Le Roi Candaule/1

La bibliothèque libre.
Le Roi Candaule
NouvellesLemerreŒuvres de Théophile Gautier (p. 503-522).



LE ROI CANDAULE





CHAPITRE PREMIER


Cinq cents ans après la guerre de Troie, et sept cent quinze ans avant notre ère, c’était grande fête à Sardes. ― Le roi Candaule se mariait. ― Le peuple éprouvait cette espèce d’inquiétude joyeuse et d’émotion sans but qu’inspire aux masses tout événement, quoiqu’il ne les touche en rien et se passe dans des sphères supérieures dont elles n’approcheront jamais.

Depuis que Phœbus-Apollon, debout sur son quadrige, dorait de ses rayons les cimes du mont Tmolus fertile en safran, les braves Sardiens allaient et venaient, montant et descendant les rampes de marbre qui reliaient la cité au Pactole, cette opulente rivière dont Midas, en s’y baignant, a rempli le sable de paillettes d’or. On eût dit que chacun de ces honnêtes citoyens se mariait lui-même, tant ils avaient l’air important et solennel.

Des groupes se formaient dans l’agora, sur les degrés des temples, le long des portiques. À chaque angle de rue, l’on rencontrait des femmes traînant par la main de pauvres enfants dont les pas inégaux s’accordaient mal avec l’impatience et la curiosité maternelles. Les jeunes filles se hâtaient vers les fontaines, leur urne en équilibre sur la tête ou soutenue de leurs bras blancs comme par deux anses naturelles, pour faire la provision d’eau de la maison, et pouvoir être libres à l’heure où passerait le cortège nuptial. Les lavandières repliaient avec précipitation les tuniques et les chlamydes à peine sèches, et les empilaient sur des chariots attelés de mules. Les esclaves tournaient la meule sans que le fouet de l’intendant eût besoin de chatouiller leurs épaules nues et couturées de cicatrices. ― Sardes se dépêchait d’en finir avec ces soins de chaque jour dont aucune fête ne dispense.

Le chemin que le cortège devait parcourir avait été semé d’un sable fin et blond. D’espace en espace, des trépieds d’airain envoyaient au ciel des fumées odorantes de cinnamome et de nard. ― C’étaient, du reste, les seules vapeurs qui troublassent la pureté de l’azur. ― Les nuages d’une journée d’hymen ne doivent provenir que des parfums brûlés. ― Des branches de myrtes et de lauriers-roses jonchaient le sol, et sur les murs des palais se déployaient, suspendues à des anneaux de bronze, des tapisseries où l’aiguille des captives industrieuses, entremêlant la laine, l’argent et l’or, avait représenté diverses scènes de l’histoire des dieux et des héros : Ixion embrassant la nue ; ― Diane surprise au bain par Actéon ; ― le berger Pâris, juge du combat de beauté qui eut lieu sur le mont Ida, entre Héré aux bras de neige, Athéné aux yeux vert de mer, et Aphrodite parée du ceste magique ; ― les vieillards troyens se levant sur le passage d’Hélène auprès des portes Scées, sujet tiré d’un poème de l’aveugle du Mélès. ― Plusieurs avaient exposé de préférence des scènes tirées de la vie d’Héraclès le Thébain, par flatterie pour Candaule, qui était un Héraclide, descendant de ce héros par Alcée. Les autres s’étaient contentés d’orner de guirlandes et de couronnes le seuil de leurs demeures en signe de réjouissance.

Parmi les rassemblements échelonnés depuis l’entrée de la maison royale jusqu’à la porte de la ville par où devait arriver la jeune reine, les conversations roulaient naturellement sur la beauté de l’épouse, dont la renommée remplissait toute l’Asie, et sur le caractère de l’époux, qui, sans être tout à fait bizarre, semblait néanmoins difficilement appréciable au point de vue ordinaire.

