Le Roi/L’enfant I

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Le Roi (1900)
Flammarion (p. np-9).

L’ENFANT

I


Il fallut abattre une haie de piques et lever quatre canons d’arquebuses pour dégager la reine qui, équipée de buffle et de fer, avait voulu suivre son mari Antoine au combat. Quelques gros chevaux, rudement, bousculèrent les Espagnols ; de haut en bas, des épées tranchèrent, puis fauchèrent de droite à gauche, rythmiques, au-devant de la bonne Dame. Délivrée, elle se pencha aux lèvres d’un proche pour tâcher d’entendre, malgré le bruit, ce qu’on voulait d’elle, — et à reculons, jolie, toujours menaçante, flanquée de huit Gendarmes qui la garaient des bourrades, elle abandonna la mêlée.

— Où sont ces enfants ?

— Là-bas, dit le mestre de camp, assis pour vous attendre sous ces osiers.

Elle prit le trot. Au passage de cette femme, les troupes qui avaient chargé se levaient des herbes, ôtaient leurs chapeaux joyeux ! Mille casques grinçaient au bout des piques ! reîtres et corselets, superstitieux, tournaient vers ce doux sourire, en se préparant à combattre, le chanfrein hagard des juments, et de papillonnantes écharpes agitées par des mains ravies lui envoyaient l’âme des capitaines !

Je vais donc revoir mes Béarnais, haletait la Dame en trottant. Il faudra, monsieur, leur donner de bonnes granges, du pain chaud.

Elle dégrafait son corset du buffle :

— Ces démons d’Espagne m’ont toute froissée. Je suis lasse.

— Vos Gascons sont ici, dit enfin le mestre de camp.

Posée sur le poing de l’officier, lente, d’un effort de malade, elle toucha terre. Et des feuillages écartés, d’aigres hurlements retentirent :

— Aou ! âou Di biban ! la voilà ! elle ! C’est elle ! c’est notre Dame ! la bonne Jeanne, Jeanneton de Navarre ! Madame la Reine ! la Reine !

Debout sur le tertre, le flanc déceint, pâle de fatigue et de joie, elle les nomma mignonnement :

— Bérets… mes chers bérets…

Son émotion doublait sa fatigue, des perles de sueur sautaient dans son souffle :

— Béarnais chéris, mes bérets aimés, qu’êtes-vous venus de si loin ?

Tous voulaient voir la femme, la flairer, l’entendre, l’entouraient d’un sautillement de bouquetins. Mais quelques vieux, plus hardis, allèrent à elle, graves, trapus comme les jeunes, habillés de peaux de chèvres qui sentaient l’étable et la patrie :

— Nous prions notre Dame, dit l’un, de s’asseoir sur ce brassin d’herbes.

Les Gascons bondirent. Leurs mains de chambrières, soigneuses, la prirent à l’épousée, sous les bras, et trente frôlements posèrent sur la menthe cet abandon.

— Mettez-vous à votre aise, vous devez être lasse de porter…

Elle regarda cette foule courte, d’hommes turbulents et respectueux, vifs et naïfs, aux têtes noires percées de trous clairs, et se devina au milieu d’enfants. Sans honte, elle laissa choir son corselet de bataille, puis sa ceinture, respira longuement, détendit les rais de sa chemisole, — et son ventre lourd, bandé de toile fine aux agréments d’or, roula et s’immobilisa, délivré, sur les cuissards de son armure. La foule joignit les mains…

Cette reine, grosse de huit mois, qu’on venait d’arracher au feu, aux balles, aux morsures des piques et aux taillons des épées, cette petite femme qui portait un prince dans son sein et le conduisait avant sa naissance, pour viriliser son cœur, dans les lieux de mort, cette Dame de Navarre, sanglante, aux cheveux déchirés, cette « Reitre » inattendue avait effrayé d’abord les laboureurs béarnais ; mais lorsqu’elle fut à son aise, quand ils aperçurent ce ventre qu’elle voilait à peine, hardiment chaste, avec intention, comme pour dire à tous que leur prince était là, toujours, qu’elle l’entendait même, depuis la bataille, vivre d’une vie plus forte et impatiente, ils se rapprochèrent, silencieux, par groupes, les petits devant les plus hauts, étonnés, ravis, fiers de leur reine et de sa vaillance. Et l’artisan Urrubarru, découvert, commença ainsi sa requête :

