I.
La lune planait en plein et les étoiles scintillaient dans toute leur clarté ; les grillons et les cigales chantaient au milieu des herbes ; le château s'élevait tout pensif sur sa montagne sablonneuse : le froid du nord, l'odeur des fleurs sauvages et les battements de mon cœur attristé en présence de cette sombre nature, toutes ces impressions se faisaient doublement sentir en moi, alors que je l'avais, elle, à mes côtés et mon cheval prêt à m'emporter au vent.
II.
Qu'elle était ravissante ! d'une main elle soulevait ses tresses et de l'autre m'indiquait les déserts du nord. « J'ai horreur du nord ; lui dis-je, car l'homme y est impuissant contre les orages ; mais j'ensanglanterai mes éperons dans les flancs de mon cheval, et je courrai à travers le monde jusqu'à ce que les nations de la terre me montrent une femme aussi belle que toi, fût-ce la reine du feu ou des ondes.
III.
Sinon je reviendrai comme un spectre en courroux. Et toi, enchanteresse, rappelle-toi de l'ombre qui aura fui d'ici, projetée par la lune sur la verdure et formée par le coursier, les ailes d'aigle et le cavalier. C'est la lune qui en ce moment donne à ce fantôme un si terrible aspect ; le vent le chasse de ces lieux ; le malheur le rend fou et si Dieu l'épargne au milieu des orages, il se peut qu'il revienne ici porté par la foudre. »
IV.
À ces mots je menaçai le monde d'un geste de la main, d'un air d'autant plus furie ux que j'étais seul et sans force. Des étoiles fixées à leur voûte diaphane avaient les yeux ouverts et l'ouïe tendue ; à l'orient un ruban boréal brillant d'un sombre écarlate formait à l'horizon des plaines grisâtres un mirage si décevant qu'elles paraissaient ondoyer comme une mer sur la route de l'aurore.
V.
Diane, l'étoile matinale, tantôt blanchâtre comme une feuille de bouleau, tantôt verte ou purpurine comme une feuille de rose dorée, se plongeait dans le sein des brouillards diaprés, aussi inconstante que la mélancolie au cœur d'une jeune fille. Moi, dans ma soif d'une nouvelle vie, déployant comme des ailes mes bras vers l'orient, et pareil à un esprit aux traits pâles de souffrance, je fuyais ma propre pensée plus encore que mes geôliers impitoyables.
VI.
Aujourd'hui le monde entier est connu, est découvert par l'esprit ; mais alors, mystér ieux comme une apparition fantastique, il excitait d'une manière fascinatrice à la conquête, par le brillant de la nouveauté, pour détruire aussitôt le charme par l'horreur du carnage. Il poussait des cris pareils à ceux d'un enfant qu'on étoufferait et qui prendrait les éclairs de votre armure pour une vision infernale.
VII.
Il n'est pas de sombres forêts où je n'aie erré en aiglon terrible de l'avenir porté sur les ailes du vent. Quiconque me rencontrait, croyait voir Satan, car avant que ma figure ne le frappât, il apercevait déjà tout, et mon armure, et mes ailes, et le grand marteau qui pendait jusqu'à mon genou, et ma lance qui flamboyait parmi les sapins dans les airs, avec sa pointe d'acier plus brillante que la flamme.
VIII.
Dans un cimetière isolé, au milieu des sapins, un jour je rencontrai les sauvages Germains au front toujours pensif. Ô e sprit, peintre d'un passé depuis longtemps évanoui tu vois encore leurs murailles de bois, leurs chars, leurs foyers, leurs figures éclairées par la flamme, les blancs tombeaux des ossements romains, et sur ces tombeaux les aigles arrachées aux légions de Varrus et semblables à des lampes et à des couronnes d'or.
IX.
Tu les vois, et aujourd'hui encore tu te demandes quelle force a animé ta voix et ta langue : « Ô vous, m'écriai-je, qui êtes aussi nombreux que les étoiles du firmament, aussi terribles que la foudre quand elle brise les portes du ciel, sachez-le bien, c'est par vous que moi, fils de la cendre et du génie de la mort, j'exterminerai le monde ; oui je l'ensevelirai sous vos pas. À moi donc, guerriers, à moi ! » Cela dit je leur montrai la blanche étoile du jour qui poignait au-dessus des forêts. Et tous se levèrent comme un seul homme.
