Le Robinson suisse/XXX

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Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 293-310).

CHAPITRE XXX

Excursion de Fritz, de Jack et de François, dans la savane. — Découverte du mica. — Les gazelles. — Le lapin angora. — Le coucou indicateur et la ruche d’abeilles. — Seconde visite au nid d’autruche. — Récolte de l’euphorbe. — Grande chasse, à l’autruche. — Une autruche tombe vivante entre nos mains. — Nous essayons de la dresser.


Quand tous ces travaux furent terminés, voyant mes enfants manifester par des gestes et des cris un peu trop bruyants leur besoin d’activité, et n’ayant, d’ailleurs, aucun travail urgent à leur donner, je résolus, non sans quelque hésitation et quelque peine, de les laisser une fois faire seuls l’essai de leurs forces. Je sentais qu’il était bon, pour développer leur courage et leur intelligence, qu’ils fussent un peu livrés à eux-mêmes. D’ailleurs, j’avais une grande confiance en mon fils aîné, et je savais que lui remettre la garde de ses frères serait à ses yeux une obligation de montrer dans toute sa conduite une sagesse et une prudence qu’il n’aurait peut-être pas eues s’il se fût agi de lui seul. Ces réflexions m’amenèrent à leur proposer de faire sans moi une excursion dans la savane. Cette proposition fut accueillie par les cris de joie de tous, excepté d’Ernest, qui d’abord ne disait rien, et me demanda ensuite de le dispenser de cette expédition.

Je n’avais parlé de la chasse dans la savane que comme d’une partie de plaisir, je ne pouvais donc refuser à Ernest ce qu’il me demandait ; mais, en revanche, je fus obligé de consentir au départ du petit François, que je comptais d’abord faire rester auprès de nous, et qui mit tant d’insistance à obtenir la permission d’accompagner ses frères, que je n’eus pas la force de la lui refuser.

Les trois jeunes chasseurs allèrent aussitôt seller leurs montures, et, quelques instants après, ils revenaient prendre mes instructions avant de se mettre en marche. Ernest et moi leur souhaitâmes de bonnes et utiles découvertes ; je recommandai à Fritz de veiller sur ses frères, et à ceux-ci d’obéir à leur aîné, à qui je transmettais momentanément mon autorité. « Que le ciel les protège, dis-je en les voyant s’éloigner, et qu’ils ramènent les enfants à leur père ! Il faut, d’ailleurs, que ces jeunes gens s’habituent à se tirer d’affaire eux-mêmes. Qui sait ce que l’avenir leur réserve ? Peut-être arrivera-t-il quelque circonstance où ils seront forcés de trouver en eux seuls la prudence qui prévoit le danger, le sang-froid qui permet de choisir les moyens de le combattre, et l’énergie, enfin, qui en fait triompher. » Tout en me disant ces choses à part moi, je revenais près de ma femme pour l’aider dans ses différents travaux ; Ernest, pendant ce temps, s’occupait d’achever avec un fil imbibé de vinaigre la section commencée d’un des œufs d’autruche. Bientôt il s’écria : « Papa, la coquille est traversée, mais il reste encore la petite pellicule, veuillez me prêter votre couteau, car elle me semble plus forte que je n’aurais cru. »

Il termina, en effet, l’opération à l’aide du couteau ; et, quand les deux moitiés de l’œuf furent séparées, nous vîmes, au milieu du jaune, le petit poussin sans vie, mais déjà à peu près formé. Toutefois, à ses yeux fermés je jugeai qu’il aurait eu besoin de quelques jours encore pour éclore. L’œuf était, du reste, en très-bon état, et n’exhalait aucune mauvaise odeur. Nous le mîmes de côté pour le montrer aux chasseurs, à leur retour.

Ernest vint ensuite me seconder dans un travail que je jugeais fort important, et je dois avouer qu’il y mit beaucoup d’intelligence et de zèle. J’ai dit qu’en enfonçant un des piquets de notre tente dans la terre, j’avais trouvé quelques feuillets de talc que je comptais exploiter. Nous nous mîmes tous les deux, en effet, à les extraire, et je découvris au-dessous un mica transparent qui se détachait assez facilement par feuilles de l’épaisseur de notre verre ordinaire. Cette découverte était un vrai trésor, car nous pouvions désormais orner toutes nos fenêtres de carreaux transparents qui nous permettraient de recevoir de la lumière, sans être exposés pour cela à la pluie ni au vent. Ma femme surtout appréciait si bien cette heureuse trouvaille, qu’elle accueillit nos échantillons de mica avec une joie qui contrastait avec son calme ordinaire.

