer quand lui ne fait rien.

— À la bonne heure ! c’est un bon expédient. Comment ! c’est toi-même qui lui as appris à porter des fardeaux, et, au moment où tu peux si bien mettre à profit son industrie, tu ne penses pas à y faire appel ! »

François exécuta son projet, et, débarrassé de son fardeau, il se remit à marcher avec la même vivacité et le même contentement qu’auparavant. Nous arrivâmes ainsi au bois des pins, où nous fîmes une petite halte pour ramasser quelques pommes et nous reposer un peu. Nulle part je ne vis de traces du passage du boa, mais en revanche j’aperçus quelques singes, ce qui me montra que nous n’étions pas encore complètement quittes de leur visite.

À notre retour, nous trouvâmes Ernest travaillant à faire de petits balais au moyen de la paille de riz. Il était entouré d’un nombre considérable de gros rats qu’il venait de tuer.

« Si nous n’avons pas besoin de fourrures, nous avons besoin de chapeaux, et la peau de ces rats nous servira comme l’eût fait celle des castors. »

Nous revînmes ensuite auprès de ma femme, et, chemin faisant, nous rencontrâmes Fritz et Jack, qui me parurent assez mécontents de leur expédition. Ils n’avaient rien vu d’inquiétant, et Jack rapportait une douzaine d’œufs, tandis que Fritz tirait de son carnier de chasse un magnifique coq de bruyère et une belle poule. C’était une jolie chasse ; mais, remarquant leur air peu joyeux, je leur demandai si, par hasard, ils avaient commis la faute de tirer sur une poule couveuse.

« Non, mon père, répondit Fritz ; je ne l’aurais certainement pas voulu ; le seul coupable est le chacal de Jack, qui, pendant que j’abattais le coq, a étranglé la poule sur ses œufs avant que nous ayons pu l’en empêcher. Nous avons pris immédiatement le nid et l’avons enveloppé dans une sorte de duvet naturel que j’ai enlevé à des arbres que je ne connais pas. »

Je distribuai les œufs à deux de nos poules qui couvaient en ce moment même, puis j’examinai le duvet apporté par Fritz ; je reconnus le buplevris gigantea. « Voilà un duvet qui peut nous être utile, dis-je alors : on s’en sert pour fabriquer des gants et des bas, on le feutrera très-bien avec le poil des rats musqués.

— Des rats musqués, dit Jack, mais où en trouverons-nous ?

moi. — Ernest en a tué plus de trente pendant notre excursion. »

Les nouveaux venus coururent alors en avant pour aller contempler le butin de leur frère, et, quand je les rejoignis, je trouvai mes enfants se faisant amicalement les honneurs de leur chasse. Mais je rappelai à chacun que nous avions encore de la besogne à faire avant le dîner. Nous nous mîmes donc tous à écorcher les rats. Ils étaient presque aussi gros que des lapins. D’après mes instructions, leur peau fut lavée, puis couverte d’une couche de sel et ensuite étendue au soleil. Quant au cabiai de François, après l’avoir épilé en le suspendant au-dessus du feu, je le partageai en quatre parties ; ma femme en prit un gigot pour le souper ; la tête fui donnée aux chiens. Mais nous trouvâmes à cette viande un goût si prononcé de vase, que nous ne pûmes la manger, et nous l’abandonnâmes à nos dogues.

Tout en mangeant, mes enfants me questionnèrent sur l’ondatra et en général sur les animaux musqués, me demandant quel parti on pouvait tirer de leur parfum et d’où provenait ce même parfum.

« Il est facile, répondis-je, de voir d’où il provient. Les animaux musqués ont une glande ou petite vessie remplie d’une graisse odorante et placée diversement. L’hyène, par exemple, et le blaireau, l’ont dans les parties inférieures du corps ; le castor également ; le cochon musqué, sur le dos ; le cerf près de l’œil ; la civette et le musc la portent en bien plus grande quantité dans une sorte de sac. Quant à l’usage qu’on peut en faire, je ne saurais trop vous répondre à ce sujet. Le parfum du musc, quand il est frais, affecte tellement l’organe de l’odorat de l’homme, qu’il occasionne des saignements de nez. Devenu vieux et sec, il paraît fort bon à beaucoup de personnes, tandis qu’il agit sur d’autres d’une manière désagréable. Chez plusieurs animaux, ce parfum a peut-être pour but d’écarter les ennemis dangereux, tandis que chez d’autres, comme le crocodile, il paraît destiné à attirer la proie.

