Le Roi-Esprit/I

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I.

Mes souffrances, les angoisses de mon cœur, ma lutte continuelle avec l’esprit du mal, ses armes flamboyantes, son bouclier rayonnant comme un soleil, ses pièges remplis de trahisons vipérines, voilà ce que je veux chanter pour accomplir l’ordre de l’éternelle destinée. Oui c’est elle qui m’impose aujourd’hui le pénible devoir de chanter les événements du passé, les grandes et saintes guerres des esprits sacrés.


II.

Moi, Hèr l’Arménien, moi, devenu cadavre, je gisais sur un bûcher : le Caucase se no yait dans les éclairs ; la foudre retentissait à coups redoublés ; sa voix parlait aux échos de la sauvage contrée ; le ciel, obscurci et sillonné de tonnerres, offrait l’image d’une cité infernale. Et moi, je gisais éclairé par la foudre et couvert tout entier d’une armure d’or.


III.

Mon esprit, encore emprisonné dans son corps inanimé, sentait un certain orgueil d’être aussi calme au milieu de cette nature pleine d’horreurs. Au-dessus de lui grondait la terre émue et planaient les esprits des guerriers. Trois spectres de femmes se préparaient à allumer le bûcher, et moi, j’attendais que la foudre éclatât, tant j’étais sûr de ressusciter comme esprit dans cet air embrasé par les éclairs d’un ciel en courroux.


IV.

Déjà les horribles sorcières approchaient leurs torches d’herbes et d’absinthes sèches ; déjà éclairant ma figure pâle, elles hurlaient leurs hymnes sauvages, quand soudain trois foudres de sou ffre ardent les frappèrent et la flamme les dévora si vite que je les crus plutôt évanouies dans l’air que mortes.


V.

C’est alors que mon âme s’échappa de sa prison, indifférente déjà pour ce corps à jamais perdu pour elle, mais soupirant en vain après une nouvelle forme. Soumise aux arrêts du Seigneur, elle s’envola, prête à l’oubli même du nom des choses humaines. Les élus seuls savent ce qu’est la puissance du sentiment, alors que la mémoire n’est plus.


VI.

Aux lieux fortunés où les âmes limpides comme le diamant font un choix volontaire, la force, épuisée par une course plus rapide que celle d’Atalante, ne cherche que le bonheur et un humble repos. Là jadis je vis Orphée, las du fardeau de ses jours terrestres, se choisir un corps parmi les oiseaux musiciens. Qu’il lui sera doux désormais, me disais-je, de ployer et de déployer en cadence ses blanches ailes de cy gne.


VII.

Ulysse se fit simple laboureur pour se délasser de ses longues pérégrinations. C’est ainsi que Dieu pardonne aux hommes fatigués de la vie, et, à leur résurrection, leur accorde un repos sans fin. Mortels, épuisés par le travail, ne croyez pas qu’il y ait jamais manque de feu et d’éclairs, ne pensez pas qu’il y ait pour l’esprit un don plus précieux que le repos,


VIII.

Moi seul autrefois, me sentant à l’aise dans mon corps plein de jeunesse et d’harmonie, je ne désirai pas de transformation et, triste, je m’assis sur les bords du Léthé, en portant l’eau plutôt à mes blessures qu’à ma bouche. Depuis, délivré de la matière, mon esprit n’a jamais pleuré sur les maux du corps ; depuis, il a toujours méprisé l’éloquence que pouvaient avoir les lèvres de ses blessures entrouv ertes.


IX.

Cependant, tout en appliquant l’eau du Léthé sur mes plaies pour y éteindre le souvenir cuisant de mes douleurs, je ne pus empêcher que plus d’un doux souvenir ne pérît, que plus d’une suave image ne vînt à s’évanouir en moi. Les esprits me dérobèrent soudain celle des aurores grecques si sereines, si rosées, pour me montrer en retour l’aube d’un jour lointain, l’horizon d’une patrie nouvelle et à jamais chérie.


X.

Non, les étoiles qui brillent jusqu’au fond des mers, qui, à la lumière, prennent toutes les couleurs du prisme et paraissent si éblouissantes dans l’abîme des ondes, que les dauphins hérissent leurs écailles argentées et tournent en silence autour de leurs rayons comme des vampires.


