Le Roi/Le Roi II

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Le Roi (1900)
Flammarion (p. 247-256).

II


Après cette mort tragique, le Gascon sentit que son sceptre « n’était qu’une épée, son Louvre qu’une tente. »

Autour de lui, d’abord, tout chancela. Son camp fermentait sous les ambitions qu’échauffe tout avènement. Plusieurs de ses amis s’en allèrent avec leurs soldats rejoindre Mayenne ; d’autres comme Epernon, Nevers et le maréchal de Retz emmenèrent leurs troupes, en attendant qu’il abjurât sa « vilaine religion huguenote », et La Trémouille lui-même, l’éclaireur vaillant de Coutras, abandonna le camp de Meudon. En outre, il avait affaire à une capitale rebellée par « seize » factieux qui devaient préférer le joug espagnol à l’indisputable royauté d’un chef légitime. En face d’adversaires qui recommençaient à s’armer : Mayenne, Lorraine et Nemours, il connut qu’il fallait agir, bouter une fois de plus l’allumette aux pièces, rappeler vigoureusement à lui la victoire, et comme il redoutait d’assaillir Paris, dans la crainte que sa faible armée succombât sous les triples coups des trois ducs, il leva sans bruit le piquet et se déroba de la capitale, les babines froncées, comme un lion recule pour prendre élan.

— Autre effort, songea-t-il. Va falloir gagner le tout par petits morceaux, mais il est plus facile d’accomplir soudain tel grand acte que de faire quotidiennement de légers devoirs ; la vigueur est sourde et patiente.

Et sans se laisser éblouir par la vue d’un trône où le couteau l’élevait, il reprit les armées royale et huguenote, ajouta la bande de Navarre aux quatre vieux régiments entretenus des Gardes Françaises, de Piémont, de Champagne et de Picardie, en leva d’autres, catholiques, renforça la cavalerie protestante par, des escadrons de Gendarmes et les nobles du Languedoc, gagnant par les honneurs ceux qui les préféraient à l’honneur, écartant les suspects, et sondant chacun d’un irrésistible regard, avec ces yeux qu’on savait, clairs et souverains, qui perçaient la peau des figures pour mieux voir le fond des pensées. Une fois ses troupes dans le poing : vingt mille routiers à l’écharpe blanche, il envoya La Noue et Longueville surveiller dans la Picardie le duc de Parme, gouverneur des Pays Bas espagnols, chargea le maréchal d’Aumont de l’instruire des armements du duc de Lorraine sur la Meuse, posta un régiment des gardes à Meulan de manière à garder la Seine, et se faisant suivre seulement de quatre mille piétons et douze cents montures, marcha vers les pommiers de Caux et les garçailliers de Rouen pour se faire des camarades en Normandie.

L’épée en main, le morion sur le couvre-chef, allègre et simplet comme un capitaineau de fortune, il s’empara de Clermont, puis de quelques autres petites villes, rapidement, à la dague et à l’escalade, toujours sur les reins de l’ennemi, bien brave, bien découvert, en honnête homme. Il vint à Pont-de-l’Arche où on lui fit tant de bonhomies qu’il résolut de s’étendre. Ses cinq régiments à pied, de treize compagnies chacun, s’avançaient par les grandes routes en échiquiers deux pelotes d’enfants perdus à la pointe, une double colonne de dix compagnies de cinquante, soit cinq cents soldats, flanquaient la marche, et trois autres compagnies de même nombre, réunies au centre du régiment, formaient la réserve. Douze escadrons suivaient, d’arquebusiers à cheval, vivants et reluisants, forgés en selle, arçonnés, bouclés, sanglés, vissés, rivés, magnifiques : chaque capitaine de cent chevaux précédé par la troupe courante des arquebusiers à pied de l’Etrier, suivi de son cheval de main et de trois souffleurs de fanfares, ensuite le lieutenant, puis la compagnie par rangs de quatre, avec le guide porte-cornette au guidon de soie implanté dans son canon d’arquebuse. « Parbleu ! riait le roi de Navarre, que dira la ville de Gournay en apercevant ces fiers hommes : je la rends. » Il fit l’assaut, et après quatre heures de bataille, les gens dirent : nous la rendons. À cheval, un morceau de lard sur une croûte et le couteau à la main, le Gascon en reçut l’hommage. Le discours fut long.

— Sire, termina enfin le magistrat, veuillez prendre les clés de la ville ; nous rendons à César ce qui appartient à César.

