Le Roi/Le Roi III

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Le Roi (1900)
Flammarion (p. 257-268).

III


Tandis qu’il était encore à Darnétal, on vint apprendre au Gascon que Mayenne « amassait à Mantes une grandissime armée » dans l’espoir de le venir battre. Il sauta sur sa selle et vint loger sa petite troupe, le 8 septembre, en avant du confluent de la Béthune et de l’Eaulne, sur la lisière de la forêt d’Arques.

Il s’y fortifia, remédiant à son état numérique par des travaux de défense dont il fut, avec le maréchal de Biron, l’infatigable ingénieur. Pendant six jours, habitants et marins de Dieppe rompirent les gués, barrèrent les passages, creusèrent des fossés, bâtirent des parapets ; le roi n’abandonna point ses grosses bottes et ne cligna l’œil de ces six grands jours, il dormit seulement en envie, et retiré parfois à l’écart se piquait au sang le visage pour tenir ses nerfs en action.

Mayenne, plus lent, perdit quelques jours à ordonner son armée. Suivi de trente mille hommes d’infanterie, de dix mille cavaliers wallons, italiens, allemands et de quelques Français ligueurs, il se mit à la poursuite du roi par Gournay, Neuchâtel et Eu, d’où il étudia les positions navarraises, plaça son avant-garde au village de Martin-l’Église, et apprit soudain de M. de Nemours que cinq mille piétons et sept cents cavaliers royaux défendaient Arques.

— Nos éclaireurs ont vu le roi de Navarre : il est en gilet de buffle, armé d’une scie, d’une pioche et d’un sac de clous, botté comme un pêcheur d’huitres, la barbe emmêlée de copeaux, courant sans cesse et hurlant aux travailleurs des drôleries ; son ouvrage défensif est une merveille, solide et expertement sciencée.

— C’est le diable que ce Gascon, murmura Mayenne.

Le soir du 20 septembre, le roi s’en fut au camp d’Arques, visita ses troupes, appelant par leurs noms la plupart des hommes, s’informant auprès des plus humbles des nouvelles de Marion, si leurs mères n’avaient pas la fièvre, et quel temps il faisait chez eux. Comme il quittait les gens de pique, un groupe étrange l’arrêta soudain.

En arrière d’une compagnie gasconne d’arquebusiers, sur le dos d’un cheval immobile un cercueil était attaché, calé sur des traverses de bois, ceint par le milieu d’une écharpe blanche et orné à l’endroit où posait la tête d’un grand chapeau d’officier. Henri s’arrêta.

— Qui est celui, demanda-t-il, que la mort a couché en cet appareil ?

— Notre capitaine, sire.

— Son nom ?

— Nous l’appelions sans rien plus « le capitaine picard », dit un enseigne, de ce qu’il était né en Thiérache, ainsi que lui-même vous le répondit autrefois, lorsque vous le fites retirer des rangs pour montrer aux troupes l’homme qui avait osé vous combattre.

Le roi se rappela ce vaillant, ex-catholique, jadis son ennemi, qu’il avait nommé capitaine d’une compagnie d’arquebusiers en souvenir des grands coups qu’ils s’étaient donnés par le visage au siège de Cahors.

Il se découvrit tristement :

— Que veulent dire ces cérémonies ? et pourquoi ce soldat n’est-il pas en terre ?

Le lieutenant s’avança :

— Nous avions formé le projet, sire, d’amener le corps du capitaine en Picardie.

— Il aimait tant sa province ! s’écrièrent des sergents gascons, il nous en parlait du lundi mátines sonnantes jusqu’aux vespres du samedi, et encore les jours de fêtes !

— En quel lieu tomba-t-il ?

— Au siège de Darnétal, répondirent cent voix ensemble ; notre capitaine picard y fut atteint d’une balle qui lui perça le ventre, et c’est bien le plus grand malheur de la compagnie.

— J’aime ces discours honnêtes. Et donc, demanda le roi, ce Picard dut se montrer toujours héroïque ?

— Et juste et gracieux ! qui ne cachait rien sur le cœur, et faisait écritures avec nos familles pour leur raconter comment nous allions.

