Le Roi/L’homme III

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Le Roi (1900)
Flammarion (p. 86-92).

III


Près de l’eau, face à l’école Saint-Germain, comme il errait dans le désastre pour ôter ses amis de la pourriture des morts et les remettre, dessouillés, en terre paisible, Henri toucha un spectre qui cherchait, lui aussi, dans ces charognes, et reconnut aux lumières deux yeux qui s’étaient fermés à lui depuis neuf ans, son ancien compagnon d’études d’Aubigné.

— Mauvais temps pour les embrassades, dit le prince. Recule… nous nous caresserons un autre jour, tourne toi seulement de mon côté.

— Mais si votre escorte me reconnait ?

Le Gascon sourit tristement :

— Ils sont las, ils en ont trop tué au jour d’hier.

— La Seine ne roule plus ; on dirait, près des piles, d’un caillot tremblant.

— Je prévois, dit le prince, ce que tu faisais par ici asteure avec ta lanterne, tu cherchais quelque âme…

— Oui, dit d’Aubigné.

Leurs chevaux soudain s’arrêtèrent, englués dans une butte immonde, un tas mou et noir cerné de rigoles sèches.

— Eclaire.

La lumière de d’Aubigné fit saillir de l’ombre des visages verts.

— Du Briou ! gouverneur du marquis de Conty. Comment se peut-il faire qu’il gise là ?

Capitaine de Saguzan ! héla le Gascon, civière !

On cala Du Briou. Et la tournée continua, pénible, dans un échange vague de paroles.

— Vous avez un peu changé de face, disait Agrippa, et mon âme, sous la lanterne, s’est comme affaiblie en vous regardant. Les hommes vous auraient-ils manqué, sire ?

— Les hommes, dit lentement le Béarnais, et par surplus quelqu’un de plus haut placé que les hommes… Ma mère qui s’en vint de Béarn à mes fiançailles fut prise d’une fièvre au logis de Monsieur de Chartres, et y mourut le cinquième jour de sa maladie.

— Je le savais, dit d’Aubigné.

L’âpre et douloureuse voix du Gascon se lamenta :

— Morte comme je marchais à l’autel ; les livrées nuptiales ont caché le deuil de l’orphelin.

Il s’interrompit, reconnut une tête coupée, Téligny, gendre de l’amiral.

— Civière !

Puis il regarda le Louvre, haineux :

— Orphelin désarmé dans un palais de Furies. Deux jours passés à peine sur mon mariage, je devais assister à l’égorgement de mes frères. On dit tout bas cinquante mille, d’autres assurent pour quatre-vingts. Ce sang m’étouffe comme si j’en avais bu au broc depuis dix mille ans. Méchance ! d’Aubigné (Il tut le spasme qui montait) ; la malheure est sur le Gascon, sa mère est morte et ses amis sont morts !

Les yeux d’Agrippa luisaient en jets brusques. L’élan de son cœur semblait dire au roi de Navarre : Je suis là, je reste… Mais il n’osa pas s’attendrir.

— Moi aussi, me voilà de tout plaisir déchassé. (Sa lame grinça contre son éperon) Mais au lieu de m’abattre, ces tueries me haussent.

— Elles me navrent au contraire, et je me sens empli d’un grand trouble. Où est le devoir ? Je n’ai pas prié depuis hier.

— Mes esprits fument d’impatience ! Vengeons-nous !

— Ch… interrompit le roi gascon (Penché, de sa canne, il écartait des pourpoints) : Colombiers, Francourt.

— Beauvais, continua d’Aubigné, votre gouverneur !

— Aux civières, dit Henri.

L’escorte, derrière eux, faisait sa besogne. Une file de brancardiers, lugubre, suivait la compagnie des chevaux. Ils soupirèrent.

— Cesserons-nous pas d’en retrouver ! Ce ne sont que hachis d’entrailles et de membres, têtes poignardées, des morts partout, des âmes à la dérive dans le sang…

— Ne parlez pas des âmes, sire, les âmes, râla le sectaire, sont autour du Juge, et elles commencent le procès.

Le prince regarda le ciel, le vit sans astres. Non, il n’y avait d’étoiles qu’ici-bas, et il les vit, larmes saintes, dans les yeux offerts de l’amitié.

— Le Juge dont tu parles nous abandonne.

— Ne dites pas cela ! cria le croyant.

— N’a-t-il pas osé ces fureurs ?

— Il ne défend pas les représailles.

— Alors, dit le prince, notre Juge n’est pas le même.