La chère ménagère avait préparé pour le souper une des pattes d’ours, et, assis auprès du feu, nous causions tranquillement tous les trois, en attendant le retour des chasseurs. « N’êtes-vous pas d’avis, me dit Ernest, que nous devrions faire de cette grotte un nouvel établissement ? Le local est tout trouvé, et on pourrait la défendre facilement par une palissade à la Robinson Crusoé.

— C’est bien mon intention, répondis-je. D’abord, à deux reprises différentes, nous l’avons trouvée occupée par des hôtes trop incommodes pour ne pas nous l’approprier ; en second lieu, je tiens beaucoup à pouvoir exploiter ma carrière de mica ; et enfin, si nos plantations de poivre ne réussissent pas, il faudrait pouvoir venir sans danger renouveler ici nos provisions. Maintenant il s’agit de mettre ce projet à exécution. Qu’entends-tu par une palissade à la Robinson ?

— Une barrière formée d’arbustes, croissant rapidement, que nous planterions à l’entrée. Ne vous rappelez-vous pas que c’est ainsi que, dans le livre de Daniel de Foë, Robinson défendit sa demeure ? Et au bout de quelques années, dit l’écrivain, la palissade était devenue si serrée, qu’on était obligé de l’escalade avec une échelle qu’on retirait ensuite à l’intérieur.

— Ton idée n’est pas mauvaise ; mais pourrons-nous la mettre en pratique ? Car remarque que tu viens de tracer ici des plans dont l’exécution doit nous coûter plusieurs mois de travail. Toujours est-il que ton projet me paraît raisonnable. Je serais donc d’avis que l’on donnât ton nom à cette fortification.

— Je vous prie de me dispenser de cet honneur ; j’aime beaucoup mieux que cette grotte conserve le nom d’Antre aux ours que de lui voir rappeler, non pas mes plans d’architecture, mais bien plutôt la frayeur que j’y ai éprouvée.

— Allons, soit ! nous changerons seulement ce mot d’antre qui a quelque chose de trop sauvage, et nous lui donnerons le nom de Fort des ours. »

Nous parlions encore quand un galop lointain nous avertit du retour de nos chasseurs. Ils arrivaient rapidement en poussant des cris de triomphe, et ne mirent pied à terre qu’à côté de nous. En un instant, les harnais furent enlevés, et les montures, libres de leurs cavaliers, purent aller chercher elles-mêmes leur pâture.

Jack et François portaient chacun un petit chevreau attaché autour du cou, de manière que les pattes se rejoignissent par devant ; et la gibecière de Fritz semblait abondamment garnie.

« Oh ! papa, s’écria Jack, quelle belle chasse ! et que nos buffles sont de vaillants coureurs ! Ils ont si bien fait, que nous avons pu prendre à la course ces deux chevreaux, c’est-à-dire, ces animaux, que j’appelle des chevreaux, sans trop savoir si c’est le nom qui leur convient ; mais le savant Ernest nous dira cela.

— Et puis, reprit François, Fritz a une paire de lapins à longs poils, vivants, dans sa gibecière.

— Vous oubliez le plus important, ajouta mon aîné. El le troupeau de gazelles ou d’antilopes que nous avons forcé de se réfugier dans notre parc par l’ouverture de l’écluse ! Elles sont maintenant à notre disposition, et nous pourrons les chasser ou les apprivoiser à notre convenance.

— Tout cela est très-bien, mes enfants ; mais toi aussi, Fritz, tu oublies le plus important, qui est de remercier Dieu de vous avoir conservés et ramenés sains et saufs au milieu de nous. Il me semble pourtant que mon pauvre Jack a la figure bien enflée. D’où cela vient-il ? Aurait-il rencontré quelque armée de moustiques ?

— Ce sont des blessures honorables que j’ai reçues en me dévouant pour tous, et en tâchant de vous apporter le miel d’une ruche d’abeilles que nous avons découverte.

