Le Roi/L’homme I

La bibliothèque libre.
Le Roi (1900)
Flammarion (p. 71-78).

L’HOMME

I


La bataille de Jarnac durait depuis plusieurs heures lorsque le prince de Navarre se fit conduire sur un tertre, non loin des arquebusades.

C’était le moment de la mêlée. Devant ce drame mortel dont il n’avait eu la vision qu’en des récits et des livres, une volonté supérieure fit deux parts du prince. Son sang, comme une rouge torche, éclaira les caves de son cerveau ; par les ouvertures des yeux, son esprit affolé s’élança comme un aigle vers l’ennemi, et il ne resta sur la selle qu’un corps en proie, cent vingt livres de viande, de sang, de nerfs.

Ce qui se passa dès lors dans le prince est comparable aux fureurs d’une servante jalouse qui voyant son maître parti, renverse tables et chaises, vide les armoires, trépigne sur le linge et désordonne la maison : ainsi s’accomplirent dans ce corps, sans que le cerveau s’y opposât, les ravages terribles de la « peur ». Le maître souverain, l’Esprit avait à peine fui cet enfant que l’épaisse servante aveugle, la Moelle, s’en empara, ébranlant ses centres nerveux pour la bousculade des muscles ; et l’agitation dérisoire, les mouvements irrésistibles de la déchéance du corps commencèrent.

Sous l’influence de cette peur qu’il éprouvait, inerte, la première fois de sa vie, de cette peur qui ne l’abandonna jamais et qu’il dut si souvent combattre au cours de son aventure, l’œil droit du prince de Navarre, sans force, palpita, puis les deux se fermèrent. Au moment de voir le danger, il avait du pain sur la langue ; les nerfs, aussitôt, avisèrent la moelle qui se fit sourde : aucune contraction, et la bouchée de pain s’immobilisa dans la gorge comme du bois sec.

Les coups de la servante ivre se précipitaient de plus en plus. Malicieux et vibrants, mille petits nerfs mordirent les canalicules du visage, le sang s’arrêta, la tête gasconne devint pâle. « Blanc comme un lâche ! » s’écrièrent-ils. Et déjà victime de ces minuscules démons, l’enfant ne bougea pas. Les autres nerfs, alors, imitèrent ceux qui avaient frappé au visage, écrasèrent les nombreux tunnels qui portaient la vie dans les membres, le dos du prince se glaça. « Vantard ! cria la moelle, tu froidis de peur. Aux jambes ! » les jambes devinrent raides. « Aux bras ! » les bras gelèrent. « Aux pieds ! » le sang disparut des pieds. « Aux mains ! » sous l’émotive contraction le poing se rapetissa, il se fit un changement brusque dans le volume des paumes, et une forte bague de chrysolites s’échappa d’un des doigts du prince et roula dans l’herbe.

Mais la peur ne désarmait pas, elle sentait le cadavre. Après l’afflux au cerveau, après la volte-face, la ruée hideuse en arrière qui avait ôté le sang des membres, après la pâleur, la dépression, le froid, restait la fin du sinistre. Rageuse, elle secoua le cœur, la pompe : « Vite ! appelait la bête, au cœur ! Au cœur, pour qu’il se désordonne et se convulse, poussons tous au cœur du poltron ! » et sur le flanc du prince une chaîne fit tinter ses mailles, le cœur horriblement sautela.

Volonté absente, vertige. Après la pompe, le soufflet souffrit à son tour. Avertie par les nerfs de la peau de ce qui se passait hors d’elle, des décharges de l’artillerie et du sifflement des arquebuses, la maritorne tout à fait saoule essaya d’un dernier effort, ébranla les murailles, fit vaciller la maison, râla aux centres nerveux : « Empoignez ! comprimez son ventre ! Que l’enfant souffle de terreur ! » et un spasme brisa la respiration du prince. « Qu’il tremble maintenant ! » cria la démonne affreuse, et arrêtant les ondes sanguines désarmées, elle agita les muscles d’une si infâme tremblote que perdant étriers et rênes le prince ne fut plus, au bout d’un instant, que de la gélatine sur un cheval.

