Le Roi/L’homme II

La bibliothèque libre.
Le Roi (1900)
Flammarion (p. 79-85).

II


Après les actions de 1569 où le prince, chaque fois, dès les premières balles de mort, eut à subir les assauts de la moelle, ces torturantes crises de peur qu’il lui fallait soumettre, à chaque rencontre, d’une âme de plus en plus ferme et d’une volonté jamais lasse, la paix de Saint-Germain l’écarta d’une armée qui se répétait ses avertissements « d’offensive » à Loudun, « de prévoyance » à Jarnac, « de retraite » à Montcontour, et le consacrait tacticien. Cette réputation de sagesse fougueuse et de bravoure raisonnée lui valut au cours de la trêve des triomphes qui ne l’amollirent pas : il était prévenu contre lui-même, la lâcheté de sa chair, à Jarnac, le rendait modeste. Mais sur les pas du héros dont elle craignait l’horoscope, la jalouse Catherine amoncelait ses fleurs vénéneuses. Un anneau d’hymen fut le carcan de milliers de braves qui voulaient la paix par l’effroi, la fin des guerres par la guerre ; et comme la lutte allait reprendre, avec Henri pour seul chef, une négociation où la politique réduisait l’amour fit du prince gascon le beau-frère de Charles IX et l’otage de l’Italienne. Le pays désarma encore son mousquet.

Il s’agissait d’allier la France à la Navarre, Marguerite la sœur du roi au Béarnais. Pressée par Coligny, ce vieux lion de la reforme dont les rudes crocs s’énervaient aux baisers de Marie de Clèves, harcelée en outre par d’insinuants serviteurs, la triste petite reine de Pau, inquiète pour son fils, manda la fleur de ses gentilshommes, les chefs de famille, anciens routiers du roi François, et débattit avec eux, en Chambre, le pour et le contre sur cette affaire.

La plupart de ces loyaux hommes n’apercevaient dans ce mariage que l’écroulement des Guisards, mais quelques-uns, « sages têtes blanches » comme disait Jeanne, objectèrent les beautés dangereuses d’une fille grandie en cour dissolue. À peine si on les écouta.

— Enfants seront bien jeunes, dit Louis de Nassau. — Les bagues nuptiales des rois sont dans leurs fonts de baptême.

— Allons, fit Rosny père du futur Sully, qu’on sonne les cloches et qu’ils s’épousaillent, puisque la reine nous a fait venir pour délibérer leur union, mais…

Et il s’écarta, disant :

— Cela ne m’empêche pas de prédire, messieurs, que si la noce danse à Paris, les pourpoints de bal seront rouges.

La reine avait écouté chacun. Résolue par mains levées à ce funeste mariage, mais sourdement remise en crainte, elle abandonna Pau, escortée du ban et de l’arrière-ban, camarades de cœur d’Henri : Ségur, Larochefoucauld, Piles, Lavardin, La Noue, Pardailhan. Et cette « route » vint loger à Blois où le prince gascon, malgré ses dix-neuf ans candides, procédait à ses besognettes aux alentours de sa fiancée.


Un peu avant le contrat marqué 10 avril, un soir de lune qu’ils se promenaient dans les jardins du château, ils interrompirent leur marche pour humer le jeune printemps, et confidencèrent à leur habitude, bouche à bouche :

— Mon souci.

— Mon bien, vous n’êtes donc plus chagrine et dépiteuse ?

— Je vous querellais tout à l’heure, mais les astres si beaux à voir m’ont remise en désir d’aimer. Respirez ces buissons, Henri, le vent ý haleine le cœur des fleurs.

Comme elle s’appuyait à son cou, il sembla au prince qu’il avait une rose à l’épaule.

— Vous avez raison ; au fait d’amour babil est peu, et puisque nos cœurs s’aisent ensemble, j’aurai bien le temps de vous décider à mon grand projet.

— Votre intention de m’emmener à Pau ?

— Je m’y entête. (Il sourit) Vous aimez caqueter, c’est permis à vous, mais en ma province et loin des faux-semblants de la cour qui ne sont que fraude et malice… De pardieu ! qu’ai-je dit ?

— Ah ! soupira-t-elle, votre jalousie me rompt l’âme. Si j’écoutais mon trouble, je retarderais ce mariage par crainte d’ensuivre un chemin où n’y a peut-être qu’embûches. Vous ai-je persécuté pour votre pucelette agenoise ? (Elle essuya ses yeux sans pleurs) Mentez point ! Voyez, mon tout, comme nos promenées se terminent : au lieu de colombeaux qui s’en vont se baisant et suçant le bec, vous me trépercez de vos plaintes. Faut connaître au voile la nonne. Je suis de ligne royale, gentilfemme qui ne peut aimer qu’un héros, et en mon cœur mien, déjà, votre nom s’écrivait ainsi.