— Ventre Saint-Gris ! rendu ? Dites qu’on me l’a vendu ! Voyez mes blessés…

Il ferma son couteau, frappa sa selle pour en faire tomber les miettes, investit la ville, et après deux jours de mal au ventre, car la pomme énervait ce buveur de vin, s’en alla devant Neuf-Chatel qu’il saisit à coups d’artillerie. Là encore les magistrats vinrent ; le roi se gratta la nuque.

— Voici l’embarras de telles affaires, dit-il à Rosny. Après avoir fait action, payé de nos personnes et reçu par les bras et réins mille écornes d’arquebusades, coups de piques et carreaux d’acier, nous faut subir les bavards. Parler, toujours parler ! la France n’est plus qu’un vaste moulin à salive.

— C’est, dit d’Aubigné, qu’on y tient en honneur la paperasserie, confondue par tous avec le savoir, comme dans les nations au déclin où y a plus de lois que d’habitants, trop pour le bien de l’État.

— J’y mettrai ordre. Au fait ! leur dirai-je ; apportez-moi des actes ! Les plus vilains malfaisants sont les gens d’administration, de justice, magistrats, parlementeurs, avocats et autres : ils n’ont qu’une plume, et cependant il n’y a personne qui se puisse vanter de voler aussi bien qu’eux. Gare à nous, les chafouins s’approchent.

Il était en tête, à cheval, cendré de poudre à canon, la veste en désordre, embarbouillé de sang glorieux, trop las pour entendre un prêche et fermé par avance aux déclamations. L’allure des robins l’impatienta.

— Messieurs, dit-il, mes hommes ont faim, soif et sommeil. Soyez brefs.

Les magistrats s’inclinèrent, un commença :

— Nous allons démontrer à Sa Majesté, en un exorde et trois points, que cette ville est assujettie à Elle par le droit divin et le droit romain, et…

— Ajoutez par le droit canon, dit le Béarnais, ce sera très bien démontré. S’il vous plaît, messieurs…

Et poussant son cheval au travers des robes, il vint à la ville, but, s’y établit quatre jours, y laissa garnison, fit sonner trompettes et partit en hâte vers la cité d’Eu. L’armée riait de ces façons.

— Voilà un roi !

— Avec vous, sire, les hommes ne marchent pas, ils bondissent, ils ne rêvent plus qu’escalades, on s’arrête à peine qu’ils grincent des dents. Rien qu’à vous regarder, les peureux deviennent bravaches, les bravaches se font une bravoure, et les simples courageux s’érigent en démoniaques Rolands. Vous avez refait bien des cœurs.

— C’est que je porte sans cesse en main le menton de l’armée, dit le roi ; ainsi je la soutiens, je l’entraine sans lui donner le temps de s’accouardir. Il s’empara de la ville d’Eu, à sa mode, en lui expédiant quelques pastilles chaudes. Ces volées de canon firent tomber les portes, hausser l’étendard blanc, et accourir au Gascon toute la séquelle des robes noires. Il rit, fit mettre bas les armes, reçut les magistrats en petite jaquette, au pied de sa tente : « Annibal partant de Carthage… » commencèrent-ils. Le roi haussa les épaules ; et comme Annibal partant de Carthage avait sans doute dîné, il rompit le cercle et alla s’asseoir à sa table où on lui servit un grand plat d’aillée. Puis il’ordonna la ville le lendemain, y laissa des troupes et s’envola au Tréport.

— Si l’on veut m’y faire des harangues, dit-il, je les convie tous’à manger quelque bonne salade de Gascogne.

— Cordes sans vinaigre ! rit d’Aubigné.

— Oui, et une fois la ficelle au cou, on verra si les mots passeront !

— Sire, faisons-nous le siège ?

— L’assaut ! Je n’ai point coutume de boire l’eau de rempart quand il y a du vin dans les villes !

Les hommes du Tréport mirent la main au sang ; il y eut à en donner et à en prendre, et les assiégés sur le soir aboyèrent à la petite mort. Dans une brouée si dense qu’à peine l’on se pouvait voir, le Gascon les repoussa jusque dans les rues de la ville, mais malgré le courroux des brèches la victoire fut aux royaux. Alors un bavard se montra.

— Point de phrases ! lui cria le Béarnais.

— Sire, dit le magistrat prévenu, quelques mots seulement. Nous sommes heureux de remettre les clés de la ville entre les mains d’un si grand monarque.

— Monsieur, trois : merci et bonsoir.

Il entra, se rafraichit, vaqua aux affaires solides, et voulut surprendre Darnétal.