X.
Oui, tous par milliers se levèrent farouches et prêts à voler au carnage. Une seule figu re, placée à l'écart au milieu des fleurs, resta immobile. Sa blancheur transparente me frappa ; elle était endormie ; une bonté merveilleuse s'épanouissait sur son front calme et serein que l'aube argentait. C'était une statue gisant dans les herbes sauvages, aux bords d'un ruisseau et comme enflammée par les feux de l'aurore.
XI.
Et en la voyant je me dis : « cet être à la blancheur immaculée, est-ce quelque reine de peuples exterminés, que des paroles tristement magiques ont endormie ici sur ce lit de violettes ? » Mais soudain un barbare lui asséna un tel coup que la tête vola du tronc, pareille à une lampe, ennemie joyeuse des ténèbres : elle s'arrêta un instant dans les airs comme une étoile et fila toute rayonnante.
XII.
La colère fit bouillonner le sang dans mes veines. Tirant mon glaive, j'en portai un si rude coup au barbare que sa tête écla ta en deux comme une grenade purpurine. Alors je me mis à la contempler, cette horloge de la vie ouverte à mes yeux, avec ses veines rouges mystérieusement entrelacées, et voyant en mouvement tous ces ressorts de l'âme, je comparai les deux têtes comme deux esprits.
XIII.
À peine l'eus-je fait que de nouvelles puissances, évoquées sans doute par la statue vengeresse, accoururent à mon secours. En vain alors mille frondes m'assaillirent de leurs projectiles ; plus terrible que la foudre qui broie les forêts, je parvins à imprimer à ce peuple une telle terreur, à le remplir d'un tel enthousiasme qu'il m'adora et me proclama son César.
XIV.
Aujourd'hui cette contrée est plongée dans un sommeil profond : peut-être la blanche statue y gît-elle encore ; peut-être dans quelque chaumière aux bords de l'Ister, chante-t-on encore mon histoire à laquelle personne ne veut ajouter foi, et personne ne sait co mment la statue vengée m'envoya des héros pour l'extermination du monde, comment, après m'avoir aperçu, elle évoqua autour de moi un essaim d'esprits lumineux.
XV.
Les hommes ignorent par quelles paroles, par quels faits, par quelles tortures je suis parvenu à rassembler ces millions d'esprits dont la vue maintenant m'effraie toutes les fois que je les appelle : mais aussi je ne demande leur secours que quand les forces me manquent ; et ils m'arrivent de différents côtés et de sphères différentes, et rayonnent autour de moi comme des cercles de feu qui se croiseraient au sein des nuages.
XVI.
Ce sont là les réflexions que roi-esprit, seul au milieu des barbares, je faisais jadis sur les phénomènes qui apparaissent à la naissance des peuples et disparaissent dès que la greffe a pris sur l'arbre. Les foudres et les éclairs qui accompagnent ces moments primitif s, la terreur et l'angoisse qui alors président le monde, saisissent de frayeur comme le chant du coq au tribunal de Pilate.
XVII.
Il semblerait que les oiseaux du matin ne veuillent pas cesser de chanter, et leur chant est triste comme le cri d'un enfant ; le ciel s'obscurcit comme saisi de cette espèce d'horreur qui précède l'aube ; les étoiles brillent d'une lueur plus forte ; les hommes s'échauffent leurs mains à la flamme des villes incendiées ; épouvantés par le silence du moment, ils semblent tout prêts à renier l'esprit divin, et cependant ils jettent autour d'eux un regard inquiet pour voir si Dieu ne les entend pas.
XVIII.