Nyssia, la fille du satrape Mégabaze, était douée d’une pureté de traits et d’une perfection de formes merveilleuses, ― c’était du moins le bruit qu’avaient répandu les esclaves qui la servaient, et les amies qui l’accompagnaient au bain ; car aucun homme ne pouvait se vanter de connaître de Nyssia autre chose que la couleur de son voile et les plis élégants qu’elle imprimait, malgré elle, aux étoffes moelleuses qui recouvraient son corps de statue.

Les barbares ne partagent pas les idées des Grecs sur la pudeur : ― tandis que les jeunes gens de l’Achaïe ne se font aucun scrupule de faire luire au soleil du stade leurs torses frottés d’huile, et que les vierges Spartiates dansent sans voiles devant l’autel de Diane, ceux de Persépolis, d’Ecbatane et de Bactres, attachant plus de prix à la pudicité du corps qu’à celle de l’âme, regardent comme impures et répréhensibles ces libertés que les mœurs grecques donnent au plaisir des yeux, et pensent qu’une femme n’est pas honnête, qui laisse entrevoir aux hommes plus que le bout de son pied, repoussant à peine en marchant les plis discrets d’une longue tunique.

Malgré ce mystère, ou plutôt à cause de ce mystère, la réputation de Nyssia n’avait pas tardé à se répandre dans toute la Lydie et à y devenir populaire, à ce point qu’elle était parvenue jusqu’à Candaule, bien que les rois soient ordinairement les gens les plus mal informés de leur royaume, et vivent comme les dieux dans une espèce de nuage qui leur dérobe la connaissance des choses terrestres.

Les Eupatrides de Sardes, qui espéraient que le jeune roi pourrait peut-être prendre femme dans leur famille, les hétaires d’Athènes, de Samos, de Milet et de Chypre, les belles esclaves venues des bords de l’Indus, les blondes filles amenées à grands frais du fond des brouillards cimmériens, n’avaient garde de prononcer devant Candaule un seul mot qui, de près ou de loin, pût avoir rapport à Nyssia. Les plus braves, en fait de beauté, reculaient à l’idée d’un combat qu’elles pressentaient devoir être inégal.

Et cependant personne à Sardes, et même en Lydie, n’avait vu cette redoutable adversaire ; personne, excepté un seul être, qui depuis cette rencontre avait tenu sur ce sujet ses lèvres aussi fermées que si Harpocrate, le dieu du silence, les eût scellées de son doigt : ― c’était Gygès, chef des gardes de Candaule. Un jour, Gygès, plein de projets et d’ambitions vagues, errait sur les collines de Bactres, où son maître l’avait envoyé pour une mission importante et secrète ; il songeait aux enivrements de la toute-puissance, au bonheur de fouler la pourpre sous une sandale d’or, de poser le diadème sur la tête de la plus belle ; ces pensées faisaient bouillonner son sang dans ses veines, et, comme pour suivre l’essor de ses rêves, il frappait d’un talon nerveux les flancs blanchis d’écume de son cheval numide.

Le temps, de calme qu’il était d’abord, était devenu orageux comme l’âme du guerrier, et Borée, les cheveux hérissés par les frimas de la Thrace, les joues gonflées, les bras croisés sur la poitrine, fouettait à grands coups d’aile les nuages gros de pluie.