XI.

Non, ces étoiles n’effraient pas autant ces monstres farouches de leur lueur mystéri euse que ne le fit la beauté qui m’apparut dans les brouillards de la vague oublieuse du Léthé. Au-dessus d’elle c’était une harmonie produite par un essaim d’esprits à la voix de rossignol ; au-dessous des marches d’or conduisant dans un monde lointain et vaporeux, à une prairie de fleurs, qu’ombrageaient de sombres sapins :


XII.

Et de ces prairies, de ces bois, il me semblait que les sons éoliens d’une brise matinale m’invitait à descendre sur une terre fortunée. Je marchais d’un pas ferme quoique blessé par la flèche aiguë du Numide, ne sachant pas si c’était la voix de la mort qui m’appelait, ou un prodige terrestre, ou bien une Iris, qu’un nuage cristallin venait déposer sur le globe, et que supportait un arc-en ciel brillant au-dessus des guérêts, des couleurs de tant de soleils qu’il semblait la soutenir par sa lumière au-dessus du monde.


XIII.

Tandis qu’elle me précédait dans les détours du bois, les harpes éoliennes me redisai ent ce chant : « tâche de bien te la rappeler, car bientôt tu la perdras comme un rêve que t’auraient apporté de gracieux esprits ; bientôt tu paieras ta vie de mille autres existences, et toujours tu presseras sur ta poitrine cette unique blessure de ton cœur, le souvenir de l’avoir à jamais perdue. »


XIV.

« Nous te donnerons la gloire, mais tu la prendras en horreur ; nous te donnerons un cœur, mais bientôt il deviendra vide, et tu arriveras jusqu’à narguer sans pudeur les hommes qui auront confiance en Dieu. » Et moi de répondre : « pourvu que mes yeux resplendissent un instant de la lumière que cette beauté verse de ses lèvres de rubis, peu m’importe ce que me réserve le destin, vie d’un esprit ou tourments d’un mortel !


XV.

Des épines de ma souffrance, comme un homme qui se sent capable de résumer en lui les douleurs d’un millier de ses semblables, je me tresserai une couronne et, en souverain, j’en ceindrai mon front superbe. Que les esprits conjurés tournent contre moi leurs dards de serpent, que le monde me combatte ouvertement ou m’emprisonne en secret, qu’il me plonge même dans un abîme de feu, dût la chérie m’entraîner aux enfers, je la suivrai partout ».


XVI.

À cette imprécation, je me le rappelle trop bien, l’esprit répondit par ce mot : « c’est la reine ! » Aussitôt s’affaissa toute l’exaltation divine de mon âme ; soudain aussi surgit une nouvelle clarté et, dans cet air plus diaphane que le diamant, m’apparut une vision... une beauté... la fille du verbe, la souveraine d’un peuple du nord, telle que l’ont jadis entrevue les prophètes de Juda.


XVII.

Un soleil tournait au-dessus de sa tête radieuse, elle foulait à ses pieds un croissant argenté ; elle planait au-dessus des for êts ou rasait les vallées, éclairant, pareille à une comète, le chaume des cabanes ; des arcs-en ciel l’enlaçaient sans cesse de leurs auréoles ; elle tressait au milieu du prisme des guirlandes des fleurs et jetait négligemment dans les airs les pertes du jasmin et le corail des pavots.


XVIII.

Le ciel, embrasé par des météores de feu, lui souriait azuré comme une vague de la mer ; et, de même que le satin, changeant de couleur lorsqu’il tremble, allume les broderies dont il est parsemé, de même la voûte céleste s’allumait derrière elle et permettait à ces étoiles de scintiller au milieu d’un tourbillon de flammes.


XIX.

Ainsi, ce que n’avait pu produire l’eau du Léthé, elle le fit par son apparition. En effet mon âme se retrempa soudain pour un nouvel essor et fit jaillir d’elle une flamme nouvelle. Je vais donc raconter comment cette âme vainquit pour la première foi s son corps, comment elle le réduisit à n’être que l’ombre fidèle de ses puissances. Or voici que tout à coup, moi Hèr, écrasé par 1a foudre, je me réveille au milieu d’une forêt... sous une haie rustique.