— Allons, va te faire bassiner la figure par ta mère pour que l’enflure disparaisse, et tu nous rejoindras ensuite. Pendant le repas, ton frère nous racontera en détail votre expédition. »

Le petit garçon ne se le fit pas répéter, et il ne tarda pas à revenir emmailloté dans des compresses de vin et d’eau salée, qui, malgré la douleur un peu cuisante, qu’elles devaient nécessairement lui causer, n’altéraient en rien sa bonne humeur.

À son retour, nous nous mîmes tous à table, car les chasseurs et nous-mêmes avions assez bien travaillé pour nous sentir en appétit. Quand la première faim fut un peu apaisée, je demandai à Fritz de vouloir bien nous raconter les divers incidents de l’expédition, dont j’étais curieux de connaître les détails.

« En vous quittant, me dit-il alors, nous descendîmes au galop la prairie, et nous arrivâmes bientôt sur une petite hauteur qui dominait dans la savane tous les environs. De là, nous pouvions nous orienter et donner à notre excursion un but plus précis. En regardant devant moi, je vis plusieurs troupeaux d’animaux qui me parurent devoir être des antilopes, des chèvres ou des gazelles. De l’endroit où nous étions, on apercevait notre parc ; je conçus alors l’idée de chasser de ce côté les quadrupèdes inoffensifs que nous avions sous les yeux. Nous prîmes pour cela nos dogues en laisse ; car je sais, par expérience, que les chiens causent à ces animaux sauvages plus d’effroi que les hommes, et nous avançâmes avec précaution pour ne pas les effaroucher.

« À une distance encore assez considérable, nous nous séparâmes. François inclina à gauche, Jack resta au milieu, et moi, monté sur mon onagre, je me dirigeai vers la droite pour ramener dans la bonne direction ceux des fuyards qui tenteraient de nous échapper. Nous marchions avec lenteur et circonspection ; aussi attribuâmes-nous au hasard la fuite de trois ou quatre, plus prudents ou plus avisés peut-être que les autres. Bientôt cependant l’éveil sembla donné parmi nos paisibles adversaires, et aussitôt nous les vîmes s’agiter, les uns dressant les oreilles, les autres levant la tête ; ceux qui étaient couchés sur l’herbe bondissaient tout à coup ; les petits se rapprochaient de leurs mères. Nous étions trop loin pour tenter encore une attaque simultanée : je continuai donc à me rapprocher. Mais l’inquiétude se manifestait tellement parmi eux, que je donnai alors le signal convenu. Les chiens furent lâchés, et nous nous lançâmes tous trois au grand galop de nos montures. À cette attaque imprévue, le troupeau tout entier chercha un refuge dans la fuite, et les pauvres bêtes, harcelées par les chiens, trouvant partout des ennemis, se précipitèrent par le défilé de l’Écluse, où elles tombaient ainsi en notre pouvoir. Nous rappelâmes les chiens, et nous tînmes conseil sur ce qu’il fallait faire.

— Jusqu’à présent, interrompis-je, je n’ai que des éloges à donner à votre prudence et à votre adresse, et il me tarde, je l’avoue, de savoir de quelles espèces d’animaux vous nous avez enrichis.

— J’ai cru, dit Fritz, reconnaître le bouc bleu, qui est si rare et si estimé au Cap. J’ai remarqué aussi que quelques-uns des fuyards ressemblent à de petites vaches, et j’en ai vu d’autres moins forts, que je crois être des gazelles.

— Tous seront les bienvenus, d’autant plus que je vois, d’après ta description, que ce sont des animaux très-utiles. Mais j’ai grand’peur qu’ils ne se soient déjà échappés.

— C’était notre crainte, en effet, reprit Fritz, et c’est à ce sujet que je vous ai dit que nous tenions conseil. Jack conseillait de mettre un de nos chiens en faction en l’attachant à une corde assez longue pour lui permettre de faire quelques pas. Mais je pensai que le chien, ennuyé de la solitude, aurait bien pu rompre sa chaîne ou, s’il n’y parvenait pas, rester pendant toute la nuit exposé à devenir la proie des chacals. François proposa alors d’établir un fusil dont la détente partirait seule au moyen d’une corde élevée à un pied de terre. Cette idée me fit songer à un autre procédé plus simple. Nous avions conservé les plumes d’autruche à nos chapeaux. Je me rappelai avoir lu, dans une relation de voyage du capitaine le Vaillant parmi les Hottentots, que ces peuples retiennent les gazelles captives au moyen d’épouvantails composés de lambeaux d’étoffes et de plumes. Nous leur empruntâmes ce procédé, et nous suspendîmes les panaches de nos chapeaux à une corde placée en travers de rentrée ; je pense que ces épouvantails, sans cesse agités par le vent, suffisent pour retenir des animaux aussi timides que des gazelles.