Une troupe de jeunes filles qui cueillaient des fleurs dans la campagne, effrayées de la tempête, regagnaient la ville en toute hâte, remportant leur moisson parfumée dans le pan de leur tunique. Voyant de loin venir un étranger à cheval, elles avaient, suivant l’usage des barbares, ramené leur manteau sur leur visage ; mais, au moment où Gygès passait auprès de celle que sa fière attitude et ses vêtements plus riches semblaient désigner comme maîtresse de la troupe, un coup de vent plus fort avait emporté le voile de l’inconnue, et, le faisant tournoyer en l’air comme une plume, l’avait chassé si loin qu’il était impossible de le reprendre. ― C’était Nyssia, la fille de Mégabaze, qui se trouva ainsi, le visage découvert, devant Gygès, simple capitaine des gardes du roi Candaule. Était-ce seulement le souffle de Borée qui avait causé cet accident, ou bien Éros, qui se plaît à troubler les âmes, s’était-il amusé à couper le lien qui retenait le tissu protecteur ? Toujours est-il que Gygès resta immobile à l’aspect de cette Méduse de beauté, et il y avait longtemps que le pli de la robe de Nyssia avait disparu sous la porte de la ville, que Gygès ne songeait pas à reprendre son chemin. Bien que rien ne justifiât cette conjecture, il avait eu le sentiment qu’il venait de voir la fille du satrape, et cette rencontre, qui avait presque le caractère d’une apparition, concordait si bien avec la pensée qui l’occupait dans ce moment, qu’il ne put s’empêcher d’y voir quelque chose de fatal et d’arrangé par les dieux. ― En effet, c’était bien sur ce front qu’il eût voulu poser le diadème : quel autre en eût été plus digne ? Mais quelle probabilité y avait-il que Gygès eût jamais un trône à faire partager ? Il n’avait pas essayé de donner suite à cette aventure et de s’assurer si c’était vraiment la fille de Mégabaze dont le hasard, ce grand escamoteur, lui avait révélé le visage mystérieux. Nyssia s’était dérobée si promptement qu’il lui eût été impossible de la retrouver, et d’ailleurs il avait été plutôt ébloui, fasciné, foudroyé en quelque sorte, que charmé par cette apparition surhumaine, par ce monstre de beauté.

Cependant, cette image, à peine entrevue un moment, s’était gravée dans son cœur en traits profonds comme ceux que les sculpteurs tracent sur l’ivoire avec un poinçon rougi au feu. Il avait fait, sans pouvoir en venir à bout, tous ses efforts pour l’effacer, car l’amour qu’il éprouvait pour Nyssia lui causait une secrète terreur. ― La perfection portée à ce point est toujours inquiétante, et les femmes si semblables aux déesses ne peuvent qu’être fatales aux faibles mortels ; elles sont créées pour les adultères célestes, et les hommes, même les plus courageux, ne se hasardent qu’en tremblant dans de pareilles amours. ― Aussi aucun espoir n’avait-il germé dans l’âme de Gygès, accablé et découragé d’avance par le sentiment de l’impossible. Avant d’adresser la parole à Nyssia, il eût voulu dépouiller le ciel de sa robe d’étoiles, ôter à Phœbus sa couronne de rayons, oubliant que les femmes ne se donnent qu’à ceux qui ne les méritent pas, et que le moyen de s’en faire aimer, c’est d’agir avec elles comme si l’on désirait en être haï.

Depuis ce temps, les roses de la joie ne fleurirent plus sur ses joues : le jour, il était triste et morne, et semblait marcher seul dans son rêve, comme un mortel qui a vu une divinité ; la nuit, il était obsédé de songes qui lui montraient Nyssia assise à côté de lui, sur des coussins de pourpre, entre les griffons d’or de l’estrade royale.

Donc Gygès, le seul qui pût parler de Nyssia en connaissance de cause, n’en ayant rien dit, les Sardiens en étaient réduits aux conjectures, et il faut convenir qu’ils en faisaient de bizarres et tout à fait fabuleuses. La beauté de Nyssia, grâce aux voiles dont elle était entourée, devenait comme une espèce de mythe, de canevas, de poème que chacun brodait à sa guise.

« Si ce que l’on rapporte n’est pas faux, disait en grasseyant un jeune débauché d’Athènes, la main appuyée sur l’épaule d’un enfant asiatique, ni Plangon, ni Archenassa, ni Thaïs ne peuvent supporter la comparaison avec cette merveille barbare ; pourtant j’ai peine à croire qu’elle vaille Théano de Colophon, dont j’ai acheté une nuit au prix de ce qu’elle a pu emporter d’or, en plongeant jusqu’aux épaules ses bras blancs dans mon coffre de cèdre.

― Auprès d’elle, ajouta un Eupatride qui avait la prétention d’être mieux informé que personne sur toutes choses, auprès d’elle, la fille de Cœlus et de la Mer paraîtrait comme une servante éthiopienne.