Il lui prit la taille dans ses mains fortes, la courba comme un roseau frais :

— Pardon ! Pardonnez-moi ! Quartier à ma douleur ! Rendez à mes yeux votre doux visage ! (Elle se laissa recaresser) Ne soyez point triste ; me voici à vos genouillons, je suis sous le jet de votre flèche, je tremble… (Il parlait, essoufflé d’amour, par courtes phrases gentilles) Ah ! disait-il à demi-voix, mes paroles ne tournent pas au devideau, tant bondissent que je puis à peine les ressaisir. (Elle le frôlait de ses longs ongles) Que vous sentez fin, mie, le muguelias ? Penchez votre gorgerette, que vos beaux cheveux, fil à fil, je détorde en vous contemplant. Si vous saviez comme il vous aime, le Gascon, oui, si vous saviez, vous diriez un psaume. Il a beau sentir l’arquebuse ; malgré sa simplesse et son goût des armes son grand cœur s’enchante, lorsqu’il vous voit, comme le bourdon de Sorbonne et Orphée le ménétrier. (Il l’adorait des mille lumières de son regard) Mais déjà vous n’écoutez plus… Vos pensées sont-elles à moi ? La lune brille, demeurons. Les astres, cria-t-il, sont au commandement de ceux qui aiment ! pressez-moi jusqu’à l’ouverture du jour entre vos deux bras repliés. (Le prince s’étendit dans la robe de Marguerite) Vos mains… vos doigts mignots… Qu’y a-t-il dans votre boursette, mie : jolies choses ?

Il voulait éterniser l’heure.

— Mais, dit-elle en tirant la chaîne, ce qu’y portent communément les femmes ; ouvrez.

— N’ose.

Frivole, avec des souplesses de couleuvre, elle vida la bourse dans les mains du prince.

— Une pièce d’or ! deux ! trois ! cria-t-il. Vous êtes plus riche que le Béarnais dont est légende « rien en recette, tout en mise ». Quoi donc laissez là tomber ?

— Une aiguille.

— Et son fil. C’est bon à vous, murmura le prince, le travail agrémente un cœur.

Il fronça le sourcil.

— Qu’est ce message ?

— Jaloux, dit-elle en badinant le nez glorieux, c’est un billet de charlatan pour guérir la fièvre.

Mais tout à coup elle tressaillit, cacha la bourse, et une pensée vint à ses yeux qu’elle referma sur leur flamme.

— Que me célez-vous ! criait Henri.

Il lui leva les doigts :

— Un dé…

— Non, monsieur l’infidèle, un morceau de pain bénit de la messe.

Comme il reculait, grave soudainement, elle le pressa contre la fraise de son cou.

— Puisque vous m’aimez, à l’usage on voit les galants.

Elle mit le carré de pain sur sa bouche et le présenta, câline, comme une mie au bec d’un oiseau.

Il se détourna, les joues blanches.

— Mm… dit-elle en mimant le baiser.

— Non, dit le Protestant.

Elle l’attira. Sous cette haleine d’ambre sa volonté fondit. Éperdu, voulant des caresses, il toucha le pain, ôta ses lèvres, mordit l’obstacle, s’y obstina, et la bouche déclose enfin s’offrit au baiser d’adieu qu’il réclamait.

— Merci, glissa-t-elle en disparaissant.

Le froid des arbres remit le prince, et demeuré seul sur son banc, des soupçons bientôt l’assaillirent, les gestes et les paroles de la femme s’imagèrent : Cet infime morceau de pain, bénit par une église rivale, lui représenta en brûlant son corps le poison de l’hypocrisie religieuse et la duplicité de la reine-mère et de sa fille, mais ce qui surtout le peina fut de songer qu’il n’avait eu cette bouche que par une défection de conscience.

Donc, pensa-t-il, en ce mariage l’un calcule et l’autre aime. Lequel ? Fixé, il palpita. Certains hommes vont à l’inconnu comme à la bataille. Au lieu d’exhaler soupirs, de jouer le vague et la défaillance, le danger de la femme le haussa : il reprit jarrets, cœur, cerveau. Dans cette tête gasconne affutée, experte à se reprendre et qui savait si bien changer la douleur en tableaux comiques, une agacière vision se précisa qui faisait de lui l’assistant de ses propres peines, un défilé de tromperie, rêve qui levait un coin de son malchanceux avenir…, et c’était, là-bas, au bout de son regard, flottante dans l’imprécision de la nuit, une nombreuse troupe narguée des femmes, dindonnée des voisins, vêtue de jaune, et allègrement rythmée à travers les ruelles par une batterie d’aveugles qui faisaient pleurer leurs tambours à grands coups de cornes de cocuage.

— Le beau régiment, dit-il d’une voix surette.

Son colonel ne pourra point dire qu’il manque d’hommes ; réquisitionnés ou volontaires, y en aura toujours multitudes.

Fallait-il en rire ? s’en attrister ? Bah ! pensa le Gascon, n’est si grand’folie que d’homme sage, marions-nous.

Le château coiffait ses lumières, il rentra.