Eh bien je sentais alors tout cela, bien que mon sang battît comme une foudre dans mes veines ; mon casque résonnait, mon panache brûlait d'un feu ardent, mon marteau lançait des étincelles pareilles à des croissants ; tout enfin prenait vie autour de moi ; et mon c oursier de parler, ma lance de grandir, mon glaive de s'animer, les vents de m'apporter des conseils, les nuages de me défendre, tandis que les croassements des corbeaux m'annonçaient un jour fatal et que des phalanges circulaires de grues me prédisaient au contraire le bonheur.
XIX.
C'est ainsi qu'averti par toutes les puissances terrestres, je vins à fondre sur ma malheureuse patrie. Le roi n'était plus, et son peuple décimé contemplait sa jeune reine comme une étoile vivante. Elle aussi, couverte de sa cuirasse d'or peinte de diverses couleurs, elle se montrait, fantôme brillant, dans le terrible tourbillon des combats. On eût cru voir l'ange blanc de la gloire.
XX.
Autour d'elle c'étaient un camp continuel de guerriers, des cuirasses noires, des glaives, des boucliers et au-dessus de sa tête un dais mouvant d'étendards. Chaque fois que le soir ternissait le ciel de ses brouillards, alors, à l'instar des oiseaux de nuit ou des fantômes, surgissaient des marais les Venèdes et les Tchoudes, les jaunes Pétchénègues, les Tartars d'outre mer, qui remplissaient l'horizon de milliers de flèches. Mais ce n'était rien encore que de les voir au combat ; le plus horrible c'était de les entendre hurler.
XXI.
Je me rappelle encore ces cris et ces hurlements de différentes nations et en différentes langues, lorsqu'avec les flots de mon armée j'acculais les phalanges de ces peuplades aux rives de la Vistule. Enfin, à la pointe du jour, ils m'expédièrent les Anciens de leur armée, en implorant la paix et un morceau de terre à peine suffisant pour un tombeau.
XXII.
Assis sur la peau d'un lion à la crinière dorée, dans un modeste char germain, je leur dis : « que les vierges, filles des premiers vayvodes dénouent d'abord leurs tresses, que Vanda elle-même, fondant en larmes et pâle de douleur, vienne verser du vin dans nos coupes, et que mes Germains élèvent cette belle aux cheveux d'ambre sur leurs boucliers.
XXIII.
Et quand, placée sur le disque d'un bouclier de cuivre, proclamée reine par les peuples sauvages, elle nous aura entonné un hymne pour les générations futures et charmé ainsi nos âmes farouches, moi alors, j'ouvrirai mes bras palpitants pour qu'elle s'y réfugie comme une colombe et me demande de ses lèvres rosées, tout ce qu'elle voudra, la terre, oh même la moitié du ciel ! »
XXIV.
Les vieux Svityne et Tchertchak s'éloignèrent avec cette réponse. À mes yeux, vague jusqu'alors, la figure de l'enchanteresse commença à briller d'un éclat solaire et rayonna de plus en plus. Aussi quand je m'étendis sur mon lit de camp, tout un enfer m'apparut, sillonné sans cesse par la foudre, sombre et rouge de vapeurs comme une forge.
XXV.
Je déchirais sur ma poitrine mon pourpoint de cuir et j'étais comme cloué à mon lit. C'est alors qu'elle se montra dans cet effrayant tourbillon de flamme, pareille à un esprit enveloppé d'arcs-en-ciel radieux. Au-dessus d'elle une chaîne d'étoiles harmonieuses qui composaient un chœur d'une mélodie toute aérienne, faisait vibrer sur des tons magiques et divers le plus sublime des chants.
XXVI.
En entendant ces voix avec lesquelles s'avançait vers moi la jeune vierge, mon âme sortit presque de mon corps pour aller à sa rencontre. Elle bleuâtre et rouge au milieu de ce chœur de feu, et faisant tournoyer son chant comme les ailes aériennes d'un moulin, elle troubla mon esprit au point que je m'arrachai les cheveux et qu'en suivant ces chants je me sentis déjà presque fou et comme entraîné dans un préc ipice.
XXVII.