― Ce que vous dites là est un blasphème, et, quoique Aphrodite soit une bonne et indulgente déesse, prenez garde de vous attirer sa colère.

― Par Hercule ! ― ce qui est un serment de valeur dans une ville gouvernée par ses descendants, ― je n’en puis rabattre d’un mot.

― Vous l’avez donc vue ?

― Non, mais j’ai à mon service un esclave qui a jadis appartenu à Nyssia et qui m’en a fait cent récits.

― Est-il vrai, demanda d’un air enfantin une femme équivoque dont la tunique rose tendre, les joues fardées et les cheveux luisants d’essence annonçaient de malheureuses prétentions à une jeunesse dès longtemps disparue, est-il vrai que Nyssia ait deux prunelles dans chaque œil ? ― Cela doit être fort laid à ce qu’il me semble, et je ne sais pas comment Candaule a pu s’éprendre d’une pareille monstruosité, tandis qu’il ne manque pas à Sardes et dans la Lydie de femmes dont le regard est irréprochable ».

Et en disant ces mots avec toute sorte de mignardises et d’afféteries, Lamia jetait un petit coup d’œil significatif sur un petit miroir de métal fondu qu’elle tira de son sein et qui lui servit à ramener au devoir quelques boucles dérangées par l’impertinence du vent.

« Quant à ce qui est de la prunelle double, cela m’a tout l’air d’un conte de nourrice, dit le patricien bien informé ; mais il est sûr que Nyssia a le regard si perçant, qu’elle voit à travers les murs ; à côté d’elle, les lynx sont myopes.

― Comment un homme grave peut-il débiter de sang-froid une absurdité pareille ? interrompit un bourgeois à qui son crâne chauve et le flot de barbe blanche où il plongeait ses doigts tout en parlant, donnaient un aspect de prépondérance et de sagacité philosophique. La vérité est que la fille de Mégabaze n’y voit naturellement pas plus clair que vous et moi ; seulement le prêtre égyptien Thoutmosis, qui sait tant de secrets merveilleux, lui a donné la pierre mystérieuse qui se trouve dans la tête des dragons, et dont la propriété, comme chacun le sait, est de rendre pénétrables au regard, pour ceux qui la possèdent, les ombres et les corps les plus opaques. Nyssia porta toujours cette pierre dans sa ceinture ou sur son bracelet, et c’est ce qui explique sa clairvoyance. »

L’interprétation du bourgeois parut la plus naturelle aux personnages du groupe dont nous essayons de rendre la conversation, et l’opinion de Lamia et du patricien fut abandonnée comme invraisemblable.

« En tout cas, reprit l’amant de Théano, nous allons pouvoir en juger, car il me semble que j’ai entendu résonner les clairons dans le lointain, et, sans avoir la vue de Nyssia, j’aperçois là-bas le héraut qui s’avance, des palmes dans les mains, annonçant l’arrivée du cortège nuptial et faisant ranger la foule ».

À cette nouvelle qui se propagea rapidement, les hommes robustes jouèrent des coudes pour arriver au premier rang ; les garçons agiles, embrassant le fût des colonnes, tâchèrent de se hisser jusqu’aux chapiteaux et de s’y asseoir ; d’autres, non sans avoir excorié leurs genoux à l’écorce, parvinrent à se percher assez commodément dans l’Y de quelque branche d’arbre ; les femmes posèrent leurs petits enfants sur le coin de leur épaule en leur recommandant bien de se retenir à leur cou. Ceux qui avaient le bonheur de demeurer dans la rue où devaient passer Candaule et Nyssia penchèrent la tête du haut de leurs toits, ou, se soulevant sur le coude, quittèrent un moment les coussins qui les soutenaient.

Un murmure de satisfaction et de soulagement parcourut la foule qui attendait déjà depuis de longues heures, car les flèches du soleil de midi commençaient à être piquantes.