— C’est le plus vieux des gens de bien qui vous entourent, Bonne Dame, sinon le plus éclairé, que les villes et les villettes de votre pays de Gascogne députent pour vous porter leurs exhortations, et c’est à quoi j’obéis, malgré que mon humble état de tisserand m’ait accoutumé plutôt à parler avec ma navette, en mon établi de Nérac, qu’aux seigneurs rois et aux dames reines ; mais à bis ou à blanc, que j’aie tort ou droit, je m’en acquitterai, net, pour le gain des suppliques qui nous chargent de vous retirer d’ici sans retard. (Oc ! interrompirent aussitôt des voix dans la foule, oe ! oc ! oc !) Vous entendez, dit Urrubarru, ces cris allègres de gais chevreaux qui vous réclament : ainsi, là-bas, les bergeries se désolent, et ne voit-on, d’Agen aux monts Pyrénées, que « bérets » se pignant par fureur de ne plus vous voir. Le temps où les Gascons, délivrés des leveurs de tailles, hersaient leurs guérets pour y jeter la graine semble nous avoir tiré le chapeau sans velléité de retour. Les soldats étrangers, pillards, coqueplumets, rodomonts, abattus sur nous comme gales, courent la vache et le manant, nous rançonnent, tellement qu’on nous voit réduits, par faute de vous, à manger du blé pilé à la turque. (Oc ! oc ! approuvait la foule) Tout cela pourrait se souffrir si nous avions l’espérance qu’un jour un prince de la meignée gasconne nous retirât du bourbier. Mais ne peut-il nous aimer s’il voit le point du jour dans une autre nation que la sienne propre qui est le valeureux pays de ses ancêtres. (La reine, émue, se souriait) C’est l’avis de M. d’Albret le vieux, c’est l’opinion du Béarn, c’est ce que disent les caquets des reposades de tous les bourgs, de tous les hameaux de là-bas, dont est : que cet enfant de Bourbon qui sera de sexe mâle et trapu naisse au milieu de nous qui le cajolerons comme nôtre. (Oc ! oc ! oc !) Et done, madame, puisque c’est exposé, laissez faire le reste à nous qui sommes forts de reins. C’est bon besoin, n’y a qu’à décider. Les Français, ici, se battent gaillardement comme toujours, leurs cœurs sont convoiteux de gagner la gloire, ils feront sans vous, laissez-les. (Oc ! oc ! oc ! oc !) Ce serait mal sage de discourir plus, les heures des parlements sont oiseuses : qui trop dit ne dit rien. Si nous avons été vifs, ayez égard, madame, aux complexions de Gascogne, nous sommes naturellement impatients. Venez, nous n’irons que le petit pas pour vous plaire. Si on vous cherche noise, vous nous reconnaîtrez aux coups. (Oc ! oc ! oc !) Les Gascons, vous le savez, 7 ruent grandes coutillades, nous combattrons pour votre amour à tous bras. (Oc ! oc ! oc ! oc ! oc ! oc !) Maintenant, soit le mal, soit le bien, nous avons parlé ; vous poserez l’oreille et agirez, chacun sait. (Oc ! oc !) Votre grossesse est au terme, notre prince est vivant, le berceau est prêt, les langes là-bas l’attendent, bués de fin, et les chambrières agiles préparent le feu : venez accoucher, madame, au milieu de vos champs et de vos enfants.

— Ainsi ferai, dit la reine.

Dressés sur les pointes de leurs pieds nerveux, ils la regardèrent, n’osant croire… Mais un cri, soudain, rompit leurs gorges, et pilés par leurs dents pointues les jurons gascons retentirent ! Une frénétique joie d’enfants sauvages les renversa, les tordit, les éparpilla par bonds dans les prés. L’orgueil de ramener, non une reine, mais le roitelet, de le créer « natif », d’en faire un Gascon comme eux dilatait leurs rates, enlevait ces sauteurs de gouffres, à califourquet, grimaçants, les uns par-dessus les autres, lançait, distribuait au hasard des volées de gifles malignes et de gros sobriquets joyeux, les bérets volaient, et les outres lourdes pressées s’esclaffaient contre les figures en virulents jets de vin noir, tant enfin qu’essoufflés, à bout, ils retournèrent à leur Dame.

— … Mais auparavant, dit-elle, il me faut consulter le roi.

— Nous attendrons en confiance, dit Urrubarru. (il désigna le campement) Votre garde est prête déjà.

Debout, elle regarda encore sa famille. Une odeur d’ail fuyait des pots qui ronflaient, les juments broutaient les luzernes et les selles pendaient aux arbres. Le camp semblait une mère assise, qui attendait. Et la reine partit avec ses pensées…

Ce fut à Compiègne, le 15 novembre, qu’elle salua le roi son mari. L’armée en armes, enseignes déployées, tambourins sonnants, honora cette reine qui allait porter sa douleur, faire ses couches à l’autre bout de la France pour donner un prince aux Gascons et une fleur de plus aux campagnes de la patrie. Elle passa, première, débarrassée de ses armes, vêtue de futaine comme la plus humble basquaise, en coiffe cornue, le ventre, le nid où dormait l’enfant protégé par un coussinet sur la selle, et suivie de tous ses « bérets ». La longue famille gasconne, à cheval, défila derrière sa reine, les vieux devant, les jeunes ensuite, le tout tumultueux, gai, narquois, petit, noir : une abeille lente escortée de mille grillons. Ce fut doux comme le voyage sacré. Attentive à ces images qui fondaient au loin, l’armée peu à peu tut ses tambourins, ses murmures. Devant la majesté grave de ce départ, tout fit silence, — et sous un ciel qui semblait d’Égypte, la Femme-à-l’Enfant et la caravane disparurent.