Il faisait encore nuit ; je ceignis mon casque, je m'élançai sur mon coursier à bride abattue. Je me rappelle encore cette atmosphère d'un gris perlé vaporeux et la tour ébréchée de ce château dominant la Vistule, où le peuple avait enfermé sa reine dans des remparts de guerriers et de pierres. Arrivé là, je sonne de mon cor d'airain, j'en fais trembler les airs jusqu'à ce que le hennissement des chevaux me réponde à l'entour.
XXVIII.
Alors paraît le vieux vayvode Svityne, frottant ses yeux encore rouges de sommeil. « Va, lui dis-je, je regrette mes paroles d'hier, je t'ai montré un visage trop sévère. Que votre jeune et belle reine vienne remplir ma coupe, soulever ma visière et peut-être alors lui sera-t-il plus facile de me chanter un hymne et de tomber dans mes bras. »
XXIX.
À ces mots, le vieillard sans me répondre me conduisit aux bords de la rivière v ers un groupe de peuple. Des pêcheurs tenaient leurs filets argentés, des prêtres portaient des torches, bien que le jour brillât déjà ; quelques rapsodes avec leurs luths étaient assis au sommet d'un petit rocher sous un saule pâle, enveloppés des brouillards du matin. Sur les collines on allumait des signaux.
XXX.
Ici je vis dans la prairie un grand mouvement parmi les jeunes filles et les femmes vouées au service de la reine. Les unes portaient des fleurs, des encensoirs d'argent, des diadèmes d'or en forme de croissants. Les autres, cueillant dans les herbes des bluets pour en faire une couronne, jetaient dans l'air argenté, dans les brouillards grisâtres, des milliers de couleurs en offrande aux divinités du fleuve national.
XXXI.
Monde étrange ! étrange tableau que j'évoque ! mais combien de fois l'aurore purpurine, et les fleurs que je cueille couvertes de rosée, et les oiseaux de la forêt qui se réveillent à l'aube du jour, et les couleurs du prisme que j'emploie à peindre mes pensées, quand mon esprit s'allume comme un flambeau, combien de fois, dis-je, ne m'ont-ils pas rappelé ce tableau si douloureux, cette jeune reine gisant morte sur la prairie.
XXXII.
Elle ressemblait à la lune dont le soleil, par un jour d'automne, efface à son lever le premier éclat ; aussitôt l'astre des nuits se fond dans l'air azuré, le front légèrement coloré, et ensuite, planant au-dessus d'une guirlande de forêts où le vent fait frissonner les feuilles d'or à côté des feuilles de flamme, pleine, ronde, pâle, elle finît par se vaporiser comme une ombre argentée qui s'enfonce dans les airs.
XXXIII.
Telle était sa pâleur déjà un peu bleuie par l'horreur du trépas ; telles étaient les perles de ses lèvres qui grimaçaient d'un sourire convulsif devant les Ondines de la Vistule. Du reste elle se laissait tranquillement parer par ses femmes de sombres feuilles d'if, d'une couronne d'or et d'un collier d'ambre. La terreur rendait le cadavre plus effrayant encore aux yeux du peuple.
XXXIV.
Mais cette terreur arriva à son comble lorsque, découvrant mes traits farouches et jetant un regard sombre de dessous ma visière, je brisai mon glaive et en fis voler les morceaux et les éclairs au-dessus de ma tête. Les vapeurs ténébreuses de mon âme et les étincelles dorées du glaive s'élevèrent comme un ouragan olympien au-dessus de mon panache flamboyant. On eût dit que mon génie était venu tout en feu se poser sur mon casque.
XXXV.
Le premier cri qui sortit de ma bouche ne ressemblait plus à une voix humaine, c'était le cri d'une bête féroce. Il réveilla mes cent mille Germains qui s'avancèrent sourdement comme une mer qui gronde au loin. Alors j'élevai un bûcher effrayant, royal et s i haut que les ondes de la Vistule arrêtées par cette digue, par cette hécatombe de cadavres, se dressèrent comme un spectre ensanglanté de géant.
XXXVI.