XX.

Une horrible sorcière entonnait au-dessus de moi ses chants sauvages. « Ta patrie, hurlait-elle, est anéantie ! moi seule je vis, et mon sein t’a servi à la fois de tombe et de berceau. Couverte de cendre et fécondée par la poussière des morts, je t’ai mis au jour pour que tu sois le vengeur de la patrie. Fils de la cendre, Popiel sera ton nom.


XXI.

Tu es seul, mais les vertus de tes aïeux te rendront fort, et moi je te subordonnerai deux esprits, à ta droite un ange d’or, à ta gauche un esprit de carnage et de tempête. Vous serez trois, et vous aurez encore ma voix tonnante qui vous poussera à la vengeance. » Cela dit, elle me saisit pa r mes langes et les faisant tournoyer au-dessus de sa tête, elle en menaça le monde.


XXII.

Je n’étais pas encore un adolescent, que déjà la vengeance était l’unique nourriture de mon âme et la trahison celle de mon esprit. Souvent, je me le rappelle, il me semblait qu’un génie passait la main sur mes cheveux, ou, pareil à un ange me parlait dans mes rêves. J’ouvrais les yeux, ce n’était qu’un tourbillon de feuilles desséchées qui se dressait au-dessus de moi, comme un spectre livide, s’en allait au vent et quelques fois tombait sur ma poitrine. Alors ma main tremblait et mon poignard glissait de soi-même hors du fourreau.


XXIII.

Ô vous, premiers orages de mon âme, de quelle horrible manière vous vous rappelez à ma mémoire ! Je crois encore voir ce nuage sanglant dans lequel mon esprit tourbillonnait comme une colombe. Aujourd’hui encore, lorsque je viens à pénétrer dans une sombre contrée ou dans une forêt épaisse, une telle tristesse s’empare de moi que je voudrais m’arracher les entrailles, et que je demande grâce à mes propres souffrances.


XXIV.

C’est aussi à la clarté des étoiles sous-marines que je comparais alors l’apparition de ce peuple qui, loin de toute discorde, vivait dans ses chaumières, sous l’ombrage des pommiers qui lui donnaient sa boisson. Ses propres rois le gouvernaient, cette merveilleuse génération de Lekh qui renfermait dans son sein tout le verbe de la Pologne, et tenait en main la puissance et la verge miraculeuse de Moïse.


XXV.

Je connais bien maintenant cette faculté que l’esprit a de voir sous terre ; c’est un miracle qui se manifeste souvent dans un vieux mendiant de village poursuivi par les chiens qui le voient dans sa marche, tra înant après lui une chaîne d’esprits aériens semblables aux grues voyageuses. Le monde le raille, mais le paysan au cœur simple sait la puissance du mendiant sur les reptiles venimeux ; il sait que l’image d’un monde mystérieux se reflète sur sa terne pupille, rendue insensible à la lumière du jour.


XXVI.

Son regard, voilé par la main divine, glisse souvent sous terre, suit un filon d’or et parvient à percer les tombeaux mystérieux et les dolmens antiques. Alors le fond de ces sépulcres lui apparaît tout lumineux, la poussière des morts s’y dresse, prend des formes humaines, et va de nouveau se disperser dans le néant.


XXVII.

Oui, ce sont là les merveilles que voient ces pauvres souffreteux, tandis que souvent on se moque de leur attitude pensive. Cette sagesse qui force la vérité à lui livrer ses secrets, le front ceint d’une couronne de chêne, s’asseyait jadis avec le roi ou à ses côtés sur le trône, et traçait autour d’elle un cercle flamboyant d’esprits évoqués. C’est là cette sagesse qui, n’étant le partage ni du sorcier, ni de l’imposteur, a pour mission de guérir tous les maux de l’âme.


XXVIII.

Tout à l’entour on voyait les campagnes couvertes de bosquets, d’autels consacrés aux dieux, de tombeaux connus seulement des pâtres et de leurs chèvres, de troupeaux étonnés du mouvement incessant des oiseaux, de dolmens antiques oubliés depuis bien des siècles, abandonnés aux brouillards et aux orages, et dépouillés de toute verdure.