— Comment, dirent les enfants, est-ce que le crocodile est un animal musqué ?

moi. — Oui ; bien que son odeur soit faible et peu agréable, il doit être classé cependant parmi les animaux à odeur.

fritz. — Mais l’animal le plus connu de tous est le musc, puisqu’il a donné son nom au parfum qu’il répand. Comment peut-on s’y prendre pour le recueillir ?

moi. — Le plus souvent on est obligé de tuer l’animal. Quelquefois cependant, comme pour la civette, on y parvient en l’apprivoisant et la conservant dans des cages. »

Quand nous eûmes fini de dîner, Ernest, qui était bien un peu gourmand, se mit à dire : « J’ai toujours dans la bouche ce maudit goût de cabiai, il nous faudrait quelque bon dessert pour le chasser.

— Du dessert ? crièrent en même temps Jack et François, mais nous en avons ! »

Et ils allèrent fouiller dans leur gibecière. François en rapporta quelques pommes de pin et des noix de coco. Jack vint à son tour mettre en face de son frère une sorte de pommes à écailles, d’un vert clair et dont l’odeur rappelait celle de la cannelle.

« Voyons ce nouveau fruit, dis-je en m’emparant de l’échantillon ; serait-ce un ananas ? Jack, en as-tu déjà mangé ? — Non, papa, répondit-il. Fritz ne pas voulu. Il a craint que ce ne fût le fruit du mancenillier ou de quelque autre espèce vénéneuse.

— Frite a très bien fait, et je ne saurais trop louer sa prudence. Toutefois, mes enfants, il est facile de reconnaître que ce n’est point là une pomme de mancenillier. Le fruit de cet arbre dangereux a, en effet, la peau unie et un noyau au milieu. Ici, au contraire, la peau est rugueuse, et, ajoutai-je, en partageant la pomme que je tenais à la main par la moitié, vous voyez qu’à l’intérieur se trouvent des pépins. »

Pendant ma démonstration, maître Knips s’était approché de la table sans que j’y fisse attention, et l’adroite bête me saisit une des moitiés du fruit que je tenais à la main, et se mit immédiatement à le mordre à pleines dents, en paraissant y trouver un plaisir très-vif. Ce fut le signal général. Tous mes enfants se précipitèrent sur les pommes de Jack ; c’est à peine si je pus en sauver deux pour ma femme et moi.

Chacun déclara que c’était un fruit d’un excellent goût, et, comme on me demandait mon avis sur ce que ce pourrait bien être, je répondis que je croyais que nous avions là la pomme cannelle, production des Antilles. « Sur quel arbre, dis-je en me retournant vers Jack, l’as-tu donc trouvée ? » Mais le pauvre enfant était fort peu à ce que je disais ; il bâillait à se détendre les mâchoires. Je me rappelai alors que nous avions tous bien employé la journée et que nous méritions de prendre du repos. Couchés sur les balles de coton que ma femme avait disposées commodément, nous goûtâmes tous, jusqu’au lever du soleil, un sommeil paisible.