Mais avant que d'être livrée aux flammes, que de plaintes affreuses n'a-t-elle pas entendues ! « Ô cheveux, m'écriai-je, je ne laisserai pas vos boucles se sécher dans le feu de leurs liquides diamants ; j'ordonnerai aux ombres souterraines de se transformer magiquement en un temple plein de détours et de piliers, et là, ô vierge, je te déposerai dans un cercueil d'albâtre, je te ferai garder par l'éloquente mnémosine des siècles passés, par la Colonne funéraire !
XXXVII.
Oui, je te déposerai en silence sur un linceul de satin blanc, embaumée, endormie d'un soleil éternel ; puis comme un lion, couché à tes pieds, je troublerai ton sommeil tranquille de mes profonds soupirs. Alors peut-être toi, tu te lèveras et, par un baiser, me faisant connaître l'aurore du jour du réveil suprême, tu me fixeras, ô mon amie, dans ces sombres souterrains, en lisant éternellement des paroles mystérieuses sur des blocs de rochers.
XXXVIII.
Et tandis que je serai là dans un séjour sans soleil, sans étoiles et sans lune, où règne une tristesse sombre et sans fin, moi, guerrier semblable à un ouragan assoupi, les paupières ouvertes, fixes et sèches, comme alors toi, ma rêveuse lectrice, en versant ta mélodie perle par perle dans mon oreille, toi maîtresse de la parole et du chant, comme alors, dis-je, tu changeras pour moi des siècles en minutes par la magie de ta voix. »
XXXIX.
C'est ainsi que je parlais en pressentant les mystères d'outre-tombe. Et embrasé d'une nouvelle ardeur, je voulus la déposer sur un pavois de glaives, l'envelopper dans un sanglant étendard de guerre et, loin d'une contrée où le soleil meurtrit le corps de ses feux impit oyables et précoces, fuir avec elle dans la froide Islande, terre calcinée par la flamme de sept volcans aujourd'hui éteints.
XL.
« Là, m'écriais-je, là sur les glaciers, je la déposerai pareille à une fleur cristallisée, je l'ensevelirai brillante sur un rocher rougi par des éclairs de volcan. Et alors sur sa cime, parmi les aigles sauvages, plus farouche que les ouragans, plus terrible que les vagues, je me laisserai glacer par le froid et dévorer par le feu. »
XLI.
C'est ainsi que mes pensées prenaient des formes colossales ; c'est ainsi que mon esprit, faisant jaillir les éclairs de sa nature primitive, brisait les chaînes fatales de son nouveau corps, et cachait toujours la foudre au sein du nuage. Bientôt une assemblée solennelle du peuple se réunit et me revêtit de la pourpre royale des Lekhs. Tous étaient frappés d'une ignoble frayeur : je m'assis sur mon trône ; mon front s'assom brit.
XLII.
Qui oserait se vanter de ce que je vais avouer ? qui oserait le mettre dans des pages humaines non comme une confession mais pour une gloire éphémère ? J'avais résolu d'épouvanter les cieux eux-mêmes, de frapper à leur voûte comme sur un bouclier d'airain, d'en déchirer, d'en ouvrir l'azur par mes crimes, et de faire trembler sur leur base les colonnes de la loi, siège de l'ange de la vie, jusqu'à ce que enfin Dieu se montrât dans les cieux à moi, oui Dieu, mais la face toute pâle !
XLIII.
« Et si Dieu même, me disais-je, ne fait pas voir sa figure au-dessus de cette cité violée de la vie, il se peut qu'alors des comètes flamboyantes accourent à travers le ciel, présentent à la terre leur face étonnée et comme des fantômes déploient leurs queues au-dessus de mon bourg ; l'une, d'abord, puis une autre et après elle une troisième. Qui sait si, tout souillé de sang, je ne m'en eff rayerai pas moi-même, et peut être alors à leur suite des soleils rouleront-ils par milliers.
XLIV.
Peut-être aussi les cieux se rempliront d'apparitions et de figures solaires à l'œil sanglant. Et ce ne sera plus autour de moi qu'une vapeur de cimetière, que des orages, des vents, des flammes et des frimas continuels, des pluies de sang et des voix parties du fond des sépulcres. Le soleil pâlira, la lune s'arrêtera dans son cours, l'étoile gémira ou hurlera de désespoir, la nature montrera que l'homme ne lui est pas indifférent.