— C’est très-bien raisonné, mon enfant ; et, la nuit venue, les hurlements des chacals empêcheront notre butin de prendre la clef des champs. Toutefois il faudra aviser à construire plus tard une barrière plus solide. Mais ce n’est pas tout : tu as apporté encore deux lapins angoras vivants. Que veux-tu que nous en fassions ? Ces animaux rongeurs causent trop de dégâts pour que nous puissions les garder.

— J’avais pensé, reprit-il, que nous pourrions en peupler une de nos îles, celle de la Baleine, par exemple : au moyen de quelques plantations de choux et de navets, nous les nourririons sans peine, et cette garenne nous fournirait abondamment du rôti pour la table et des fourrures pour nos chapeaux. Car nous n’aurons pas toujours des rats à notre disposition, et Ernest, d’ailleurs, ne se soucierait peut-être pas de recommencer un combat comme celui dont il est sorti si glorieusement vainqueur.

— En effet, ton idée n’est pas mauvaise, et, comme c’est toi qui l’as conçue, je te laisserai le soin et l’honneur de l’exécuter. »

Jack nous interrompit en ce moment ; il brûlait de prendre la parole à son tour et de nous raconter les exploits que François et lui avaient accomplis. « Ce récit, disait-il, ne laissera pas que d’être intéressant.

— Je le crois sans peine, répondis-je, car les écervelés comme toi ont souvent en courant le monde quelque aventure extraordinaire ; mais le succès ne couronne pas toujours leurs tentatives. Allons, pour te faire plaisir, dis-nous donc toi-même comment vous avez pu vous emparer de ces deux gracieuses bêtes. » Et je lui désignai les deux jeunes chevreaux.

« À la course, reprit-il, à la course. Fritz s’était écarté un peu à la poursuite de ses lapins ; nous continuions notre route au pas pour lui permettre de nous rejoindre. Les chiens furetaient autour de nous dans toutes les touffes d’herbes. Tout à coup ils font lever deux petits animaux de la taille d’un lièvre à peu près qui se mettent à fuir avec la plus grande rapidité ; nous nous lançons à leur poursuite au grand galop, et nos montures vont si vite, qu’un quart d’heure après les deux pauvres fugitifs tombent exténués de lassitude. Nous nous élançons à terre, nous écartons les chiens, et attachons notre butin par les pieds, le tout en un instant ; c’est alors seulement que nous remarquons que ce que nous croyions d’abord être une espèce de lièvre n’était autre chose que deux jeunes chevreaux.

— Ou plutôt, repris-je, de petites antilopes ; — mais elles n’en seront que mieux accueillies.

— Voilà un joli butin, j’espère ; la gloire de l’avoir pris revient en grande partie à nos montures : mon buffle surtout est un coursier infatigable. Avec quelques gouttes de vin de palmier, nous avons lavé les pattes de nos pauvres captives, ce qui a paru les ranimer un peu, puis, les chargeant sur nos épaules, nous sommes revenus vers Fritz, qui ouvrit de grands yeux à la vue de notre chasse.

— Elle était, en effet, brillante ; mais je suis fâché qu’elle se soit mal terminée, puisque tu nous reviens avec une figure enflée comme un ballon. Raconte-moi comment tu as attiré sur toi le courroux d’un essaim d’abeilles.