Le lendemain matin, après avoir eu quelque peine à nous arracher à la mollesse de notre couche, nous reprîmes notre marche vers la plantation de cannes à sucre. Nous avions laissé dans le voisinage une hutte construite avec des branchages ; c’était un commencement d’établissement que nous avions fait la, notre projet étant d’agrandir nos constructions et de bâtir une nouvelle ferme. Ne comptant nous y arrêter que quelques heures pour diner, je fis tendre une toile au-dessus de notre cabane, pour nous préserver, pendant le repas, de la chaleur du soleil ; et, tandis que ma femme et Ernest restaient à s’occuper de la cuisine, j’allai avec mes autres enfants dans le champ de cannes à sucre y chercher les traces du boa. Nous ne découvrîmes heureusement aucune trace de cet horrible ennemi, et nous passâmes le temps à sucer quelques cannes fraîchement cueillies. C’était un régal dont nous avions été privés depuis plusieurs semaines et qui nous parut, pour cette raison, d’autant plus agréable. Pendant ce temps, les chiens, qui couraient dans la plantation, firent lever une troupe d’animaux dont nous entendîmes distinctement la marche ; nous sortîmes précipitamment du champ pour juger à quel gibier nous avions affaire, moi d’un côté, mes enfants d’un autre.

À peine arrivé sur la lisière, je vis déboucher une troupe de cochons de moyenne grandeur, qui fuyaient rapidement devant nos chiens. À leur couleur grise, et surtout à l’ensemble étonnant qui présidait dans leurs mouvements, je reconnus une espèce sauvage, et aussitôt je fis feu de mes deux coups de fusil. Chaque coup porta, et deux victimes tombèrent. Mais le bruit de l’explosion et cette double mort n’occasionnèrent aucun trouble dans l’ordre de marche du troupeau. Les cochons continuèrent à s’avancer à la file les uns des autres, sans jamais se dépasser mutuellement, avec une régularité de mouvements qui eût pu servir de modèle à un bataillon de soldats.

En ce moment, une décharge générale de la part de mes enfants vint jeter à bas quelques nouveaux fuyards, mais la troupe continua sa marche dans le même ordre, chacun se poussant pour remplir la place des tués, de manière que la colonne fut formée comme auparavant. Ces diverses circonstances me firent présumer que j’avais là une bande de cochons musqués ou cochons de Siam. Je savais que leur chair était bonne à manger, pourvu que le chasseur eût la précaution d’enlever immédiatement après la mort de l’animal la petite glande odorante qu’il porte à la partie inférieure du corps, afin que le liquide qu’elle contient ne se répande, pas dans la chair. Je fis immédiatement cette opération. Fritz et Jack coururent chercher notre butin, qui s’était accru de trois ou quatre traînards surpris et abattus par les chinas.

J’en étais là de mon travail quand j’entendis deux nouveaux coups de fusil qui n’avaient dû être tirés que par Ernest ou par ma femme. Je dépêchai Jack vers la hutte pour les prévenir de ce qu’il fallait faire et pour ramener la charrette, dont nous avions besoin pour transporter le butin ; et, en attendant, nous le réunîmes tout en un bloc, nous le couvrîmes de cannes à sucre, et nous nous assîmes triomphalement dessus. Nous avions abattu en tout huit cochons.

Bientôt notre chariot revint, portant Ernest noblement étendu comme un pacha. Les deux coups de fusil que nous avions entendus venaient bien de lui. Il avait vu passer la colonne tout entière, avait tué deux cochons, tandis que Turc en avait tué un troisième ; il avait remarqué de plus que le troupeau tout entier s’était réfugié derrière la palissade de bambous. « Ils pouvaient être une quarantaine, nous dit-il, mais les rangs étaient tellement pressés, que je n’ai pu les compter que très-approximativement. »

Je voulais faire charger tout de suite le gibier sur la charrette ; Fritz nous conseilla d’abord de le dépouiller et de le vider ; cela devait alléger d’autant le poids. Cette opération étant nécessaire, en effet, il valait mieux qu’elle fût faite sur place, et chacun de nous se mit à la besogne. L’heure du dîner nous pressait, d’ailleurs, et, comme l’appétit commençait à se faire sentir, je conseillai à mes jeunes ouvriers de tromper un peu leur faim en suçant des bouts de cannes à sucre. Tout en travaillant nous causions de notre trouvaille.

