Le Robinson suisse/XXXI

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Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 310-319).

CHAPITRE XXXI

Travaux intérieurs de toutes sortes. — Répartition de nos richesses. — Éducation de l’autruche. — Fabrication de l’hydromel et du vinaigre. — Préparation des peaux d’ours. — Mes essais de chapellerie. — Le bonnet de François.

À peine étions-nous arrivés, que ma femme, en bonne ménagère, commença par balayer, épousseter, remettre chaque chose en ordre, donna enfin partout ce coup d’œil de la maîtresse de maison qui seul peut maintenir l’ordre et la propreté. Les deux plus jeunes l’aidèrent dans ces soins, qui l’occupèrent, du reste, tellement, que nous fûmes obligés ce jour-là, de nous contenter d’un dîner froid.

Pendant ce temps, Fritz, Ernest et moi déballions notre butin et voyions à donner à chaque objet sa place déterminée et sa destination précise. Avant tout, l’autruche fut attachée aux deux colonnes de bambous qui soutenaient notre péristyle, et peu à peu nous laissâmes à la corde plus de longueur avant de soumettre notre captif au traitement nécessaire pour l’apprivoiser complètement.

Ensuite nous fîmes subir aux œufs l’expérience de l’eau tiède : quelques-uns allèrent au fond, ce qui indiquait que le poussin était déjà mort ; d’autres surnagèrent et imprimèrent à l’eau un léger mouvement qui me donna l’espérance d’arriver à les faire éclore ; je les enveloppai immédiatement dans du coton et les plaçai dans le four, en maintenant le degré de température marqué sur le thermomètre par ces mots : Chaleur de poule. C’est, du reste, un procédé qu’employaient souvent les Égyptiens.

Après les œufs d’autruche vinrent les lapins angoras, que nous portâmes dans l’îlot de la Baleine. Nous aurions pu les laisser abandonnés à eux-mêmes, sans aucun danger ; mais, pour avoir plus facilement le moyen de les retrouver, nous leur construisîmes des terriers comme ceux que l’on creuse dans les garennes d’Europe. Avant de leur donner la liberté, nous disposâmes près de l’entrée de leur demeure des planches garnies de pointes qui devaient servir à leur enlever leur toison, que je comptais employer pour la fabrication de nos chapeaux.

Nous aurions beaucoup désiré garder avec nous les deux petites antilopes ; ce n’était pas possible : elles auraient eu trop à souffrir du voisinage des chiens, ou bien il eût fallu les tenir constamment enfermées, ce qui les aurait fait périr d’ennui. Je leur assignai donc, à regret, pour domicile, l’île du Requin ; et, afin que ces deux charmantes petites bêtes s’habituassent plus promptement à leur nouveau séjour, nous leur construisîmes une hutte de branchages et nous mîmes auprès quelques-unes des friandises qu’elles préféraient.

Parmi les tortues d’eau douce que nous avions rapportées, deux seulement avaient survécu. Des autres je ne conservai que la carapace, qui pouvait toujours m’être utile. D’abord, j’avais pensé à laisser dans notre jardin ces deux bêtes, qui l’auraient purgé des limaçons ou d’autres insectes ennemis des légumes. Mais ma femme me fit remarquer que, tout en détruisant les limaçons, elles détruiraient aussi beaucoup de feuilles de salade, en sorte que je dis à Jack de les porter au marais des Canards[1], et de les déposer parmi les roseaux.

Jack courut au marais ; à peine y était-il arrivé, qu’il appela son frère Fritz à grands cris, en lui disant d’apporter un bâton. Je pensais que c’étaient quelques grenouilles qu’il voulait attraper ; mais quelle ne fut pas ma surprise de voir mes deux enfants revenir avec une magnifique anguille ! Elle était dans un des filets qu’Ernest, avant notre départ, avait tendus sans en parler à personne. Du reste, c’était le seul poisson qui fût resté captif. Les autres filets ayant été rongés par le bas, le poisson avait pu facilement s’échapper. N’importe, ce qui nous restait suffit à nous consoler. Ma femme en prépara tout de suite une partie pour notre dîner, et le reste fut mis dans le beurre fondu, afin de se mariner et de se conserver, comme on le fait pour le thon.

Les rejetons de vanille et de poivre furent plantés au pied des colonnes de bambous qui soutenaient notre galerie. Comme ce sont des plantes grimpantes, ils ne devaient pas tarder à couvrir la surface entière de leurs soutiens, et nous promettaient l’agréable spectacle de colonnes de verdure ou de fleurs. Je ne savais pas encore à quel usage j’emploierais la vanille, puisque je n’avais pas de cacao ; mais, dans tous les cas, si elle ne nous était d’aucune utilité présentement, elle pouvait nous servir dans l’avenir comme objet de commerce.

