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Le Roi Mystère/Partie 2/09

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Nouvelles éditions Baudinière (p. 164-168).
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2e partie

IX

LES AVENTURES DE SALOMON

S’étant glissé aussi modestement qu’il avait pu jusqu’au seuil de la loge de la Grande Hostellerie de la Mappemonde, Dixmer écoutait donc le récit de la mère Héloïse.

— J’ai pris l’omnibus place Clichy ; dans l’omnibus Salomon a été le sujet des conversations de tous les voyageurs, et, quand je leur ai eu raconté qu’il m’aidait la nuit à tirer le cordon, on ne me laissa point tranquille jusqu’au moment où je voulus bien me lever pour approcher Salomon du cordon qui sert au conducteur à prévenir le cocher quand l’omnibus doit s’arrêter ou se remettre en route. Donc, Salomon a tiré le cordon à la place du conducteur, et il l’a fait de si bonne grâce, Sainte Vierge, et d’un coup de bec si fort, si net, si autoritaire qu’on ne se lassait pas de l’admirer et qu’on l’a applaudi comme s’il avait été « une personne véritable ». Mais son succès, au lieu de me réjouir, me faisait de la peine, et je n’en éprouvai que plus de chagrin d’avoir à le quitter. Les larmes m’en sont venues aux yeux…

» Des personnes charitables m’ont demandé la cause de mon émotion. Je leur ai dit que j’allais « louer » Salomon pour quelques jours à M. le comte de Teramo-Girgenti, et j’ai montré le journal. L’annonce leur parut si bizarre que trois des voyageurs, dont une femme, ont voulu m’accompagner jusqu’à la rue de Ponthieu. Nous voilà donc tous en cortège autour de Salomon, rue de Ponthieu. Ah ! monseigneur Jésus ! À ce moment-là, le cœur m’a manqué et j’ai failli revenir sans rien plus vouloir savoir. Mais quoi ! L’année n’a pas été bonne, et ça n’est pas pour vous le reprocher, mais les étrennes ont été plutôt maigres. Enfin, je m’ai crié : « Du courage ! » À la porte de l’hôtel, il y avait une vingtaine de personnes qui attendaient avec des cages et des perroquets. On les faisait entrer une à une et elles ressortaient naturellement une à une, mais elles n’avaient plus ni cage, ni perroquet.

» Ça a été mon tour. J’entrai dans une cour sur laquelle s’ouvrait un immense hangar. Un domestique me conduisit dans ce hangar. Ah, mes enfants, quel tintamarre ! Il y avait bien là huit mille perroquets ! Peut-être dix mille ! Et ils jacassaient ! Et ils jacassaient ! Toutes les cages étaient alignées par rangées et par étages. Il y avait bien là vingt étages de cages, et entre les rangées et les étages, il y avait des espèces de passerelles et d’échafaudages en planches, qui permettaient aux gens de se promener entre toutes les cages. Il y avait une armée de domestiques. On voyait que les cages étaient tenues proprement et que les oiseaux ne devaient manquer de rien. Mais ce qui m’a étonné le plus de tout, c’est de voir des écrivains, une quantité d’écrivains qui se promenaient entre toutes les cages !

— Des écrivains ? s’écriait-on. Des écrivains chez des perroquets ?…

— Ils allaient y puiser l’inspiration, s’écria le Professeur. L’écrivain, mesdames et messieurs, doit tout au perroquet ! Et il le sait si bien, qu’arrivé au faîte des grandeurs, il se déguise en perroquet. Pour peu que vous ayez pénétré, mesdames et messieurs, dans la cage qui est au bout du pont des Arts…

— Et d’abord, mère Héloïse, comment savez-vous que c’étaient des écrivains ?

— Ah ! c’est vous, mon bon monsieur, fit la concierge en se tournant vers un petit homme myope correctement vêtu d’un complet à carreaux et qui portait binocle et qu’on eût pu prendre, lui aussi, pour un écrivain, mais qui, en fait, vendait des olives dans un petit baquet de bois traversé d’une baguette qu’il avait toujours à la main. Vous me demandez comment j’ai su que c’étaient des écrivains. C’est bien simple, je l’ai bien vu, parce qu’ils écrivaient.

— Ils écrivaient ! s’écria encore le Professeur. Ils écrivaient dans un pareil tintamarre. Ils écrivaient au milieu de dix mille perroquets !… Et comment donc écrivaient-ils ?

— Voilà ! expliqua la mère Héloïse, ils se promenaient…

— Comment, ils écrivaient en se promenant ?…

— Oui, ils écrivaient en se promenant au milieu des cages. Ils allaient à petits pas, et, de temps en temps, s’arrêtaient et écrivaient.

— Et sur quoi écrivaient-ils ? demanda un petit homme dont la chevelure opulente déroulait ses anneaux jusque sur ses maigres épaules.

— Ah ! c’est vous, mon bon monsieur Sésostris ! fit encore Héloïse. Eh bien, mais ils écrivaient sur des registres !

— Sur des registres ?

— Sur de gros registres.

— Avec des coins de cuivre ?

— Autant que je m’en souviens, mon doux Jésus, il y avait des coins en cuivre aux gros registres !

— Alors, ma mère, répliqua le Professeur, affectant de donner à dame Héloïse une appellation et un titre dont on avait dû souvent la saluer autrefois quand elle tirait le cordon dans la tour de son couvent, alors, ma mère, ces écrivains n’étaient point des écrivains. On n’a jamais vu des écrivains écrire sur des registres à coins de cuivre. C’étaient des employés comptables.