— Voici, papa, dit le petit espiègle, le récit véridique de ce mémorable événement. Oyez, oyez tous, et instruisez-vous par mon exemple. Nous revenions vers vous quand nous remarquâmes un oiseau qui semblait nous précéder de quelques pas. À mesure que nous approchions, il allait se percher à une petite distance, comme pour nous inviter, par son chant, à le suivre, ou, pensais-je, dans l’intention de se moquer de nous. François croyait déjà que c’était quelque prince enchanté qu’une méchante fée retenait captif sous l’enveloppe d’un oiseau, et qui nous demandait de le délivrer par les paroles ou les opérations cabalistiques inscrites au grand livre du destin. Moi, je riais de cette crédulité trop superstitieuse, et j’allais détruire l’enchantement par un coup de fusil, quand Fritz m’arrêta en me faisant remarquer que mon fusil à balle manquerait probablement son but, et que, d’ailleurs, il y avait de la cruauté à abattre ce petit oiseau, qui ressemblait à nos coucous européens. — C’est, sans doute, ajouta-t-il, le coucou indicateur ; suivons-le pendant quelque temps, et voyons où il nous conduira.

« Son avis, plus sage que le mien, je l’avoue, prévalut à l’unanimité. Nous nous laissâmes donc conduire par notre guide ailé, et, après une dizaine de minutes, nous le vîmes s’arrêter, et il cessa son chant. En cet endroit même était un nid d’abeilles creusé dans la terre. Toutes les abeilles voltigeaient et bourdonnaient alentour, absolument comme dans nos ruches d’Europe. Grand conseil de guerre alors pour savoir comment nous pourrions nous emparer de leur miel. François allégua qu’ayant déjà servi de bouc émissaire lors d’une découverte semblable à Falkenhorst, il devait être dispensé de prendre l’initiative. Fritz se retrancha derrière son titre de général en chef, disant qu’il devait se bornera diriger l’opération. Il fallait donc bien que je me dévouasse pour l’intérêt commun, et, d’après les conseils de mon frère, je m’apprêtai à allumer à l’entrée du nid un brasier de soufre, dans le but d’étouffer les abeilles. Mais à peine eus-je mis le feu à la mèche, que l’essaim tout entier sortit en bourdonnant, se précipita sur moi, me poursuivit, me piqua de tous côtés. Les abeilles qui revenaient se joignirent aux autres ; elles pénétrèrent partout, m’enfonçant leur maudit aiguillon sur le nez, sur le front, sur les joues. Je n’eus que le temps de courir à mon buffle et de chercher mon salut dans la fuite. Mais, hélas ! j’emportai avec moi les traits aigus de mes ennemis, et bientôt ma tête fut dans l’état où vous la voyez.

— Tu as agi avec trop d’imprudence, repris-je ; mais, au moins, tu as montré du courage. Allons, quelques bains d’eau salée feront disparaître les traces de tes blessures. »

Pendant ce récit de mes fils, nous avions achevé le souper, et l’intérêt que nous prenions à leur narration ne nous absorba pas au point de ne pas remarquer que la patte d’ours était réellement un mets fort délicat et digne en tout point de sa réputation. Avant d’aller nous coucher, je songeai à donner un peu plus de liberté à nos antilopes. C’étaient vraiment deux charmantes bêtes, hautes d’un pied tout au plus ; le mâle a de petites cornes noires et luisantes comme l’ébène, et des pattes d’une finesse extrême. Nous construisîmes à la hâte une sorte de cage en jonc couverte en toile, garnie de duvet, et, pour que les gazelles y fussent plus commodément, je passai une perche aux deux anses de la cage, en sorte qu’elles restaient ainsi suspendues comme dans un hamac. Je comptais les délivrer, non pas à Felsheim, d’où elles auraient pu s’échapper peut-être, mais à l’île du Requin, où elles devaient être plus en liberté et où j’espérais qu’elles se propageraient bientôt.

Le soir était venu ; il était temps de chercher dans le sommeil un repos aux fatigues et aux inquiétudes. Je fis alimenter notre feu, qui servait à la fois à fumer la viande de nos ours et à écarter les bêtes féroces ; on prépara les torches au cas où il viendrait à s’éteindre, puis, après la prière, nous nous endormîmes tous.

Le lendemain, dès que le jour parut, je réveillai toute ma famille. Il s’agissait de déployer de l’activité, car nous avions bien des choses à terminer avant de retourner à notre quartier général de Felsheim, et je ne voulais pas être surpris par la mauvaise saison dans notre petite cabane ou sous la tente, dont l’abri nous aurait bien mal défendus contre les pluies de l’hiver. Notre viande était fumée, mais il me restait à faire une dernière visite au nid d’autruche ; j’espérais un meilleur résultat que pour la première visite. En outre, les incisions que j’avais faites aux arbres d’euphorbe avaient dû en laisser couler la gomme, qu’il fallait recueillir. Le tout pouvait se faire à cheval en une seule journée, malgré la longueur des distances à parcourir.