Notre garde-manger s’enrichit de nos provisions d’ours fumé, ainsi que des petites tonnes de graisse que nous avions retirées de ces animaux. Quant aux peaux, nous les plongeâmes dans la mer, après les avoir préalablement couvertes de grosses pierres pour les empêcher d’être emportées par les courants et les reflux.

Les poules de bruyère et toute la jeune couvée restèrent près de l’habitation ; il fallait les préserver des attaques du chacal et du singe, qui ne se gênaient pas quelquefois pour faire main basse sur nos provisions.

Le condor et le vautour furent exposés à notre muséum tels quels : nous devions achever de les empailler pendant ces longues journées d’hiver où nous serions retenus prisonniers dans notre demeure.

Quant aux morceaux de mica et d’amiante, je les déposai dans mon atelier, remettant aussi à plus tard le soin de nous en servir. La gomme d’euphorbe avait également sa place déterminée, et, de peur qu’une confusion malheureuse n’occasionnât quelque accident, j’écrivis en grosses lettres, sur la fiole qui la renfermait, le mot : POISON.

Enfin les peaux de rats furent empaquetées et suspendues aux branches des arbres qui environnaient notre demeure, afin que leur odeur fétide ne vint pas se répandre jusque dans nos chambres.

Nos arrangements prirent plus de deux jours ; et certainement ces deux journées furent des mieux remplies. Cela me montra combien nous avions fait d’utiles découvertes, et me pénétra de cette pensée, qu’avec l’aide de Dieu l’homme, secondé par son intelligence, pouvait accomplir bien des actes et inventer bien des industries, que celui qui n’a pas été, comme nous, soumis à l’empire de la nécessité, serait tenté de regarder comme impossibles.

Jack mettait beaucoup de zèle et d’activité à me seconder : son caractère vif et léger lui faisait trouver un certain charme à ce changement continuel, à cette variété d’occupations. Mais Ernest, beaucoup plus tranquille et beaucoup plus froid, semblait peu croire à l’utilité de nos travaux. Il y avait chez lui quelque chose de cette nonchalance des Orientaux, qui ne trouvent aucun bien digne de la fatigue que coûte son acquisition. À l’entendre, nous eussions été beaucoup plus heureux en nous contentant de nos richesses actuelles et en nous livrant désormais à l’étude, qui, disait-il, nous donnerait d’autres jouissances que le bien-être matériel dû à nos découvertes. Chacun d’eux me paraissait trop absolu dans sa manière de voir. Aussi leur fis-je observer que, si nous ne devions pas, d’un côté, considérer la vie comme une succession de tableaux mouvants, semblables, en quelque sorte, aux images que les enfants cherchât dans les kaléidoscopes, de l’autre, rien n’était plus fâcheux qu’une existence toute renfermée et tout inactive : la santé s’étiolait, et le physique imprimait au moral une réaction inévitable qui amenait peu à peu à l’engourdissement des facultés de l’âme.

Du reste, j’avais dans la pensée un travail qui devait occuper tous les bras et nous causer de la fatigue ; mais il me semblait nécessaire : c’était de labourer un champ et de l’ensemencer, de manière à obtenir une récolte régulière. Ce travail nous parut pénible, aussi ne défrichâmes-nous qu’un seul arpent. Il fut partagé en trois parties égales : l’une destinée au blé, l’autre au maïs, la troisième à l’orge. C’étaient les trois genres de grains qui, d’après mes remarques, venaient le mieux dans ces climats chauds. Le reste nos semences fut, comme par le passé, un peu jeté au hasard, avec l’espoir que la Providence le féconderait. De plus, une petite langue de terre fut consacrée à la culture de la pomme de terre et du manioc, ces deux précieux tubercules qui pouvaient suppléer au manque de farine.

Le labourage était pour nous une chose toute nouvelle ; c’était peu de chose de bêcher la terre ou de la sarcler, en comparaison de la fatigue que nous éprouvions à tracer un profond sillon dans son sein. Nous comprîmes alors toute la vérité de cette parole du Seigneur : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. » Nos bêtes de somme nous étaient d’un grand secours, il est vrai ; mais, avec une chaleur aussi forte que celle que nous avions, au bout de quelques instants elles s’arrêtaient haletantes et tellement harassées, que nous n’avions pas le courage de les presser davantage.