— Sans doute, fit M. Maïs… Ils comptaient le grain que les autres employés donnaient aux perroquets.

Mais cette discussion secondaire fut interrompue par le chœur des locataires, qui désiraient connaître la suite des aventures de Salomon.

— J’étais « prostrée » devant ce spectacle, reprit dame Héloïse, quand un employé vint me prendre la cage des mains et me conduisit dans un petit tiosque vitré qui se trouvait dans ce hangar. Il y avait là un homme penché sur des écritures. Sans lever le nez, il m’a demandé si j’étais venue pour louer ou vendre mon perroquet. Je lui ai répondu que j’étais venue pour le louer. Il m’a dit : « Combien de jours ? » J’ai répondu : « Huit jours ! » Il m’a dit qu’il ne louait pas à moins d’un mois, qu’il se pourrait du reste qu’on me rendît mon perroquet au bout de huit jours, mais il voulait avoir le droit de le conserver un mois. Je lui ai répondu que ça dépendrait du prix. Il m’a répondu que l’on s’entendrait toujours. Et il m’a demandé mon adresse. Alors, je la lui ai donnée, à cet homme ! Mais il ne l’a pas plutôt connue qu’il a levé sa vilaine face jaune, m’a regardée et a dit : « Ah ! vous êtes la concierge de la Grande Hostellerie de la Mappemonde, rue des Moulins ?… Eh bien ! Vous pouvez vous en retourner avec votre perroquet. Nous n’en voulons pas ! »

Ici dame Héloïse fut prise d’une véritable crise de rage et de malédiction. L’affront que cet homme lui avait fait à elle, et surtout à Salomon, l’avait complètement fait sortir de sa nature dévote. Elle avait expliqué, à cet homme ! avec une colère grandissante, qu’elle croyait bien que l’annonce avait été mise dans le journal exprès pour elle, pour lui faire faire une inutile démarche et lui faire perdre son temps ! Et elle avait exigé qu’on lui payât ses frais d’omnibus, ce à quoi, du reste, l’homme du tiosque vitré avait obtempéré tout de suite.

— Quand je pense, dit-elle, qu’il y avait là peut-être vingt mille perroquets, dont pas un, certainement, ne valait Salomon.

— Attendez, s’écria le Professeur… Attendez, ma mère ! Tout s’explique !

Mais comme il n’expliquait rien, ces dames crurent encore à une plaisanterie, et les murmures prirent des proportions inquiétantes.

— Attendez ! reprit-il. L’inspiration arrive. Par hasard, vous n’auriez point dit à l’homme du tiosque en verre que Salomon ne parlait pas ?

— Je ne le lui ai point dit.

— Il devait le savoir ! Il était certainement renseigné sur ce fait que Salomon ne parle pas ! Son exclamation : « Ah ! c’est vous la concierge de la Mappemonde », nous prouve qu’il le savait. Et comme tous les écrivains n’étaient là, que pour recueillir les propos des perroquets…

Le chœur des locataires applaudit à cette explication :

— Si je ne lui ai point dit que Salomon ne parle pas, c’est que ce n’est pas la vérité ! éclata la mère Héloïse.

— Comment ? Salomon parle donc ?

— Il parle !

— Nous ne l’avons jamais entendu parler, reprit le chœur des locataires.

— Salomon n’a plus parlé depuis la mort de mon pauvre mari.

» Mais avant, continua Héloïse en essuyant une larme, avant, il parlait comme tous les perroquets et même mieux que tous les perroquets. Et il avait la voix de mon mari ! Et il me disait les mots tendres que me disait mon mari au temps de notre jeunesse !… Si bien que mon époux descendu au tombeau et mon perroquet devenu muet de chagrin, c’est comme si j’avais été veuve deux fois !

Comme la mère Héloïse, à ces souvenirs, s’était prise à pleurer pour tout de bon et ne racontait plus rien, le chœur des locataires résolut de respecter sa douleur. Et on commença à faire le vide autour d’elle. Le Professeur s’apprêtait à entraîner Raoul Gosselin au cabaret des Trois-Pintes, quand Robert Pascal s’avança vers eux, un paquet sous le bras.

— Voilà votre affaire, dit-il à Gosselin, seulement laissez-moi demander un bout de ficelle à dame Héloïse, le paquet ne tient pas.

Et il entra dans la loge.

— Ah ! Laissez-le-moi regarder encore, demanda Gosselin. C’est un vrai cadeau royal que vous me faites là !…

— Qu’est-ce que c’est ? interrogea le Professeur.

— Venez, vous allez voir, répliqua Gosselin.

Le Professeur et Gosselin rejoignirent Robert Pascal dans la loge. Gosselin défit le paquet, et un merveilleux médaillon apparut.

— Comment, s’écria le Professeur, comment ? Robert se défait de son médaillon ? Du médaillon de Marguerite de Valois ?

Le Professeur avait à peine achevé cette phrase « du médaillon de Marguerite de Valois » qu’un phénomène inouï se produisit.

Inouï d’abord parce qu’il était naturellement inattendu. Une voix, une voix étrange, lointaine et rauque, une voix d’outre-tombe, sortit du bec entrouvert de Salomon dressé sur son perchoir, une voix qui disait :

« Tu es la Marguerite des Marguerites ! Tu es la perle des Valois ! »

Inouï ensuite, ce phénomène, parce qu’il eut le double effet :

1o De faire s’évanouir la mère Héloïse, après qu’elle eut poussé un cri déchirant ;

2o De faire s’évanouir Robert Pascal qui, lui, n’avait pas poussé de cri du tout.