— Voilà un homme qui valait cher, conclut le roi ; compagnons, vous en ferez à votre aise et irez le conduire en Picardie, dans sa maisonnette, mais seulement après la campagne qui ne durera que quelques jours. En attendant (son glaive toucha le cercueil), il demeurera votre capitaine quoique défunt, et ne sera pas remplacé.

Cette brave idée joignit les mains de tous les hommes, et le roi partit pour aller dormir.

À l’aube du lendemain, chacun courut à son poste.

Pendant la nuit, l’armée de Mayenne avait franchi le pont de l’Eaulne en silence, s’était formée dans le brouillard en deux colonnes profondes au delà du ravin, à droite, quatre mille chevaux sur cinq lignes ; à gauche, quinze mille hommes d’infanterie et quatre canons. Sur le coup de dix heures la pluie tomba, et malgré le relâchement que produit l’eau froide sur les têtes, Mayenne darda son bâton bleu :

— Allez !

Neuf cents chevaux s’élancèrent dans les rais de pluie vers les tranchées royales. « Nous allons donc nous mouiller, dit Rosny en les voyant faire ; eau et sang vont joncher le sol de belles roses, allons les cueillir. Gens d’armes glorieux de Coutras ! cria-t-il aux siens, touchez-moi sans peur de l’arçon et passionnez-vous pour Henri ; vive le roi ! » Suivi seulement de cent cinquante hommes, il alla buter sur la charge dans un choc de fer qui fit écho à trois lieues : les uns contre les autres les premiers chevaux se broyèrent, on vit des hommes droits retomber chacun sur son cheval et de grands jets rouges bondir, à travers les mailles rompues, de leurs poitrines écrasées. Ils s’arrachèrent ensuite, à tout petits pas, tels deux gros vaisseaux transpercés de l’éperon. Profitant de ce recul, Rosny les galopa jusqu’à l’autre bout de la plaine, et ses hommes réduits à cent les allaient bientôt culbuter lorsque tout à coup quatre escadres neuves les enveloppèrent, et les époussetant de leurs pistolets les remirent. au grand galop dans leur premier poste. « Ho ! dit le comte d’Auvergne, c’était pourtant bien commencé ! » Il emmena cent cinquante chevaux, rejoignit ceux de Rosny, et la double bande, mousquets chargés, se précipita vers la charge en clamant à mort ! À cette vue, les ligueurs voltèrent, l’épouvante les prit aux reins, ils s’enfuirent, et les huguenots les poussèrent, conspuant à la confession, vers le tournant de la vallée où soudain, dans un hurlement, trois mille cavaliers, comme Méduse, s’élancèrent d’un retrait pour fouler Rosny. « Monsieur de Béthune, gare à vous ! » lui cria le comte d’Auvergne. Moment confus. Les troupes gasconnes, coupées et froissées, firent un caracol de retraite et revinrent alertement jusqu’au pied de la Maladrerie ; beaucoup, touchés dans le dos, firent le signe de la croix et restèrent sur le champ de bataille, les poumons troués, à mâcher solitairement des groseilles ; les arquebusiers de Brigneux qui garnissaient les tranchées firent une salve sur les ligueurs qui tournèrent bride aussitôt, et chacun s’essuyant regarda si son camarade était là. C’est alors que Mayenne, énervé par toutes ces trotteries, conçut un exécrable mensonge :