Aussi je bornai notre journée de labour à quatre heures : deux heures le matin et deux heures le soir. Pendant l’intervalle, nous nous occupions de l’éducation de l’autruche. Je me servis du procédé déjà employé pour l’aigle de Fritz. Je l’étourdissais par la fumée de tabac jusqu’au point de la faire tomber. Tous les jours, nous allongions un peu la corde, afin qu’elle pût se promener plus librement, se coucher, se relever, tourner autour des colonnes qui la retenaient ; nous avions placé, de plus, quelques provisions à sa portée, des courges, des herbages, ce que nous supposions flatter davantage sa gourmandise. J’avais même mis près d’elle un petit tas de gravier, ayant lu que l’autruche en avalait toujours un peu, sans doute pour faciliter la digestion.

Pendant près de trois jours nos soins furent inutiles. L’autruche refusa toute nourriture et ne toucha pas aux provisions placées près d’elle. Ses forces diminuaient sensiblement, et nous craignions de la voir mourir, lorsque ma femme proposa de lui faire avaler de force des boulettes de pain et de beurre. Au commencement, nous fûmes obligés d’employer la violence et de profiter des moments où la fumée de tabac l’avait engourdie, pour lui faire prendre ainsi quelques boulettes ; mais bientôt elle fit moins de difficultés, puis elle sembla s’habituer à ce mode de nourriture. Les forces lui revinrent, et avec les forces l’appétit, en sorte que, bien loin d’être obligés de la presser pour manger, nous eûmes désormais à nous inquiéter pour pourvoir à sa faim continuelle.

La voyant assez forte, nous lui fîmes faire quelques promenades ; et, peu à peu, nous l’accoutumâmes à l’obéissance : elle apprit à se lever, à se coucher, à se tourner d’un côté ou d’un autre, à marcher au pas, au trot ou au galop, suivant le commandement de son conducteur. D’abord, nous fûmes plusieurs fois obligés, pour triompher de sa résistance, de lui envelopper la tête d’un voile ou de l’engourdir par le tabac ; elle devint plus docile et ne nous donna plus qu’à de longs intervalles l’occasion de recourir à ces moyens extrêmes. Une friandise ou un coup de fouet suffisait d’ordinaire à calmer toute velléité de rébellion. Je commençai à lui faire porter des fardeaux légers, puis de plus lourds. Je l’attelai enfin à la charrette, et je la fis monter par mes enfants.

Au bout d’un mois, elle était parfaitement apprivoisée, et je songeai à en tirer parti comme d’une monture ; mais ici j’avouerai mon embarras. Comment la diriger ? Au moyen d’un mors ? Mais qui avait jamais entendu parler de mors pour un bec ? Mes souvenirs étaient complètement en défaut. Il me vint heureusement l’idée d’appliquer le procédé suivant. Je fis une sorte de capuchon dans le genre de celui de l’aigle, mais ayant deux ouvertures pour les yeux ; une écaille de tortue, jouant au moyen d’un ressort de baleine, recouvrait ou découvrait à volonté ces ouvertures. Cet appareil étant posé, quand les deux écailles étaient relevées, l’oiseau, voyant des deux yeux, allait droit devant lui. Si on baissait une des écailles, il se dirigeait du côté d’où lui venait la lumière ; enfin, si on les baissait toutes deux, il s’arrêtait subitement. Le ressort étant fixé aux rênes, on pouvait donc conduire l’animal à volonté ; seulement, il nous fallait, à nous aussi, un peu d’apprentissage pour ne pas faire d’erreur ; car l’action produite par la main était précisément l’opposé de ce qui arrive pour les chevaux : avec ceux-ci, en effet, il faut agir du côté où l’on veut les diriger ; avec mon capuchon, c’était le contraire.

Les enfants voulurent, pour donner meilleur air à cette coiffure, l’orner d’un panache provenant de la dépouille de la première autruche, et, en effet, ces plumes flottantes n’avaient pas mauvaise grâce.

Pour compléter le harnachement, je fabriquai une selle qui, je le déclare, eût mérité sans aucun doute, pour l’invention et la commodité, une médaille d’encouragement de la part d’un syndicat de selliers appelés à juger le problème.

Dès que l’équipement de l’autruche fut terminé, la question de savoir à qui elle appartiendrait définitivement fut de nouveau remise sur le tapis. On me prit pour arbitre, et j’adjugeai en dernier ressort la possession de l’autruche à maître Jack, qui était, d’un côte, plus agile que ses deux frères aînés, et, de l’autre, plus fort que François. Toutefois j’y mis la restriction qu’avant tout l’autruche était un bien commun, en sorte que chacun avait le droit d’en disposer dans les circonstances importantes.

Cet arrêt causa des transports de joie à Jack, et ses frères se vengèrent un peu de son succès en lui faisant quelques plaisanteries. Mais celui-ci était trop fier de sa propriété pour écouter leurs moqueries ; il passait son temps à faire galoper l’autruche de Felsheim à Falkenhorst, et nous remarquâmes qu’elle mettait à parcourir ce trajet le tiers du temps qu’il fallait à nos autres coursiers.