XXIX.

Parfois seulement une ancienne coutume venue de l’Inde et aujourd’hui perdue, venait comme une vision lumineuse interrompre le silence de la forêt. Quand mourait un guerrier célèbre, le peuple l’ensevelissait comme un autre Hector. Loin dans le bois, au milieu des brouillards du soir, on sacrifiait douze chevaux sur un bûcher ruisselant de sang, décoré de cornes de cerf, de têtes de sanglier et que la torche changeait bientôt en une seule colonne de flamme :


XXX.

Des bardes prophétiques apparaissaient autour du bûcher et des devins prédisaient l’avenir inconnu du monde. Tout ce que créait le chant, aussitôt les esprits infernaux le réalisaient. Chaque siècle avait ses grands autels de la vérité, son culte de l’esprit et ses prêtres ardents, qui, en marchant au-devant de la nouvelle foi, avaient pour le corps non des croix, mais des poignards.


XXXI.

Un sauvage mépris les animait contre leur corps et l’exaltation les enivrait à l’instar du jus de la vigne. Aujourd’hui encore maint tombeau druidique, étreint par des buissons de roses, alors que les flèches du soleil passent à travers ou qu’il est coloré des flammes diam antées de l’aurore, à peine on en a dépassé les sombres portes de granit, vous laisse voir des taches de feu et de sang.


XXXII.

Cependant le pèlerin ne recule pas à cette vue, et même il n’a pas plus peur d’y entrer à la clarté de la lune qu’une grue aux ailes lourdes ne tremble de se frayer une nouvelle route à travers les cieux. Entre ces autels, jadis teints de sang, les rayons de la lune et les aubépines sauvages semblent s’ouvrir des voies argentées, sur lesquelles la pensée vole aussi fugitive qu’un rêve.


XXXIII.

C’est parmi ces monuments sacrés que moi, esprit au front superbe, croyant à l’immutabilité éternelle du monde, je maudissais le présent qui m’accablait et foulais aux pieds leurs fronts chargés de mousse. Pierres funèbres, leur criais-je, tombez devant un esprit ; fuyez comme un troupeau de cerfs, fuyez devant ma pensée exterminatrice. Et vous, cadavres de ces sépulcres, périssez ou levez-vous !


XXXIV.

Et rien !... ce monde me narguait par son silence et sa course, lui qui se traîne à pas de tortue autour du soleil. Plus loin, toujours plus loin, sur la riante verdure des prairies (car j’avais exploré tout mon pays natal), rien encore ! Toutefois le peuple procédait différemment avec le cadavre de son prochain, qu’il brûlait dans une nacelle et envoyait dans la région des brouillards hospitaliers avec une compagne innocente et chérie.


XXXV.

Fils de peuples massacrés, être jusqu’alors inconnu de tous, quand je vis combien cette nacelle était préférable au chaume d’une habitation terrestre, quand je vis comme la flamme sifflait sous elle en faisant craquer les poignées de feuilles sèches et éclairant de ses terribles lueurs ces deux âmes endormies du sommeil de la mort et de l’ amour.


XXXVI.

Lorsque je le vis et que j’entendis le chant de la jeune fille, triste rossignol des tombeaux qui paraissait un tournesol d’or attaché au bois de cette nacelle sépulcrale, lorsque je vis cette fille emprunter au royaume des ombres une nouvelle voix, enfin quand à mesure qu’elle disparaissait elle ne me sembla plus qu’un fantôme, une ombre, un rêve, tandis que sa voix me parvenait encore comme renvoyée par des mondes invisibles.


XXXVII.

Oui, quand je vis tout cela, je me mis à envier à ce marchand son dernier voyage (car c’était un marchand qu’on brûlait ainsi) ; et je l’enviais sans savoir cependant pourquoi, tremblant d’être un jour si pauvre d’esprit que je n’en perdisse les ailes qui vous portent vers un monde surnaturel, tremblant, dis-je, de devenir farouche comme un lion, et d’aller dans cet autre monde, avec un effroi satanique, comme un esprit isolé de tous et sur une nacelle tout e noire.