— Il n’y en a qu’un ! protesta le poète ardent, je n’en veux connaître qu’un seul, que nous eussions dû écouter ! C’est le Juge Biblique aux leçons sanglantes, Celui qui nous abat et nous relève, le Dispensateur aux mains lourdes, le Guerrier, l’Aïeul enfin qui tient le glaive !

— On ne m’enseigna que le Fils.

— Il nous a trompés ! dit le sombre poète au prince. Dans la bataille humaine organisée par son père, il a fait le geste de la fuite, il a jeté aux lutteurs les mots de paix, de renoncement. Intervenir dans l’action avec ses seuls rêves, se défendre avec l’Evangile contre des épées et des haches, démence ! (Son cheval piaffa sur un mort ; une boue rouge creva d’un ventre, souilla Henri) Ce sang qui nous entoure, sire, lui seul l’a versé puisqu’il a permis qu’on nous le prenne !

Ces emportements lyriques choquaient le prince. Gêné, il regarda les morts :

— Antoine de Marafin…

— … sieur de Guerchy, dit d’Aubigné ; loyal homme, son cœur n’était pas vilain ni ingrat.

Ils marchaient toujours. Du sang dégorgeant d’entre les pavés, le long des ruisseaux, la mort devant, derrière, des cadavres blêmes au rire frappé court, des os cassés, des cervelles boueuses, des regards pourris, des mains pointues, un enchevêtrement de têtes sous des bottes et des couteaux clairs dans des plaies ; tant de morts, tant de frères aimés, gisants. Une écluse de dégoût barra le cœur du roi de Navarre, on y eût enfoncé la dague qu’il n’eut pas saigné.


Il n’avait pu sortir du Louvre, que sur le frison d’un garde, bête précautionneuse qui soufflait le long des dépouilles comme si elle eût pensé les reconnaître. Le roi qu’impatientait sa lenteur inspecta la bouche, la selle, et comme il observait les sabots, il vit, pendu par un fil de cuivre à l’arçon, un chapelet de boules noires que le maître du cheval, soldat fanatique et pauvre, avait dû tailler au poignard. Faite pour des doigts qui maniaient la pique, cette « patenôtre » était si grossière que son crucifix d’étain rasait le sol.

Le prince devenu rêveur n’écoutait plus d’Aubigné.

Ce chapelet qui faisait, lui aussi, sa ronde, cette image humaine traînante qui touchait les hideurs, trempait dans les blessures, promenait son sourire le long des morts, ce rosaire de fraternité l’étonna en l’épouvantant. Qu’indiquaient ces grains enfilés ? La vie ? la mort ? La jambe d’un cadavre qui raidissait en l’air une botte gluante les arrêta. « Rue du Crucifix. » Les chevaux repartaient, lorsque tout à coup le prince tendit l’oreille. Choc. L’éperon du mort avait accroché la patenôtre : deux boules s’égrenèrent.

Il eût pu se pencher, saisir le chapelet, refaire un nœud, une force rabattit ses mains qui se décroisaient. Trois autres boules, détachées, roulèrent sur un dos, deux disparurent, et la dernière, lente, fondit dans une plaie. Il passa.

Les boules tombaient toujours. Il songeait, en les regardant, aux vengeresses paroles de d’Aubigné, tandis que lui, soldat, réclamait la paix religieuse. Mais où était-elle, cette paix ? vers quels horizons ? — Sous les armes du Père ? dans les bras du Fils ? — Non. Ils ne s’entendaient pas eux-mêmes. Ennemis ! ce père, ce fils. étaient ennemis ! Ils brandissaient leurs Testaments, l’ancien contre le nouveau, l’évangile écosuré par les massacres bibliques, et cependant c’était pour eux, pour ce Père et ce Fils, que des peuples défraternisés s’égorgeaient. Donc, qui croire ? Valait-il pas mieux s’abstenir, marcher librement. dans sa voie étroite d’honnête homme ? Tragiques vacillations. Il se fit en cette minute un froid silence dans le cœur du prince, et il se remit, au pas, à regarder la chute des boules. À chaque mouvement de la bête, elles quittaient le fil de métal, glissaient, se perdaient dans le sang, et avec les grains du rosaire d’autres choses mystérieuses allégeaient le prince, tombaient, roulaient aussi. Il les reconnut. C’étaient ses rêves d’autrefois, légers, qui ne résistaient pas à l’horreur… Une dizaine, deux dizaines… Les boules, les croyances enfantines s’égrenaient une à une du fil brisé. Trois pas, une dizaine encore, — et bientôt, au bout du fil nu, rien ne resta, dérisoire, qu’une image vaine, l’effigie de l’Impossible, le geste de détresse d’un petit homme en croix dont le regard, sans comprendre, s’épouvantait lamentablement sur son œuvre.