XLV.
Autrement, continuais-je, si j'agis avec ce peuple comme un roi en démence et que la vie se cache comme un serpent dans son trou et comme si elle ne sentait aucune de ses plaies, les hommes ne seraient dès lors que poussière, et moi-même que serais-je ? poussière aussi, matière forgée ici bas en glaive d'un jour, glaive d'autant plus terrible q ue ce n'est pas la main des esprits mais sa propre volonté qui l'aurait jeté sur la terre. »
XLVI.
À peine avait-je conçu cette idée que mon regard, un de ces regards clairs et secs qui pénètrent sourdement dans les pensées humaines pour fouiller jusque dans les os les vestiges des esprits, la réfléchit autour de moi. Aussitôt Tchertchak qui implorait lâchement sa grâce à mes pieds, fut livré aux bourreaux, et après lui je ne sais quels devins dont je vois aujourd'hui dans les ténèbres les deux têtes sanglantes.
XLVII.
J'envoyai la cour et les serviteurs du Vayvode le rejoindre, sous prétexte qu'ils tramaient un complot. Du haut de ma tour je contemplais cette longue chaîne de condamnés qui allaient à la mort, les fers aux pieds et des torches à la main. Et les cieux ? hélas les cieux conservant leur azur comme s'ils eussent ignoré le sort de ces malheureux, regardaient ce spectacle d'un air calme et indi fférent où perçait cependant une certaine tristesse.
XLVIII.
Un cortège immense de victimes défila ; je crus que je verrais apparaître leurs fantômes, pareils aux cygnes rosés dont les cris semblent faire gémir et pleurer l'air, ou que des murailles couvertes de caractères flamboyants sortiraient, fileuses terribles, des araignées de feu se balançant sur leurs toiles ignées et traçant dessus le plus infernal arrêt contre moi.
XLIX.
Je crus encore que mes nuits seraient agitées, mes journées sombres comme des nuits sans étoiles, que j'entendrais des gémissements dans les ténèbres, un cliquetis d'armes et des souffles de glace ou de feu sur mon front ? Et de tout cela rien n'eut lieu ; cet esprit tout puissant auquel j'avais déclaré la guerre laissa son enfant impuni. Alors ma fière et dure poitrine se souleva, car j'étais résolu à provoquer à outrance le mépris divin.
L.
Je vois de mon ancien regard cette œuvre hideuse de mon esprit d'autrefois, alors que des steppes entières, couvertes aujourd'hui de tombeaux, étaient appelées steppes rouges par le peuple. On s'aperçut soudain que mon corps enlaidissait, que je prenais les formes de l'ange maudit. Les hommes croyaient voir mes entrailles pourrir ; je gisais assoupi comme un boa qui bâille.
LI.
Parfois, monté sur la plate forme de ma tour, j'ordonnais qu'on m'amenât comme un troupeau de brebis et par différents chemins les premiers Vayvodes et Joupanes de l'empire. On les déposait dans des tombeaux ensanglantés, on couvrait leurs bûchers de ronces et de noirs genièvres et d'en haut, comme un vautour farouche, je regardais ces milliers d'incendies mouvants.
LII.
Souvent à mes yeux dix étoiles, dix soleils s'embrasaient à la fois, j'entendais à la fois dix cris épouvantables. Et cependant ma poitrine ne se gonflait pas d'émotion, l'effroi ne saisissait pas mon cœur. Comme un démon, je restais là tranquille sous le poids de ma couronne, et les compagnons de mes crimes regardaient le plus grand de tous les objets d'horreur, ma figure couverte d'une pâleur mortelle.
LIII.
On s'étonnait de ne pas me voir aboyer comme un chien, ni rugir comme un lion, ni grincer des dents comme un démon. On ne se doutait pas qu'en esprit inspiré, j'attendais les étoiles vengeresses, les pluies de sang, et alors je saisissais de nouveau mon glaive et de nouveau je rendais le monde entier furieux contre moi ; puis je me remettais à demander au ciel obscurci si, par ce glaive que j'enfonçais dans une poitrine humaine, je ne frapperais pas d'horreur une puissance divine quelconque.