Chacun se hâta dans ses préparatifs, et ma femme emplit nos sacs de provisions pour la journée. Je devais monter l’onagre de Fritz, et mon fils aîné, moins lourd que moi, prenait en échange le jeune ânon, Léger, qui, comme le lecteur se le rappelle sans doute, m’avait été cédé en toute propriété pour le soin de son éducation. Il était devenu un gentil animal, justifiant déjà par sa rapidité le nom que je lui avais donné ; mais, comme il n’avait pas eu le temps de parvenir à toute sa croissance, je craignais que le poids de mon corps, pendant toute une journée, ne le fatiguât beaucoup.

Ernest montrait de moins en moins de goût pour nos expéditions. Aussi avait-il remplacé François près de sa mère ; et celui-ci ne demandait pas mieux que de prendre part aux excursions avec ses frères. Je ne voulais pas contrarier les goûts de l’un ni de l’autre ; et puis Ernest, avec son caractère un peu nonchalant, nous rendait plus de service en restant avec ma femme pour garder nos bagages et préparer notre cuisine qu’il n’eût pu le faire dans une chasse où l’activité était une des premières qualités requises. Quant à Jack, il était si bien convenu qu’il devait être de toutes les excursions, qu’avant même que j’eusse désigné les chasseurs il était allé préparer son cher buffle. Nous emmenâmes nos deux chiens.

Nous reprîmes la route de la vallée, mais dans une direction opposée à la caverne des Ours ; en passant près de l’oasis, nous remplîmes nos gourdes d’eau fraîche. Nous arrivâmes ainsi à la tour des Arabes : tel est le nom que je donnai en plaisantant à la petite éminence où Jack avait découvert les autruches et les avait prises pour des cavaliers arabes. Une fois là, je laissai mes deux plus jeunes fils aller en avant. La plaine était si unie, que je ne pouvais pas les perdre de vue, et, d’ailleurs, je leur avais recommandé de ne pas trop s’éloigner de nous, de façon à revenir au premier signal.

Pendant que mes deux espiègles galopaient dans la plaine, je recueillais, avec l’aide de Fritz, l’euphorbe aux arbres où j’avais pratiqué des incisions. Le soleil avait déjà durci la gomme, qui avait pris la forme d’une petite boule jaune. Nous mîmes notre récolte dans un vase de bambou que j’avais apporté à cette intention, et je remarquai qu’elle était bien plus forte que je ne l’espérais.

Notre avant-garde s’était singulièrement éloignée. Elle avait de beaucoup dépassé le nid d’autruches, et je crus m’apercevoir que ce n’était pas sans intention, car je vis les deux cavaliers faire volte-face et revenir vers nous, sans doute pour chasser dans notre direction les autruches qu’ils rencontreraient. Ce plan n’était pas mauvais, et si, comme je le supposais, le nid était occupé par le mâle ou la femelle, nous avions bien des chances favorables.