— C’est une ville factieuse, nous la faut ajouter aux autres ; partons !

Il ploya ses tentes. On l’attendait. Les gens de Darnétal avaient bastionné le bout des rues et environné les remparts de gabions pleins de terre et de tonneaux. Le roi et d’Aubigné vinrent reconnaître où ils placeraient l’artillerie ; d’Aubigné avisa un tertre où se trouvait un moulin à vent.

— Ici nous pourrons faire brèche sur la tour.

Cette tour commandait au plus gros boulevard, l’idée de la détruire ne pouvait venir qu’au canon.

— Elle est si haute que les anges eux-mêmes se fatigueraient d’y monter ; il y faut creuser un grand trou, sire.

— Mords ! lui commanda le Gascon.

Un enfer de flamme, aussitôt, surgit des champs à la ville, s’élança de la ville au ciel. Le long des remparts, les habitants s’affûtaient pour tirer en bas, fort et raide. « Courage ! faites feu du poing ! clamait le roi, les longs sièges ne valent rien ! » Les quatre canons royaux, comme des cloches, grondaient depuis deux heures, et une brèche, déjà, de huit pas de long, s’ouvrait au pied des murailles, lorsque tout à coup, sur un geste violent du roi, muets, une fumée sinistre à la gueule, les canons retinrent leurs râles, les mousquets tombèrent, une angoisse arrêta les troupes, les pétrifia dans les champs, net ; puis un grand silence de peur monta de l’armée royale, et quatre mille mains suppliantes, dans un cri, se tendirent vers les assiégés ! Stupéfaits, ils cessèrent le feu.


À l’une des fenêtres grillées de la haute tour, sur l’appui de la deuxième, amusé par le tapage et ses petits pieds nus pendants sur l’abîme, un enfant de deux à trois ans se tenait assis, face aux canons, une pomme dans sa main rose, et contemplait ingénument les soldats. La ville, penchée au sommet des murs, regardait l’armée sans comprendre. Un bras parut enfin, retira l’enfant.


— Revenons aux canons ! ordonna le roi en soupirant.

Rosny se remit aux pièces, et les vieux routiers de Navarre saisirent les boulets… mais un bruit. insolite, soudain, les arrêta court.


C’était, là-haut, là-bas, le roulement de la capitulation, la chamade.

— Ouais, fit Henri, déjà ?

La cité entière chantait. Les portes bientôt s’ouvrirent sur un flot de clameurs joyeuses, et une alerte procession d’hommes, de femmes, de jeunes filles accourut en tendant les bras vers le Gascon étonné. Les vieillards marchaient têtes nues, des mères élevaient leurs petits, mille mouchoirs blancs semblaient appeler le bonheur, et de rieuses troupes enfantines voltigeaient sur l’herbe comme des oiseaux. Ce que n’avaient pu la force et la mort, quatre mille colères et huit canons, une larme le faisait. Séduite par la pitié, la ville apportait son cœur au roi de Navarre.

— Les quatre âges de ma vie, dit-il, se souviendront de cette heure.

Vêtu à son habitude, pauvrement, il se promenait de l’un à l’autre, une main sur les garçonnets, et se laissait voir dans le visage. Il alla ainsi jusqu’à Darnétal, y pénétra comme un laboureur, sa journée finie, rentre en sa maison, les agrafes défaites, sans armes, à pied, confondu dans le mouvement de la foule. Les mères lui faisaient toucher des langes, quelques soldats lui apportaient leurs épées qu’il frappait amicalement de la sienne, et un vieux paysan, par derrière, mit la main du roi sur un almanach « pour avoir moisson de froment ». La nuit tomba sur ces caresses. Il y était. habitué. Depuis si longtemps qu’il errait, riche de sa seule bravoure, les peuples peu à peu se laissaient convaincre, aux villes s’ajoutaient les villes ; il passait, on l’aimait. Après vingt ans de guerres dites « religieuses » qui n’avaient pour but qu’un bas intérêt, après tant de maux, un jeune frisson, enfin, déliait les membres de la France, le cœur envahi doucement battait vers ce grand soldat simple et brave, mais le cerveau : Paris, froidement théologien, demeurait toujours révolté. Il fallait donc en finir, courber la capitale ou la baiser de bon gré. C’est à partir de cette époque, août 1589, que le Gascon, universellement adoré mais réduit par l’Église à l’état de roi sans royaume, s’habitua secrètement à peser la Messe d’une main et Paris de l’autre : ce dernier plateau en tombant le mit à genoux, on ne lui en demandait pas davantage.