Fritz pensait que nous avions là une espèce semblable à celle des cochons de Taïti, hauts tout au plus de trois pieds, et il trouvait alors fort naturel que l’équipage du capitaine Cook n’eût pas mis plus de temps à préparer tous ceux qui lui avaient été donnés. Moi, je penchais plutôt pour des cochons chinois ou siamois, et ces conjectures étaient basées sur la grosseur de leur ventre, qui traînait presque à terre. D’ailleurs, cette espèce n’est pas beaucoup plus grosse que les peccaris de Taïti, et se trouve aussi dans quelques contrées de l’Amérique, notamment dans les Antilles et à la Guyane.

Malgré l’activité générale, l’opération prit encore du temps, en sorte que nous laissâmes passer l’heure du dîner ; mes enfants, au lieu de se plaindre, ne firent que redoubler d’ardeur, et ne perdirent rien de leur gaieté. Quand tout fut terminé, nous jetâmes les entrailles aux chiens, qui se gardèrent bien d’en faire fi, et nous chargeâmes notre viande sur la charrette ; mes enfants s’ornèrent de feuillages et de branches vertes, en prirent même quelques-unes en guise de panaches, puis Jack et François montèrent sur les bœufs, Ernest et Fritz dans la charrette, et moi, accompagné des chiens, je servis d’escorte.

En arrivant nous fûmes salués par ma femme, qui nous attendait depuis longtemps. « Comme vous êtes en retard ! nous dit-elle ; le jour est trop avancé pour que nous puissions continuer notre route aujourd’hui. Aussi ai-je tout préparé pour que vous puissiez dormir à votre aise. Mais allons au plus pressé. Le dîner attend depuis longtemps. »

Pour toute réponse je montrai notre gibier à ma femme et lui remis une poignée de cannes à sucre que nous avions cueillies à son intention. « Allons, nous dit-elle, c’est bien aimable à vous de ne pas m’avoir oubliée. Mais quelle idée avez-vous eue d’abattre à la fois tant de gibier ? Ordinairement vous êtes moins prodigues de votre poudre et vous ménagez mieux les dons que la Providence nous envoie. »

Je me hâtai de lui expliquer commuent le hasard était pour beaucoup dans cet abatis général ; chacun de nous avait tiré presque en même temps sans s’inquiéter des autres, et presque tous les coups avaient porté. De plus, les chiens s’étaient mis de la partie, en sorte que nous nous étions trouvés sans grand’peine maîtres d’une bonne provision de porcs. « Mais ce n’est pas un mal, ajoutai-je ; qui sait quand nous pourrons rencontrer une occasion semblable ? Le cochon se conserve fort bien, et, du reste, je ne serais pas fâché qu’un exemple aussi rigoureux écartât de nos plantations ces hôtes incommodes qui peuvent y faire beaucoup de dégâts. »

Fritz, sur ces entrefaites, nous proposa de nous faire goûter un rôti de sa façon, ou plutôt, dit-il, de la façon des indigènes de Taïti. J’acceptai sa proposition, mais pour le lendemain seulement, car nous avions trop de besogne ce jour-là pour nous occuper de cuisine.

En conséquence, après ce bon dîner que nous mangeâmes promptement, nous nous mimes tous à l’ouvrage. Je voulais faire construire une sorte de cabane comme à Felsheim pour fumer nos jambons ; auparavant, il fallait préparer et saler la viande sans compter les trois cochons tués par Ernest et Turc, que nous devions vider et écorcher. Notre halte pouvait donc se prolonger pendant deux ou trois jours encore.

Voici comment je distribuai la tâche : Fritz, aidé de Jack et de François, s’occupait du fumoir ; les deux plus jeunes, servant en quelque sorte de gâcheurs à mon aîné, lui préparaient les matériaux. Ernest et moi, après avoir vidé les deux cochons qui restaient, nous nous mimes à retirer les jambons et la graisse qui se trouve dans ces animaux entremêlée avec la chair, ce qui la rend plus agréable et plus facile à préparer. Puis, après un lavage préliminaire, nous les suspendîmes dans des outres ouvertes par le haut et de temps en temps nous les arrosâmes avec de l’eau salée. Le lendemain soir la hutte fut finie.