Les guerriers pesamment armés, avec des cuirasses de buffle recouvertes de lames de métal, des casques ornés d’aigrettes de crin de cheval teint en rouge, des knémides garnies d’étain, des baudriers étoilés de clous, des boucliers blasonnés et des épées d’airain, marchaient derrière un rang de trompettes qui soufflaient à pleine bouche dans leurs longs tubes étincelants au soleil. Les chevaux de ces guerriers, blancs comme les pieds de Thétis, pour la noblesse de leurs allures et la pureté de leur race, auraient pu servir de modèle à ceux que Phidias sculpta plus tard sur les métopes du Parthénon.

À la tête de cette troupe marchait Gygès, le bien nommé, ― car son nom en lydien signifie beau. Ses traits, de la plus parfaite régularité, paraissaient taillés dans le marbre, tant il était pâle, car il venait de reconnaître dans Nyssia, quoiqu’elle fût couverte du voile des jeunes épousées, la femme dont la trahison du vent avait livré la figure à ses regards auprès des murs de Bactres.

« Le beau Gygès paraît bien triste, se disaient les jeunes filles. Quelque fière beauté a-t-elle dédaigné son amour, ― ou quelque délaissée lui a-t-elle fait jeter un sort par une magicienne de Thessalie ? L’anneau cabbalistique qu’il a trouvé, à ce qu’on dit, au milieu d’une forêt dans les flancs d’un cheval de bronze, aurait-il perdu sa vertu, ― et, cessant de rendre son maître invisible, l’aurait-il trahi tout à coup aux regards étonnés de quelque honnête mari qui se croyait seul dans sa chambre conjugale ?

― Peut-être a-t-il perdu ses talents et ses drachmes au jeu de Palamède, ou bien est-ce le dépit de n’avoir pas gagné le prix aux jeux Olympiques ? Il comptait beaucoup sur son cheval Hypérion. »

Aucune de ces conjectures n’était vraie. Jamais l’on ne suppose ce qui est.

Après le bataillon commandé par Gygès, venaient de jeunes garçons couronnés de myrtes, qui accompagnaient sur des lyres d’ivoire, en se servant d’un archet, des hymnes d’épithalame sur le mode lydien ; ils étaient vêtus de tuniques roses brodées d’une grecque d’argent, et leurs cheveux flottaient sur leurs épaules en boucles épaisses.

Ils précédaient les porteurs de présents, esclaves robustes dont les corps demi-nus laissaient voir des entrelacements de muscles à faire envie au plus vigoureux athlète.

Sur les brancards, soutenus par deux ou quatre hommes, ou davantage, suivant la pesanteur des objets, étaient posés d’énormes cratères d’airain, ciselés par les plus fameux artistes ; ― des vases d’or et d’argent aux flancs ornés de bas-reliefs, aux anses gracieusement entremêlées de chimères, de feuillages et de femmes nues ; ― des aiguières magnifiques pour laver les pieds des hôtes illustres ; ― des buires incrustées de pierres précieuses et contenant les parfums les plus rares, myrrhe d’Arabie, cinnamome des Indes, nard de Perse, essence de roses de Smyrne : ― des kamklins ou cassolettes avec couvercles percés de trous ; ― des coffres de cèdre et d’ivoire d’un travail merveilleux, s’ouvrant avec des secrets introuvables pour tout autre que l’inventeur, et contenant des bracelets d’or d’Ophir, des colliers de perles du plus bel orient, des agrafes de manteau constellées de rubis et d’escarboucles ; ― des toilettes renfermant les éponges blondes, les fers à friser, les dents de loup marin qui servent à polir les ongles, le fard vert d’Égypte, qui devient du plus beau rouge en touchant la peau, les poudres qui noircissent les paupières et les sourcils, et tout ce que la coquetterie féminine peut inventer de raffinements. ― D’autres civières étaient couvertes de robes de pourpre de la laine la plus fine et de toutes les nuances, depuis l’incarnat de la rose jusqu’au rouge sombre du sang de la grappe ; ― de calasiris en toile de Canope qu’on jette blanche dans la chaudière du teinturier, et qui, grâce aux divers mordants dont elle est empreinte, en sort diaprée des couleurs les plus vives ; ― de tuniques apportées du pays fabuleux des Sères, à l’extrémité du monde, faites avec la bave filée d’un ver qui vit sur les feuilles, et si fines qu’elles auraient pu passer par une bague.