LIV.
Je rendis toutes les facultés de mon âme pour inventer des milliers de tortures, bû chers immenses, vaisseaux se fendant en deux sur la Vistule, roues et chevalets allongeant les corps ; vaines inventions ! ce pays inconcevable dans son martyre résista toujours et usa tout par sa patience. Le ciel lui-même le supporta aussi patiemment tant que je ne brisai que les ressorts matériels de l'esprit.
LV.
J'allai plus loin encore et dans le choix du supplice, ne pouvant créer rien de plus horrible, je commençai à violer les lois divines les plus sacrées, pour ravaler la nature elle-même. On amena ma propre mère à ma cour et au lieu de me jeter à ses pieds, de tomber dans les bras de cette vieille Sibylle en haillons, je fis servir son corps de mèche à une torche résineuse.
LVI.
Je dis au peuple qu'elle m'avait jeté un sort, qu'elle me rongeait le cœur, qu'elle empoisonnait mes épouses ; elle se mit à courir comme un oiseau, la chevelure toute en fl ammes et s'éteignit enfin dans d'indicibles souffrances. Alors la corruption envahit ma figure et montra par sa teinte verdâtre que l'enveloppe de mon esprit se déchirait. Et cependant il n'avait pas conscience de lui-même dans son corps, plongé qu'il était dans une profonde léthargie, dans un mal noir.
LVII.
Une seule fois, j'eus le courage de me mirer dans mon bouclier ; je me vis plus noir qu'un cadavre qui depuis un siècle eût reposé dans son cercueil, abandonné déjà des vers épouvantés à l'aspect de ses yeux flamboyants comme des torches, de ses larmes toutes rouges et du souffre enflammé de ses os moisis.
LVIII.
Mais ce qu'il y a de plus étonnant, c'est qu'ainsi corrompu, déchu et usé, je me sentais parfois rempli de l'ardeur d'un ange, prêt à aimer cette terre, à l'enlever dans les cieux au son d'une hymne qui vibrait d'une harmonie métallique et, passant par des tons de plus en plus douloureux, dégénérait enfin en un chant convulsif.
LIX.
Dès qu'une pareille ivresse s'emparait de moi et que je restais là les mains comme détachées des bras, bien que l'écume et les larmes ruisselassent sur ma figure et que ma bouche gardât le silence, alors mon esprit fasciné semblait faire tournoyer toutes les lunes, saisir toutes les étoiles comme des notes de musique et, exprimant ici bas son langage en caractères terrestres, il créait déjà non plus le chant du rêve mais bien une hymne de roi-prophète.
LX.
Un seul page se tenait à mes côtés, un seul petit page, et ce chant l'empoisonna. Des voix terribles, se précipitant dans son corps, lui disloquèrent les membres ; sa poitrine tomba en putréfaction. Il marchait, parlait en dormant et tremblait de tout son corps ainsi qu'une boîte mélodieuse en bois de cèdre, où l'artiste a enfermé toutes les voix de la tempête, tous les éclats du tonnerre.
LXI.
En attendant, le roi des cieux m'armait d'une puissance qui jetait l'effroi dans tous les cœurs, effroi sombre, royal, qui remplissait jusqu'aux murs de mon château lui-même. Le parquet sec de ses salles résonnait sous mes pas comme les ais d'un cercueil. Dans les villages le peuple curieux racontait avec épouvante que mon habitation respirait fétidement le sang et le mystère. Et partout ici-bas on ne rêvait que de moi.
LXII.
Dans les cuisines souterraines mes serviteurs devisaient sur mon compte, disant que j'étais pâle comme la lune quand elle se mire dans un bassin de sang où nagent des vipères entrelacées ; qu'une étoile d'or me guidait en marquant mes traces de sang, à travers la sombre région où toute âme exhale sa rage contre le roi des esprits immondes.
LXIII.