La matinée avait été employée à préparer le rôti otaïtien de Fritz. Chargé de la direction de la cuisine, il fit creuser par ses frères un trou cylindrique assez profond, dans lequel on entretint un feu de branchages et de menu bois, de manière à faire rougir des pierres calcaires. Tout en surveillant ce four improvisé, notre nouveau chef s’occupa du soin de garnir son cochon de pommes de terre, le couvrit d’une couche de sel (perfectionnement de la méthode des sauvages, qui ne pensent point à assaisonner leur viande), enfin l’enveloppa, à défaut de feuilles de bananiers, dans des feuilles ordinaires, des herbes et des écorces d’arbre.

Ma femme semblait avoir peu de goût pour ces procédés singuliers, mais elle n’en eut pas moins beaucoup d’obligeance à aider Fritz dans la disposition du corps de l’animal, de manière qu’il tînt le moins de place possible. Mais, quand elle vit enterrer le rôti sous une couche de pierres brûlantes, de charbons et de cendres, elle ne put s’empêcher de s’écrier d’un air réellement comique :

« Et vous croyez que je mangerai d’une pareille cuisine ! Elle convient peut-être à des estomacs de sauvages ; mais des Suisses qui, Dieu merci, connaissent les fours et les tournebroches, peuvent-ils se résoudre à préparer leur viande par des procédés aussi grossiers ? »

Ernest faisait chorus avec sa mère, et je ne pouvais m’empêcher de rire en voyant l’appréhension de notre petit gourmand.

Fritz demandait qu’on ne le jugeât pas avant que le rôti fût cuit. Plusieurs navigateurs européens, disait-il, habitués, eux aussi, à la cuisine des nations civilisées, aident fait l’éloge de ce mets. Il devait donc ne pas être aussi mauvais qu’on voulait bien le dire.

« Nous le saurons bientôt, repris-je ; en attendant, j’ai besoin d’un aide pour suspendre ces quarante jambons devant le feu. Ah ! s’ils étaient aussi gros que les jambons de Westphalie, nous aurions là une provision de bonne viande pour près de deux ans. Toutefois contentons-nous de ce que la Providence nous envoie. »

Nous préparâmes immédiatement la hutte fermée avec soin, et nous allumâmes un grand feu avec des branches et des herbes encore fraîches. La fumée était abondante. Tout alla bien dans cette opération ; nous retournâmes au rôti de Fritz. Après trois ou quatre heures de cuisson, on le retira du four, et aussitôt il répandit une odeur aromatique délicieuse qui ne pouvait évidemment venir ni de la viande elle-même, ni des pommes de terre qui la garnissaient. J’attribuai ce parfum aux feuilles et aux écorces dont Fritz s’était servi pour entourer son rôti, et je fis jeter tout, de suite quelques branches des mêmes arbres dans le feu devant lequel pendaient nos jambons, pour tâcher de leur donner une odeur analogue.

L’essai de cuisine otaïtienne réunit tous les suffrages, même ceux d’Ernest et de ma femme, qui avouèrent qu’ils ne s’attendaient certainement pas à un mets aussi délicat. Fritz était fier de son triomphe ; mais Ernest, pour plaisanter, lui fit observer que le hasard y avait la plus grande part ; car, selon lui, la bonté du mets dépendait beaucoup plus du parfum dont l’avaient imprégné les feuilles que de la préparation en elle-même. Cependant, comme après tout, effet du procédé de Fritz ou du hasard, il n’en était pas moins excellent, il me proposa de l’arroser d’une bouteille de vin de palmier. J’acceptai, et nous mîmes de côté pour le souper le chou palmiste provenant de l’arbre dont nous avions tiré le jus.

Pendant tout le dîner, je pensai à cette odeur des feuilles que Fritz avait employées, et, aussitôt que nous eûmes fini, je me livrai à un examen attentif de l’arbre. Faisant appel à tous mes souvenirs, je me rappelai qu’à Madagascar il existait un arbre nommé par les naturalistes ravensara aromatica. Le tronc est gros, le feuillage épais, et on retire de son écorce une huile dont les naturels se servent pour relever et assaisonner leurs viandes. Son odeur a quelque chose du clou de girofle et de la cannelle.