Des Éthiopiens luisants comme le jais, la tête serrée par une cordelette pour que les veines de leur front ne se rompissent pas dans les efforts qu’ils faisaient pour soutenir leur fardeau, portaient en grande pompe une statue d’Hercule, aïeul de Candaule, de grandeur colossale, faite d’ivoire et d’or, avec la massue, la peau du lion de Némée, les trois pommes du jardin des Hespérides, et tous les attributs consacrés.

Les statues de la Vénus céleste et de la Vénus Génitrix, taillées par les meilleurs élèves de l’école de Sicyone dans ce marbre de Paros dont l’étincelante transparence semble faite tout exprès pour représenter la chair toujours jeune des immortelles, suivaient l’effigie d’Hercule dont les contours épais et les formes renflées faisaient encore ressortir l’harmonie et l’élégance de leurs proportions.

Un tableau de Bularque, payé au poids de l’or par Candaule, peint sur le bois du larix femelle, et représentant la défaite des Magnètes, excitait l’admiration générale pour la perfection du dessin, la vérité des attitudes et l’harmonie des couleurs, quoique l’artiste n’y eût employé que les quatre teintes primitives : le blanc, l’ocre attique, la sinopis pontique et l’atrament. ― Le jeune roi aimait la peinture et la sculpture plus peut-être qu’il ne convient à un monarque, et il lui était arrivé souvent d’acheter un tableau au prix du revenu annuel d’une ville.

Des chameaux et des dromadaires splendidement caparaçonnés, le col chargé de musiciens jouant des cymbales et du tympanon, portaient les pieux dorés, les cordes et les étoffes de la tente destinée à la jeune reine pour des voyages et des parties de chasse.

Ces magnificences, en toute autre occasion, auraient ravi le peuple de Sardes ; mais sa curiosité avait un autre but, et ce ne fut pas sans quelque impatience qu’il vit défiler cette portion du cortège. ― Les jeunes filles et les beaux garçons, agitant des torches enflammées, et semant à pleines mains la fleur du crocus, n’obtinrent même pas son attention. L’idée de voir Nyssia préoccupait toutes les têtes.

Enfin Candaule apparut monté sur un char attelé de quatre chevaux aussi beaux, aussi fougueux que ceux du Soleil, inondant de mousse blanche leur frein d’or, secouant leur crinière tressée de pourpre et contenus à grand’peine par le cocher, debout à côté du prince et renversé en arrière pour avoir plus de force.

Candaule était un jeune homme plein de vigueur, justifiant bien son origine herculéenne : sa tête se joignait à ses épaules par un cou de taureau presque sans inflexion ; ses cheveux, noirs et lustrés, se tordaient en petites boucles rebelles et couvraient par places la bandelette du diadème ; ses oreilles, petites et droites, étaient vivement colorées ; mais son front s’étendait large et plein, quoique un peu bas, comme tous les fronts antiques ; son œil plein de douceur et de mélancolie, ses joues ovales, son menton aux courbes douces et ménagées, sa bouche aux lèvres légèrement entr’ouvertes, son bras d’athlète terminé par une main de femme, indiquaient plutôt une nature de poète que de guerrier. En effet, quoiqu’il fût brave, adroit à tous les exercices du corps, domptant un cheval aussi bien qu’un Lapithe, coupant à la nage le courant des fleuves qui descendent des montagnes grossis par les fontes de neige, en état de tendre l’arc d’Odyssée et de porter le bouclier d’Achille, il ne paraissait pas avoir l’esprit préoccupé de conquêtes, et la guerre, si entraînante pour les jeunes rois, n’avait pour lui qu’un attrait médiocre ; il se contentait de repousser les attaques des voisins ambitieux sans chercher à étendre ses États. ― Il préférait bâtir des palais pour lesquels ses conseils ne manquaient pas aux architectes, faire des collections de statues et de tableaux des anciens et des nouveaux peintres ; il avait des ouvrages de Téléphanes de Sicyone, de Cléanthes et d’Ardices de Corinthe, d’Hygiémon, de Dinias, de Charmade, d’Eumarus et de Cimon, les uns au simple trait, les autres coloriés ou monochromes. ― On disait même que Candaule, chose peu décente pour un prince, n’avait pas dédaigné de manier de ses mains royales le ciseau du sculpteur et l’éponge du peintre encaustique.