Fritz, qui voulait à toute force prendre une autruche vivante, eut soin d’envelopper de coton le bec et les serres de son aigle, afin de rendre moins meurtrières ces armes terribles de l’oiseau royal. Ayant, de mon côté, plus de confiance dans l’agilité de mon fils aîné que dans la mienne, je lui rendis momentanément l’onagre et je montai sur l’ânon. Pour ne pas effaroucher d’avance notre gibier, nous attachâmes les chiens et leur mîmes un bâillon qui comprimait leurs aboiements. Tous ces préparatifs étant achevés, nous avançâmes avec précaution vers le nid d’autruches. Bientôt nous vîmes se lever quatre de ces superbes oiseaux qui venaient à notre rencontre. Je fis faire halte, et nous restâmes dans la plus complète immobilité pour leur permettre de s’approcher de nous jusqu’à la portée de la fronde. À mesure que la distance était moins grande, nous admirions davantage la beauté du plumage et la taille de ces animaux. Il y avait trois femelles et un mâle. Celui-ci marchait en avant, comme pour diriger la caravane ou la défendre contre tout danger inconnu. C’était réellement un superbe animal : les plumes de la queue et des ailes formaient un panache ondoyant qui se courbait avec le vent. Elles arrivèrent ainsi jusqu’à une portée de pistolet de nous. Je crus le moment favorable. Derrière accouraient nos chasseurs, barrant la retraite ; d’un autre côté, je ne pouvais espérer de me trouver plus près ; je fis donc appel à mon adresse et lançai tout à coup la fronde. Comme je n’avais pas dans cet exercice toute l’habileté des Indiens, au lieu de s’enrouler autour des jambes de l’autruche mâle, la corde vint faire le tour de son corps. Le mouvement des ailes se trouvait ainsi paralysé, et c’était beaucoup ; mais l’autruche se mit à fuir avec une telle rapidité, qu’aucun de nous n’eût pu l’atteindre, si Jack et François, arrivant en ce moment à l’opposé, ne l’eussent forcée de changer de direction. D’un autre côté, Fritz avait déchaperonné son aigle, et l’autruche, sentant au-dessus de sa tête planer cet adversaire implacable, se troubla tellement, qu’elle se mit à courir de tous côtés sans choisir une direction fixe. Pendant ce temps les trois femelles avaient disparu au loin ; nous étions tous tellement occupés du mâle, que nous n’avions pas fait un seul instant attention à cette fuite.

Le combat était engagé : l’aigle de Fritz, sentant son bec et ses serres captifs, n’attaquait pas résolument, il se contentait de planer au-dessus du lieu du combat en donnant de temps en temps de violents coups d’ailes, comme si ce mouvement eût pu le débarrasser de ses entraves. Un de ses coups frappa l’autruche à la tête. Elle s’arrêta subitement en chancelant comme étourdie. Jack, profitant du moment, lança avec adresse sa fronde ; la corde s’enroula autour des jambes de l’oiseau et le renversa par terre. Nous attachâmes alors l’autruche, qui essaya de se débattre et de se débarrasser des liens qui l’entouraient ; ils étaient trop solidement fixés pour que ses efforts pussent réussir. Elle ne fut pas plus heureuse en cherchant à s’échapper par derrière, et, lasse de ses essais inutiles, retomba par terre. Deux coups de fouet la firent se relever, et Jack et François, partant au galop, l’entraînèrent avec eux. Nous poussâmes tous des cris de triomphe qui firent redoubler la vitesse de la course. L’autruche essayait encore bien de prendre une allure plus rapide que n’eussent pu suivre les montures de mes enfants ; mais ceux-ci, en lui faisant décrire à chaque instant des courbes et des détours inutiles, parvinrent à la fatiguer bientôt, en sorte qu’elle se remit d’elle-même à marcher d’un pas plus tranquille.

Le principal était fait, nous pouvions maintenant prendre une direction déterminée. En conséquence, je dis à Jack et à François de gagner la tour des Arabes et de nous y attendre pendant que Fritz et moi irions faire une visite au nid d’autruches. Au moment où nous en approchions, une autruche femelle se leva de dessus les œufs d’une manière si inattendus, que nous n’eûmes pas même la pensée d’essayer de la poursuivre. Je compris alors que le nid n’était pas abandonné, et je me contentai de prendre une dizaine d’œufs, laissant les autres soigneusement enfouis sous le sable, dans l’espoir que la mère ne s’apercevrait pas de notre larcin et continuerait à couver comme auparavant.

Ce précieux fardeau fut déposé avec précaution sur le dos de l’onagre, que j’échangeai de nouveau contre Fanon avec mon fils aîné. Puis, ayant rejoint nos deux avant-coureurs à la tour des Arabes, nous reprîmes tous le chemin de la caverne des Ours, en passant par la vallée dont j’ai déjà parlé, que nous nommions la vallée Verte.

Nous fumes accueillis par des marques d’étonnement et de surprise, à la vue de la superbe capture que nous avions faite. Ma femme, dans sa prévoyance, craignait bien un peu que cet animal vorace ne nuisît à ses provisions.

« Que pourrez-vous en faire ? nous dit-elle. Il vous sera inutile, et il mangera en un jour, à lui tout seul, la nourriture suffisante à toute ma basse-cour.