— La réserve ! Les lansquenets allemands partirent. On leur avait fait la leçon au lieu de piquer à la Chapelle, ils biaisèrent dans le champ, rompirent le pas, eurent l’air, par gestes furieux, de se mutiner, enlevèrent leurs casques au bout des piques et des arquebuses et vinrent à la tranchée navarraise en criant qu’ils voulaient se rendre. Ces voltes-face n’étonnaient personne. Les pistolets s’abaissèrent, mille mains se tendirent, et le roi s’avança pour faire accueil aux transfuges. À ce moment, ils emplissaient la tranchée ; on les vit échanger un signe, regarder le roi et le maréchal ; au lieu de s’unir aux autres ils s’accolèrent, et un de leurs lieutenants visa le Gascon… Vertige ! la vérité, la foudre et la mort tombèrent aussitôt dans le retranchement, le roi et son cheval plongerent dans les vagues des lances et on ne sut d’un quart d’heure s’il était blessé. Là, deux cents fantassins tombèrent. Étourdi de tumulte, le régiment de Brigneux, passant le pied, courut demander secours au bataillon suisse, lequel tint honorablement ; mais les cavaleries de Rosny et du comte d’Auvergne, dévoilées sur tout leur flane droit, durent comme Brigneux s’abriter derrière. Atteint par cette trahison, le roi pâlissait à plâtre. Mayenne, trépidant d’espoir, envoya cinq cents lances pour rompre un côté des Suisses, mais ses lourds lanciers, jusqu’aux sangles, enfoncèrent leurs chevaux dans un noir et vaseux marais où le plus grand nombre avala un coup. La victoire n’en était pas moins balancée. En selle sur son huitième cheval, épuisé de cris, de jurements, de prières, un pan de sa barbe rouge flambé, la tête nue, les mains noires, sa jambe gauche blessée, branlante et comme morte enlicotée à de fortes boucles devant lui, le roi de Navarre accourut au secours.

— Je n’ai personne à vous donner ! cria-t-il de loin à Rosny.

— Sire, dit quelqu’un, vous vous trompez.

Le fils de Coligny, Châtillon, lui montra un remous lointain dans l’armée.

— Qu’est cela ? Tout, devant cette chose, s’écartait, faisait silence ; c’était comme une terreur qui s’avançait.

— Le cercueil…

Désignée pour aller charger à son tour, la compagnie du Picard traversait l’armée derrière son « silencieux » capitaine. Le coffre de bois, lié en selle, orné de la longue écharpe et du feutre, était à son rang de bataille, en avant ; et l’arquebuse prête, coiffés du pot, réguliers comme un jeu de cartes, l’enseigne, la troupe, les sergents, le fifre et le tambourin s’en allaient en si martiale ordonnance qu’on n’eût jamais dit qu’ils suivaient un mort. Le roi fut stupéfait.