Mais pourquoi nous arrêter à Candaule ? Le lecteur est sans doute comme le peuple de Sardes, et c’est Nyssia qu’il veut connaître.

La fille de Mégabaze était montée sur un éléphant à la peau rugueuse, aux immenses oreilles semblables à des drapeaux, qui s’avançait d’un pas lourd, mais rapide, comme un vaisseau parmi des vagues. Ses défenses et sa trompe étaient cerclées d’anneaux d’argent ; des colliers de perles énormes entouraient les piliers de ses jambes. Sur son dos, que recouvrait un magnifique tapis de Perse aux dessins bariolés, s’élevait une espèce d’estrade écaillée de ciselure d’or, constellée d’onyx, de sardoines, de chrysolithes, de lapis-lazuli, de girasols ; sur cette estrade était assise la jeune reine si couverte de pierreries qu’elle éblouissait les yeux. Une mitre en forme de casque, où des perles formaient des ramages et des lettres à la mode orientale, enveloppait sa tête ; ses oreilles, percées aux lobes et sur l’ourlet, étaient chargées d’ornements en façon de coupes, de croissants et de grelots ; des colliers de boules d’or et d’argent, découpés à jour, entouraient son cou au triple rang et descendaient sur sa poitrine avec un frisson métallique ; des serpents d’émeraude aux yeux de rubis et de topazes, après avoir décrit plusieurs spirales, s’agrafaient à ses bras en se mordant la queue : ces bracelets se rejoignaient par des chaînes de pierreries, et leur poids était si considérable que deux suivantes se tenaient agenouillées à côté de Nyssia et lui soutenaient les coudes. Elle était revêtue d’une robe brodée par les ouvriers de Tyr de dessins étincelants de feuillages d’or aux fruits de diamants, et par-dessus elle portait la tunique courte de Persépolis qui descend à peine au genou et dont la manche fendue est rattachée par une agrafe de saphir ; sa taille était entourée, de la hanche jusqu’aux reins, par une ceinture faite d’une étoffe étroite, bigarrée de zébrures et de ramages qui formaient des symétries et des dessins, suivant qu’ils se trouvaient rapprochés par l’arrangement des plis que les filles de l’Inde savent seules disposer. Son pantalon de byssus, que les Phéniciens nomment syndon, se fermait au-dessus des chevilles par des cercles ornés de clochettes d’or et d’argent, et complétait cette toilette d’une richesse bizarre et tout à fait contraire au goût grec. Mais, hélas ! un flammeum couleur de safran masquait impitoyablement le visage de Nyssia qui paraissait gênée, bien qu’elle eût un voile, de voir tant de regards fixés sur elle, et faisait souvent signe à un esclave placé derrière d’abaisser le parasol de plumes d’autruche pour la mieux dérober à l’empressement de la foule.

Candaule avait eu beau la supplier, il n’avait pu la déterminer à quitter son voile, même pour cette occasion solennelle. La jeune barbare avait refusé de payer à son peuple sa bienvenue de beauté. ― Le désappointement fut grand ; Lamia prétendit que Nyssia n’osait se découvrir de peur de montrer sa double prunelle ; le jeune débauché resta convaincu que Théano de Colophon était plus belle que la reine de Sardes, et Gygès poussa un soupir, lorsqu’il vit Nyssia, après avoir fait agenouiller son éléphant, descendre sur les têtes inclinées des esclaves damascènes comme par un escalier vivant jusque sur le seuil de la demeure royale, où l’élégance de l’architecture grecque se mêlait aux fantaisies et aux énormités du goût asiatique.