Et prodige plus étonnant encore, on se mit à m'adorer pour ma force, pour l'effroi que j'inspirais et les tortures de mon invention. À mon abord le peuple pliait le genou devant moi, peuple de brebis qui court toujours après son berger. On courbait la tête devant mon effroyable figure, croyant voir deux lanternes dans les deux ailes de mon casque, et ma figure suspendue au milieu d'elles comme une lampe sépulcrale et livide.
LXIV.
Mes paupières, qu'on eût dit fendues par un couteau, brillaient de l'éclat des rubis et, à travers leur peau sanglante, mon âme regardait le monde, ce fantôme maudit du passé. Oh Seigneur, par quelles souffrances humiliantes, par quelles tortures de mon corps n'ai-je pas dû effacer l'effroi de mon front et arracher de mes yeux la sombre étincelle de l'ange extermina teur !
LXV.
Et c'est parce que j'ai osé provoquer les soleils et les lunes de l'univers entier, les foyers de tes météores et tes orages, parce que j'ai endossé mon armure pour en défier ta sainte colère et que, serviteur en révolte, j'ai voulu savoir qui je servais, parce que j'ai voulu, ô Seigneur, contempler et ta face divine et les quatre foudres gardiens du monde, et toutes tes puissances qui protègent les humains, et ton firmament.
LXVI.
C'est donc pour cela, ô Seigneur, que tu m'as abandonné et entraîné à une mort terrible. Svityne vivait encore. Le vieillard s'illustrait par la gloire, combattait mes ennemis, rachetait mes crimes, étendait les frontières de mon empire, l'affermissait sur les bords de deux mers argentées. Quoique vieux, il ne remettait point son glaive au fourreau, je l'aimais, je le respectais comme un second père.
LXVII.
Eh bien minuit, je m'en souviens, sonnait alors, et la constellation du cygne semblable à une croix d'or planait au-dessus de ma tour, en lampe unique des voûtes solitaires que j'habitais : soudain au milieu des remords de mon cœur se glissa la pensée hideuse de la mort de Svityne, mais avec une telle puissance que je lui tendis aussitôt la main et lui souris comme un enfant.
LXVIII.
Depuis, je voulus la chasser, mais déjà elle était maîtresse de mon âme. « Essaie, me dit-elle, et si, lui mort, aucune aurore ne vient à poindre, aucune de ces étoiles, épouvantées du crime, ne tombe sur terre pour s'abreuver comme un vampire de ton sang, alors tu pourras ne plus t'inquiéter de l'esprit ; alors la terre ne serait que poussière et l'homme en jaillirait comme une lave.
LXIX.
Libre aux feux follets de parcourir les vallées, libre à la foudre de frapper les hommes vertueux ! Sois donc libre aussi de suivre ton idée, ne pèse pas tes actions ; essaie si le ciel est vivant ou inerte. » Une voix invisible me soufflait ces conseils ; et si dans le corps de cent Svityne, les âmes d'une centaine de mes aïeux eussent du fond de leurs tombeaux fixé leurs regards sur moi, je n'aurais pas reculé devant cette nouvelle hécatombe.
LXX.
J'envoyai donc les bourreaux réaliser ma pensée. Mais quand une telle pensée vient à fleurir, elle ne manque pas de se ramifier sur un tronc monstrueux. Aussi envoyai-je d'autres bourreaux pour exterminer la cour, la femme et les enfants du fidèle Vayvode. Ce jour là le ciel assombri ruisselait de pluie et de grêle. Parfois le soleil laissait s'échapper un triste rayon de son sein, une grêle dorée fouettait ma cuirasse ou faisait plier mon panache, car j'attendais en plein vent le retour de mes bourreaux.
LXXI.
Ici une foule de vieux mendiants entourent mon palais, le regard fixé sur leur r oi qui reste debout devant le seuil de son palais. À travers le réseau de la pluie ils voient ce spectre royal gémissant sous la grêle qui fait résonner son armure. Tout à coup un fantôme sec et à barbe grise s'approche de moi. C'était un mendiant ; il arrive à ma porte, pétrifié comme une statue qui commence à s'éterniser, se raidit et me présente une lettre de Svityne.