Mais presque aussitôt son cœur enfla, il comprit. Devant les troupes arrêtées, rapide, il enleva son écharpe blanche, la jeta sur le cercueil et clama : « Je nomme votre capitaine mestre de camp. Holà, qu’on se rallie ! Arquebusiers de Navarre, faites un régiment à ce nouveau colonel ! ils ne sont que cent, nous en faut cinq cents ! » Une cinglée de tempête creva le brouillard, et on vit Mayenne s’approcher en ordre de bataille. « Allons-y par le plus droit ! cria le Gascon, les morts eux-mêmes sortent de la tombe pour nous conduire. Cinq cents hommes ! » Une poussée de foule s’écrasa vers lui, et les blessés se décollèrent, tandis que le roi sauvage, les entraînant tous au combat, rugissait par le camp d’une voix terrible : « En colonne ! La cavalerie sur la gauche ! Et vous, les Suisses, mettez-vous arrière ! Capitaines, lieutenants, enseignes, ordonnez l’attaque, nous allons charger la Maladrerie ; il ne suffit pas d’avoir nombreux hommes, il en faut surtout du bon cru ! » Bondissant de fièvre enthousiaste, recrutant chacun au collet et hurlant autour du cercueil dont le vent fouettait l’écharpe royale, il marcha dès lors vers Mayenne, escorté d’une bande immense. Les canonniers de Rosny, placés au pont, et les pièces du château d’Arques ouvrirent en voyant s’avancer le roi quatre belles et longues rues dans les rangs ligueurs qui semblèrent tomber à genoux sur les jambes tranchées des chevaux. Pendant qu’ils s’arrêtaient, le tumulte arriva devant la Chapelle où le roi soudain montra les Allemands : « Pastoureaux, voilà de la laine ! » Il saisit le bridon du cheval qui portait le cercueil : Sera-t-il dit aujourd’hui que je n’aurai point osé ma personne ! Je vais faire enfin le bon compagnon ! Charge et recharge ! rugit-il vigoureusement, tue ! aux mains ! en avant de l’espadonnade ! aidez-vous ! » Un orage de sonneries furieuses, à son geste, s’en alla gémir dans la forêt d’Arques ; on vit le cercueil maîtrisé par le poing du roi s’enlever d’un bond dans le rouge éclair des arquebuses ; des voix crièrent : « Sire, vous êtes blessé ! » — « Non, c’est mon linge qui saigne ! » et les cinq cents hommes dans le braillement des tambours qui couraient comme chiens bergers s’élancèrent vers la Chapelle ! Le cercueil cahoté se montrait toujours en avant, criblé déjà par les balles, et guidant son porteur hagard le Gascon sans pouvoir se taire bataillait de sa formidable main droite : « Ici, ma noblesse ! Casques aux plumails blancs, pressez-vous autour de ce mort qui vous enseigne aujourd’hui ! » Quelques-uns des nobles, sanglants, mutinaient pour passer premiers ; entre les fauchées de son glaive le roi les vit : « Arrière ! leur commanda-t-il, arrière ! » Un poing sur le cercueil, il frappait dans les grands Allemands : « Qu’on ne devance pas celui-ci, c’est votre maître à cette heure ; il est de la province picarde qui aime le hachis, servez-lui-en donc à platée ! » L’assaut montait de plus en plus. Dans la boue et le sang qui gâtaient la terre le cheval au cercueil glissa ; une décharge de mousquets le prit en côté, retournant le mort dans sa boite et lui envoyant par le visage vingt-cinq ou trente balles dont il dut sourire. Le roi redressa la bête, et le misérable cercueil, becqueté comme un dé à coudre, se cabra tout raide dans les flammes ! Des jurons s’écrasaient aux barbes des capitaines, vieux routiers experts en assauts : « Morbieu la bourrasque ! Et je renibieu de mille sangbieus de bieus ! À vous, monsieur de Biscarone, gardez-vous d’une pique à droite ! » Le roi, combattant sans cesse, excitait chacun : « Peyretorte ! Etcherry ! Attus ! poussez avec vos Basquais ! Ferme ! Gascons, guide au mestre de camp qui vous voit dedans son cercueil ! » Il se fit alors dans les airs un tempétueux désordonnement ; le ciel tout à coup jaunit, l’eau tomba, le vent repoussant l’averse se lança sur les étendards qu’il mit en rubans, et de fantastiques nuées roussâtres, lourdes comme des peaux de veaux, semblèrent galoper au-dessus des cris et des armes à quelques toises des fronts. Malgré cette atmosphère obscurcie, la joie du roi, naturelle, soutenait la charge, haussait les épées, ramassait les nerfs, brûlait le sang et mettait les âmes en branle. Peu à peu la trouée devenait plus large ; chaque pas des royaux enlevait un lopin d’escouade aux godfordom lansquenets qui songèrent bientôt à fuir ; un signe courut leurs rangs, les derniers reculèrent et la peur gagna. « Boute ! hurla le Gascon. Aux figures ! l’engrais d’Arques ne sera point cher cette année ! » Le cercueil béant sautait les cadavres, éventré de coups de lances, hérissé d’échardes ; et miraculeusement sauf, écorniflé d’un seul plomb, galopant sur la débande comme si son mort le poussait, le cheval tel un vent altier s’engouffra de ses quatre fers dans la chapelle conquise ! Derrière lui, le roi parut ; ensuite vinrent les troupes. Le cercueil défait et posé à terre, chacun se laissa souffler ; assis entre les colonnes, les soldats défirent leurs agrafes, comptèrent leurs blessures, et on déplia les sacs pour dîner. Le roi qui songeait devant le cercueil releva enfin sa tête nue : « Faut faire à M. le mestre de camp qui est ici un cercueil plus noble. Gens de son bataillon, répondez ; Avait-il famille ? » — « Sa mère. » — « La bonne et honnête femme est-elle àgée ? » — Je connais pour avoir été son valet, dit un anspessade, que notre ancien capitaine avait vingt-trois ans, et que sa mère n’en a pas quarante. » — « Or bien, dit le roi, elle peut encore en faire un pareil ; Rosny, tu donneras au ventre la pension du fils ».

Et après avoir couché sur ses positions, l’armée en armes, le lendemain matin, éveillée des tentes et debout, regarda partir le cheval et les gens d’escorte qui de plus en plus minces et voilés par le brouillard des vallons emmenaient dévotieusement le héros pour le mettre en terre de Picardie.