XXXVIII.

Épouvanté, je revins dans les forêts de ma patrie et bientôt après le roi Lekh me prit pour écuyer. J’avais l’œil menaçant, la main prompte et c’est toujours au sommet de l’échelle sociale que visait mon ambition. Quant à mon cœur, il était abreuvé de poison ; le génie de la vengeance, mon premier apôtre, me brouillait sans cesse avec les hommes et avec mon propre sort ; souvent même sa voix n’avait rien d’une voix humaine.


XXXIX.

Or chaque fois que j’écoutais ses conseils, si funestes pour mon âme, je sentais qu’une main invisible levait tous les obstacles sous mes pas. Pâle, je regardais agir cette puissance, croyant qu’un aigle blanc des montagnes s’abattait sur mon casque, s’asseyait sur mon front, et semait des foudres sur mon chemin.


XL.

Un jour, je voulus être chef, et aussitôt un sang furieux foudroya le cerveau de deux vayvodes. C’est depuis lors, que moi, jadis pâtre paisible, allié pour jamais aux esprits infernaux, je suis devenu si terrible que l’homme à qui j’ai voulu nuire, à peine l’avais-je menacé de ma pensée seulement, se sentait déjà frappé de mon regard à travers l’acier de mon armure et si je venais à effleurer son cœur, aussitôt il tombait sans vie.


XLI.

Le monde s’était assombri ; enfant des bois, je regardais l’humanité comme une forêt condamnée à être abattue. La pâleur des grands fantômes dont j’étais devenu le chef m’effrayait du fond de leurs visières. Je devins la main droite du prince ; je ne voyais pas une plus vaste carrière ni un but plus digne devant moi. Dans un château de cèdre, aux bords d’un de nos grands lacs, j’étais le premier parmi ceux que nous appelons les Vayvodes d’or.


XLII.

Apprenez ici comme les cabales des esprits sont terribles, quels pièges affreux il s nous tendent ! Une fois, au retour d’une expédition lointaine, tandis que les éclairs brillaient à travers les longs filets d’une pluie sanglante, moi et mes guerriers nous vîmes des ailes d’aigles tués, aussi nombreux que le sont dans certains cimetières de ma patrie les ossements des Germains.


XLIII.

Leurs plumes ruisselaient d’eau ; du sable il s’en dressait quelques unes d’une si gigantesque dimension que, lorsque j’en pris une et la soulevai de ma lance, cette aile pareille à un grand fantôme nébuleux, en se relevant paresseusement de son ornière, comme un esprit endormi dans la fange à la lueur des foudres et évoqué par des conjurations cabalistisques, cette aile, dis-je, atteignit de son sommet le panache rouge de mon casque.


XLIV.

Un tel mystère et quelque chose de si humain, enveloppaient cette aile que je m’écriais : « dites moi, ô vautours, est-ce un éclair qui, vous brûlant au sein d’un rapide tourbillon de vent, vous a ainsi déchirés en lambeaux ? vous êtes-vous disputé l’empire de la lune en vous entrechoquant masse contre masse dans les airs ? vous êtes-vous livré un combat sanglant pour une proie, ou est-ce tout simplement pour la gloire que vous vous êtes exterminés ? »


XLV.

« Comment le nommer, dites-le-moi, ce champ de bataille mémorable, rouge aujourd’hui d’éclairs fulgurants, ce champ où je vois tant d’esprits foulés sur le sol et tant d’ailes brisées ? » C’est ainsi que je parlais, après avoir appris à l’école du malheur à prendre pitié des pleurs et des tombeaux inconnus, quand soudain je vis mes guerriers ramasser ces ailes et en orner le dos de leurs cuirasses.


XLVI.

Ce spectacle si nouveau, si majestueux, à la chute du jour, dans un lointain h orizon partout sillonné d’éclairs, cette armée dont chaque guerrier semblait un vampire ailé, terrible dans sa noire armure dorée par la foudre, tout cela était tellement effrayant, que j’en ressentis un frisson glacial. « Gloire à Dieu, m’écriai-je, le monde chancèle ! c’est sous le choc de ma poitrine qu’il croulera. En avant donc, ô mon esprit, conduis mes phalanges ailées !»