Je ne dois pas oublier de dire que notre couvée artificielle n’avait pas réussi : trois œufs arrivèrent bien à l’éclosion ; mais sur les trois poussins l’un mourut à peine au sortir de la coquille, les deux autres ne survécurent que quelques jours. Ce ne fut pas cependant faute de soins de notre part ; nous leur abandonnions volontiers toutes nos friandises : glands doux, mais, lait, riz, cassave, manioc, tout leur était prodigué ; rien ne put tenir lieu de la sollicitude maternelle. Ces petits poussins étaient, du reste, les plus singulières bêtes qu’on puisse voir avec leurs longues jambes et leur petit corps non emplumé.

Nous n’avions pas oublié les peaux d’ours. Voici la préparation à laquelle je les soumis. Au moyen d’un vieux couteau, je parvins à les polir assez convenablement, ensuite je les laissai tremper pendant plusieurs jours dans du vinaigre pour les rendre plus fermes et conserver le poil : ce vinaigre remplaçait le tan ; puis je les frottai d’un mélange de graisse et de cendre qui les assouplit, et nous eûmes bientôt d’excellentes couvertures.

La manière dont je m’étais procuré du vinaigre me donna aussi l’idée de faire de l’hydromel. Nous avions une telle quantité de miel, que je ne savais à quoi remployer. J’en fis bouillir une partie avec de l’eau, je retirai l’écume et recueillis le reste dans deux tonneaux ; quelques pains de seigle firent fermenter rapidement la liqueur. Dans l’un des tonneaux j’ajoutai des épices destinées à en relever le goût, et, pour contenter tout le monde, je laissai l’autre tel que je l’ai dit plus haut. Mais, lorsque la fermentation fut terminée, le tonneau aux épices fut trouvé si bon par chacun, que je réservai le second pour faire du vinaigre, à l’exception de quelques bouteilles. Pour cela je laissai de nouveau fermenter la liqueur qu’il contenait, et quelques jours après j’eus un excellent vinaigre qui nous servit pour nos besoins journaliers.

Les enfants accueillirent cette composition avec d’autant plus de plaisir que, depuis longtemps, leur boisson ordinaire se composait d’eau pure. Il y eut grande discussion pour savoir quel nom on donnerait à la nouvelle liqueur. Les uns voulaient l’appeler vin du Cap, les autres madère. Je proposai alors le nom de muscat de Felsheim : « Cela vous rappellera, ajoutai-je, à la fois la muscade qui entre pour beaucoup dans son parfum, et le muscat de Frontignan que vous aimiez tant. Quant à l’autre vin, comme le bambou qui le contient lui a donné un peu d’amertume, on pourrait l’appeler malaga. »

Les différents succès que je venais de remporter dans l’état de tanneur et dans celui de vigneron m’engagèrent à tenter un essai de chapellerie. Ce travail présentait plus de difficultés, en ce sens qu’il s’écartait davantage de toutes les industries auxquelles nous nous étions appliqués jusqu’à ce jour. Cependant je ne désespérai pas d’arriver, non à la perfection de nos chapeliers européens, mais au moins à la réalisation de ce que nous désirions tous. Comme la cochenille était la teinture que nous avions le plus en abondance, il fut décidé que nos chapeaux seraient rouges. Ensuite je distribuai à chacun de mes ouvriers sa part de travail. Les uns furent chargés d*enlever les poils de l’ondatra avec de vieux rasoirs, un autre réunissait les poils des lapins, et ma femme faisait le mélange. Pour moi, avec un fanon de la baleine, je me fabriquai un arçon de chapelier, et, avec un morceau de bois que je polis, je confectionnai une forme, puis des battoirs en bois et des courroies pour fouler. Nous nous étions mis tous avec ardeur à ce travail, en sorte qu’il alla promptement. Quand j’eus assez de poils, je les plongeai dans un mélange de cochenille bouillante et de vinaigre, puis dans de la résine fondue, pour les rendre imperméables ; enfin je les plaçai sur le tour et laissai le tout sécher dans le four. Le lendemain, en les retirant, je trouvai que mon bonnet ou béret rouge avait une certaine tournure ; la forme n’en était pas élégante ; mais, quand on y eut ajouté un panache de plumes d’autruche, quand ma chère femme eut passé autour une petite ganse, chacun porta envie à François, qui, d’un avis unanime, devait le premier essayer le bonnet, qui lui alla très-bien.

Je promis à mes autres enfants de leur en faire de pareils, quand ils m’auraient fourni du poil en abondance ; et, sur ce poil, je devais retenir le cinquième à mon profit.



  1. Marais où s’étaient établis les canards.