— Mais, dit Jack, nous en ferons un cheval de course, et ce sera certainement le meilleur et le plus rapide de tous. Ernest, tu n’as pas de monture à toi maintenant ; je te céderai mon buffle quand nous aurons dressé l’autruche. »

À l’unanimité, on décida que l’autruche serait donnée à Jack comme monture.

Il était trop tard pour aller le soir même à Felsheim ; aussi nous remîmes le retour au lendemain matin, et nous passâmes le reste de la journée à rassembler nos richesses. Nous nous mîmes en route le lendemain matin ; arrivés au défilé dont j’ai déjà parlé, nous fîmes une halte. Les enfants voulaient emporter les plumes d’autruche qu’ils avaient laissées en cet endroit. Moi, de mon côté, j’étais bien aise d’y faire une petite provision de terre de porcelaine et de prendre aussi quelques-unes des fèves aromatiques que nous avions trouvées dans le voisinage. Je les reconnus cette fois pour être de la vanille. Les espèces de cosses de cette plante avaient un demi-pied de long ; à l’intérieur étaient de petites graines noirâtres disposées symétriquement dans une matière blanchâtre et pâteuse analogue à la moelle. Une odeur très-pénétrante s’en répandait ainsi que des fleurs jaunes à six pétales qui décoraient les grandes tiges. Avant de partir, je fis de nouvelles additions à notre barricade, dans le but de la fortifier. Une rangée de bambous horizontale fut placée pour soutenir les autres, et étayer, en quelque sorte, l’édifice. Je voulais, autant que possible, augmenter les obstacles à une invasion dans nos domaines, et j’eus soin d’effacer les traces de notre passage, afin que nous pussions reconnaître plus tard si quelque autre attaque n’avait pas été tentée contre nos possessions. Nous nous remîmes ensuite en marche pour tâcher d’arriver avant la nuit à notre métairie de Waldegg, car nous ne pouvions pas aller plus loin ce jour-là. En passant, nous primes le jambon de notre pécari, que nous avions laissé dans le fumoir ; il s’était parfaitement conservé. Nous cueillîmes aussi dans cette plantation quelques cannes à sucre. Toutes ces haltes multipliées nous prirent plus de temps que je n’aurais voulu, en sorte que nous fûmes obligés de voyager un peu pendant la nuit. Autant que possible, j’évitais de courir ainsi un danger inutile ; car, outre la crainte des bêtes féroces que nous étions exposés à rencontrer, je savais que, dans les climats chauds comme le nôtre, les nuits étaient parfois très-fraîches, et que la transition brusque de la chaleur au froid pouvait causer à mes enfants des maladies ou des douleurs capables d’altérer leur santé.

Nous ne courûmes cependant aucun danger. Dès notre arrivée à la métairie, nous fîmes à la hâte les préparatifs du coucher. Nous étions très-fatigués, aussi le souper fut-il vite expédié, et chacun alla demander au sommeil un peu de délassement.

Le lendemain, nous vîmes avec plaisir que notre basse-cour s’était considérablement augmentée, seulement nos hôtes emplumés semblaient peu disposés à nous bien accueillir ; ils se montraient aussi sauvages que s’ils eussent été encore à l’état de nature. Mais ce petit inconvénient ne nous empêcha pas de constater que presque toutes les couvées avaient bien réussi. Les œufs apportés par Jack avaient donné de petits poussins qui promettaient de belles poules de bruyère ; ma femme en fut si contente, qu’elle voulut les emporter à Felsheim. Pour lui procurer ce plaisir, je mis les lapins dans le sac des tortues ; je pris deux de celles-ci que je jetai dans notre étang dans l’espoir qu’elles suffiraient à le peupler, et ainsi une des cages, se trouvant libre, put contenir les volatiles que nous comptions acclimater près de nous. Nous fîmes un déjeuner aussi rapide, mais plus substantiel que le souper de la veille. Après une si longue absence, nous avions grand désir de nous retrouver à Felsheim, dans notre chère habitation. Aussi personne ne se plaignit de la chaleur, pourtant très-forte, quand je donnai le signal du départ ; après deux heures de marche nous rentrâmes triomphants dans notre château, que nous ne voulions pas abandonner de longtemps.