XLVII.

À ces mots je m’attachai aussi des ailes sanglantes et mouillées qui me couvrirent tout le casque. En les prenant, j’avais pour but la gloire, tandis que mes guerriers songeaient seulement à revenir plus vite chez eux par la puissance de leur vol. Oh que les mobiles qui dirigent les éléments de notre être corporel sont étranges, et combien, devant la vérité, cette maîtresse suprême du monde, les aigles, bien qu’ils fassent tous le même bruit, paraissent différents !


XLVIII.

Joyeux, nous volions vers nos foyers, et devant nous fuyaient arbres, vergers et cha umières. Une fois au but, mes guerriers se rangèrent dans la cour du château, et j’y entrai semblable à un ange noir et ailé. Le rideau de pourpre qui séparait le roi du vulgaire, s’ouvrit en étincelant de mille étoiles de fleurs : le prince apparut dans les reflets de cette pourpre, me toisa de son regard et laissa tomber son sceptre d’ambre.


XLIX.

Je vis tout à coup disparaître de son front et la sereine bienveillance qui planait comme une hirondelle sur ses cheveux gris et sa bonté silencieuse ; puis son visage, devenu cadavéreux et froid, me glaça de son aspect au point que je me tins contrit comme un moine, les yeux baissés et fouillant de ma pensée au profond de mon âme. Je me demandais si le subit orgueil de ma victoire n’avait pas fait naître dans l’esprit du monarque quelques pensées secrètes et ne lui portait pas ombrage ?


L.

Alors lui, regardant mes ailes et mes plumes que coloraient les lumières de la sa lle et que le reflet de la pourpre rendait encore plus terribles, les abattit sous son sceptre. On me saisit, et déjà mon âme sombre et impure me conseillait de me sauver en fondant avec mon glaive au milieu de la cour terrifiée sur le roi, le briser lui et sa puissance.


LI.

Mais, dans un moment de fureur plus court que la durée d’un éclair, je n’osai pas tenter un si grand coup. Plutôt que de profiter de l’effusion d’un sang de famille et de me montrer au grand jour, tenant à la main mon glaive qui eût plutôt ressemblé à un serpent qu’à une arme, je préférai voir ma tête chanceler et tomber dans la poussière comme un chêne séculaire.


LII.

Je me laissai donc saisir, et seul, dans un noir caveau, enchaîné à des colonnes de granit, comme l’araignée, cette sombre travailleuse, je me mis à tisser de mes chagrins et de mes insomnies une longue trame de pensées. Il me semblait voir s’asseoir sur mon casque des fantômes d’aigles et mes épaulières se charger de têtes de Méduse toutes pâles et sanglantes.


LIII.

Mon âme était si forte, si riche de facultés, elle gouvernait avec une telle puissance mon corps, qu’elle parlait sans cesse par l’écho d’un monde spirituel ; de son abîme plein d’horreurs, car notre âme est un abîme où tourbillonne un essaim de noires pensées, elle puisait la force terrible de lancer un coup et en frappait comme avec une foudre.


LIV.

Celui qui croyait me calmer et apaiser les orages de mon esprit par la prison, celui-là était dans l’erreur. Mon âme grondait sans cesse ; le roi Lekh l’entendait, il sentait que, vampire invisible, je le mordais et le courbais jusqu’à terre. Encore enfermé en moi-même, je ne faisais faire aucun effort à mon esprit, et cependant je commandais déjà une phalange de génies infernaux, esclaves fidèles qui ne me quittaient ja mais.


LV.

Ô vous qui ne rencontrerez jamais ici bas votre véritable ange gardien, qui ne voyez la vie que dans votre chaumière, et pour qui Dieu se voile de nuages éphémères, pour vous l’image de ces faits ne signifie rien. Pour d’autres, en dépit du diapason de mon âme et du terrible orage qui gronde dans mon chant funèbre, ce chant ne paraîtra pas différent de toutes les rapsodes connues.


LVI.