Pendant deux jours encore nous fûmes retenus près de notre fumoir par la préparation des jambons. Il fallut surtout entretenir continuellement un feu modéré, et, pendant que ma femme, sous la garde d’un de mes fils, se chargeait de ce soin, nous faisions quelques excursions dans les environs, revenant toujours à l’heure des repas. La principale de nos occupations pendant ce temps fut le tracé d’une route au milieu même de nos bambous. C’était un peu pénible, mais les avantages que nous en devions retirer nous firent passer par-dessus de petites considérations de peines et de fatigues. Elle devait être assez large pour que la charrette pût s’y engager.

Nous trouvâmes, en exécutant ce travail, des bambous d’une hauteur de cinquante à soixante pieds. Cette découverte était précieuse.

« Voilà, dis-je à mes enfants, de quoi nous faire des tonneaux, des cuves et des canaux.

— Comment cela ? comment cela ? s’ écrièrent-ils tous à la fois.

moi. — Remarquez que le long de la tige vous avez des nœuds entourés d’une ceinture d’épines ; ces épines peuvent nous servir de clous, et il faut les mettre de côté. Maintenant, si vous sciez le roseau au nœud même, le conduit intérieur est fermé : en sorte qu’en sciant des deux côtés au delà du nœud, vous avez un tonneau ; si vous le sciez d’un côté au-dessous du nœud, vous avez une cuve ; si enfin vous opérez une section en deçà des deux côtés, vous avez un canal ou tuyau. » Nous continuâmes notre travail, et je fis remarquer aux enfants qu’à chacun des nœuds se trouvait une substance cristallisée qui pouvait servir de sucre. Ils la recueillirent pour la porter à leur mère. À mesure que nous avancions, je trouvai sur le sol une grande quantité de jeunes pousses qui passaient inaperçues d’abord. C’étaient des germes semblables aux cornichons, et ayant à l’intérieur une touffe de feuilles tendres comme celle du chou palmiste. Ils étaient d’un jaune vert, et avaient un pouce d’épaisseur ; quelques-uns, plus élevés, ressemblaient à de petites asperges. Nous en emportâmes beaucoup, dans l’espoir que ce serait mi assaisonnement agréable.

À notre retour, ma femme nous reçut d’autant mieux que nous arrivions chargés de richesses dont l’utilité était évidente pour elle. Elle fit immédiatement confire dans du vinaigre nos jeunes pousses de bambous, en les entourant de palmier et de feuilles du ravensara ; plus tard elle substitua au vinaigre ordinaire du vinaigre de coco. Je savais ce mode de préparation employé en Chine.

Le lendemain nous fîmes une excursion en revenant vers Prospect-Hill, et je vis avec désappointement tous les ravages qu’en quelques jours avaient commis les singes. Tout notre bétail était dispersé. Les chèvres et les moutons s’enfuyaient au loin. Les poules, devenues sauvages, ne répondaient plus à notre appel. Je compris que nous ne serions tranquilles possesseurs de nos demeures qu’après avoir détruit ou éloigné à jamais cette engeance maudite. Toutefois je ne pouvais m’occuper immédiatement de ma vengeance, il fallait l’ajourner après l’accomplissement de travaux plus pressés.

Le fumage de nos jambons était terminé. Nous avions aussi fini la route à travers les bambous. Cela nous avait pris quelques jours. Mais rien ne nous retenait plus au même endroit. Je résolus donc de continuer notre expédition. Je fis prendre quelques-uns de nos jambons pour augmenter nos provisions. Le reste fut conservé dans la cabane où nous les avions fumés. Mais, pour les défendre contre les tentatives des chacals, des renards ou des oiseaux de proie, nous passâmes encore un jour à élever des barricades de sable, de terre et d’épines qui défendaient l’entrée de la hutte. Enfin, le lendemain matin, au moment du lever du soleil, voyant que nous n’avions plus rien qui pût nous retenir, je donnai le signal du départ, et la petite caravane reprit sa marche vers le but du voyage par la nouvelle route que nous venions de construire.