La huée de la chair immonde, à ce spectacle, emplit toutes les provinces du corps, les lointaines contrées des membres : « Je le tiens ! cria la brute, le maître n’est plus là, ruez-vous contre ce visage ! souillez-le ! » Projetés par ce cri, les vautours nerveux de la peur bondirent aux traits du prince et y implantèrent leurs griffes. Sous ces pointes aiguës, l’anémie hanta son regard, sa pupille grossit, le front se troubla de mille plissures, les mailles de la peau des joues se contractèrent, les oreilles frémirent, signes sauvages, et hideux, masqué de vieilles rides, les mâchoires découvertes dans l’attitude d’un chien qui fait voir ses dents et veut mordre, le malheureux prince épouvanté se sentit glisser de la selle… Mais déjà le corps se lassait ; la chair en lutte devinait que l’Esprit absent, que le maître en voyage se hâtait, qu’il allait, aussitôt rentré, rouvrir les chambres du cerveau, chasser, renvoyer la Moelle à ses œuvres basses ; et l’écoutant revenir, la haineuse, un moment encore, bouleversa la maison : « Au cloaque, insinua-t-elle, salissons le prince, et que sa conscience, au retour, se refuse à réintégrer cet égout ! » Dernière révolte. On lui obéit. Les centres nerveux, fatigués, envoyèrent leur courant languide, pesèrent à regret sur les intestins… — et la servantasse riait déjà, lorsque tout à coup, dans une gloire, maîtrisant la chair comme un dieu et ouvrant les portes du front, le seigneur souverain rentra. Tout se tut.

— Eh bien ! dit une voix soudaine, je vois à votre contenance, Monseigneur, que ce combat vous occupe fort l’attention. C’est la première entreprise à laquelle vous assistez d’assez près, le malheur veut qu’elle nous soit devenue funeste…

Le jeune homme, immobile, regardait toujours l’ennemi.

— Et nous désirons tous entendre votre jugement, continua Coligny, afin d’y répondre, et qu’en semblable action vous ne commettiez point nos fautes, s’il s’en trouve.

Au signe du vieillard, les capitaines accourus avaient fait un cercle. Et tandis qu’insensiblement cette jeune chair en émoi reprenait son calme, l’Esprit qui avait tout vu, la conscience libre « et sans peur » qui venait d’apaiser la chair écarta les lèvres et parla.

— Si l’on m’avait consulté, dit le prince, je me serais opposé à cette attaque comme à Loudun. Nos troupes étaient trop divisées, celles des ennemies trop jointes ; c’était leur point fort. (Coligny, rêveur, approuvait) Aussi avais-je bien pensé, continua impassiblement le jeune homme, que nous nous amusions trop à Niort au lieu d’assembler nos troupes, puisque l’ennemi amassait les siennes. Pour combattre à cette heure, nous avons perdu les gens à crédit.


Exactes, sages paroles qui devaient faire leur tour de France. Les vieux capitaines, ceux qui s’étaient poudrés aux routes d’Italie, se les répétaient comme « les seules raisonnées » qu’on eût dites sur ces batailles, et s’émerveillaient de l’enfant. Mais tel n’était pas l’avis du prince. Le soir de Jarnac où il reposa dans une ferme, comme ses songeries de préférence retournaient au lieu de sa jeunesse, il revécut le trouble de sa chair, le drame. Indiciblement aflligé, les mains emplies de son visage et se croyant sans doute la risée des cieux et des hommes, il ne put, tout le temps qu’il passa seulet, exhaler que deux mots amers dont il écoutait le son se mourir, où il lui semblait que mille rêves, l’honneur en espoir de son enfance et la fierté des aïeux s’abimaient lamentablement : « Corps lâche, disait-il tout bas, misérable chair… faible chair… chair qui m’a trahi… » Et naïvement épouvanté, comme il se remémorait, dérisoires en l’occurrence, les vaillants discours de la reine Jeanne sa mère, voilà qu’il vit soudain apparaître, à un angle de sa rêverie, Celles qui avaient mission de peindre ses actes, les trois inconnues aux yeux d’avenir, les funèbres « haute-lissières » qui, là-bas, laborieuses sur leurs métiers, repoussant les laines vermeilles pour ne se servir que des noires, devaient en ce moment tisser sa peur. Et trop malheureux pour parler, souffrant trop, même, pour se plaindre encore, l’enfant coucha sa tête et pleura « une honte ineffaçable ».