Une fois vers minuit, tandis que je dévorais ma colère, je crus apercevoir tantôt une apparition blanche, tantôt une forme noire et indécise, tantôt enfin une étoile qui me jetait son regard en filant. Et en effet, je voyais la ravissante figure de la fille du roi, dont un rayon de lumière, parti de ses doigts de rose changés en rubis, perçait la poussière et les toiles d’araignées de mon cachot.


LVII.

Ses cheveux dorés, tombant en tresses jusqu’à ses pieds, se traînaient sur les dalles verdâtres ; les tresses étaient fermées par deux épis d’or que surmontaient des fleurs de pierres précieuses. Ces fleurs semblaient être deux génies animés, regardant le ciel et pareilles à des figures d’anges ou d’esprits malins qui sortent de l’onde et fixent les yeux sur l’ondine qui marche au-dessus des vagues.


LVIII.

Les joyaux éclatants se rappellent à ma mémoire, plutôt que le reste. Un brouillard épais me le dérobe encore, à ce point que je ne tente pas même d’évoquer en rêve l’image de cette divine créature. Mais le génie de la mémoire me représente éternellement et le plis de sa robe et les deux épis d’or, et ses pieds blancs qui s’avançaient vers moi comme deux croissants fantastiques.


LIX.

Et moi, caché au fond de mon antre de granit, accroupi comme un monceau d’esprits infernaux que la lumière fait ressemb ler à un amas de couleuvres, de membres et de chaînes, hérissé d’ailes comme un des démons de cette nature antique et primitive qui, ainsi qu’on le sait, a produit des dragons couverts de flammes et volant dans les airs ;


LX.

Moi, me rappelant qu’après avoir servi le trône j’avais été injustement payé de la plus noire trahison et croyant le roi mon débiteur, moi, dis-je, alors effleuré par le regard de sa fille, je hérissai mes ailes toutes salies contre elle, et, le visage tout pâle, je lui montrai mes yeux par-dessous mes plumes avec une telle intensité de colère que j’aurais pu la brûler de mon regard comme d’une flamme dévorante.


LXI.

Pauvres esprits que nous sommes, forcés de puiser toujours à la même source nos plus belles couleurs. Voilà encore le dragon d’Andromède, faisant briller ses défenses ; voilà encore cet autre affreux serpent é toilé qui, dans l’Edda, s’avance vers le soleil, ramasse avec sa queue les étoiles, ces fleurs de la voûte azurée, les engloutit dans ses poumons embrasés et les rejette imprégnées de son haleine de feu.


LXII.

C’est sur la splendide vierge que, furieux, infernal, puissant et d’autant plus terrible que j’étais malheureux, je fixai tous les éclairs de mes yeux, ayant plus soif de sa possession que de la liberté. Comment alors cette vierge de bon secours m’ouvrit-elle un guichet dont l’huile avait silencieusement forcé les gonds ? c’est là ce qu’il faut laisser dans l’oubli, car un nuage sanglant me dérobe le tableau.


LXIII.

Mais elle, chaste, pure, et n’ayant pas la conscience de son action, m’enleva d’une seule parole vers des régions sublimes. Alors cette divine maîtresse du chant et de la harpe, animée d’un esprit tout céleste et se ra ppelant peut-être une existence primitive menée par elle dans l’antique Rome, se mit à me raconter comment elle avait lu dans le livre d’une Sybille qu’un jour des aigles, montés sur des chevaux, lui arracheraient sa couronne de la tête.


LXIV.

L’étrange songe fixa si profondément sa vision dans sa mémoire qu’elle en fit un récit exact à son père, et déjà, tout pensif et le front assombri, il allait appeler les devins pour avoir l’explication du rêve quand, revenant soudain, moi aigle armé, je rangeai dans la cour du château mes guerriers parés de leurs dépouilles ailées, et réalisai ainsi le rêve aussi clairement que si c’eût été à la lueur des éclairs.


LXV.

Voilà ce que me dit l’infortunée en s’accusant presque elle-même comme d’un crime d’avoir rêvé au moment où, à la clarté de la lune, aux éclats de la foudre et hér issés de nos ailes, nous réalisions sa vision. Mais par la puissance que les sombres démons exercent sur la volonté des humains, les images du songe tombèrent sur elle, le carnage sur les aigles et les ailes sur moi.




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