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Le Roi Mystère/Partie 2/10

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Nouvelles éditions Baudinière (p. 168-180).
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2e partie

X

« TU ES LA MARGUERITE DES MARGUERITES !
TU ES LA PERLE DES VALOIS ! »

Je ne sache point qu’il ait jamais existé dans la capitale une Hostellerie comparable à la Grande Hostellerie de la Mappemonde.

Le premier corps de bâtiment, celui qui donnait directement sur la rue des Moulins, était dénommé : « L’Hôpital ». Il figurait sous ce nom sur les livres du père Thiébault, propriétaire et gérant de l’hôtel, qui était aussi le cabaretier des Trois-Pintes et le tenancier de la table d’hôte.

L’hôpital était habité par ces sortes de petites gens, comme disait le père Thiébault, qui font leur ménage eux-mêmes et qui refusent les services des mains mercenaires du garçon de l’hôtel. C’étaient, comme on dit, des ménages en chambre, des « collages » souvent, mais de mœurs irréprochables.

Ces petites gens ne faisaient point de grande dépense dans l’hostellerie, vivaient chez eux, se chamaillaient chez eux, mais payaient régulièrement leur écot à messire Thiébault. Aussi étaient-ils fort méprisés des autres locataires qui formaient la partie la plus importante de la clientèle de cet honnête homme et qui occupaient les deux autres corps de bâtiment. Ils étaient méprisés aussi un peu par le tenancier lui-même.

Le second corps de bâtiment s’appelait « La Littérature » et avait tout le respect de messire Thiébault. La Littérature était en briques, d’une construction plus récente et avait six étages. C’étaient là qu’habitaient les gens épris d’idéal. Le Professeur en occupait la plus belle chambre. Il était entouré de romanciers, poètes, chansonniers, dessinateurs de portraits aux ciseaux, comme son ami Sésostris, ou encore de marchands d’olives comme M. Maïs, tous gens de grand talent.

La Littérature ne payait pas, et il eût été difficile de comprendre l’attitude si conciliante du sieur Thiébault pour cette classe de locataires, s’il ne se fût chargé de vous l’expliquer lui-même en vous montrant avec orgueil la boutonnière de ses clients. Ils ne payaient pas, mais ils étaient tous décorés. Ceux qui ne l’avaient pas été par le gouvernement l’avaient été par eux-mêmes, et ils en avaient agi de la sorte, moins par un sot amour des distinctions que pour ne point déplaire à messire Thiébault, qui n’eût point compris qu’on osât entrer à l’œil dans la Littérature, si l’on n’était pas décoré !

Et cela jetait un lustre ineffable sur sa maison.

Le troisième corps de bâtiment s’appelait le « Conservatoire » et servait uniquement à loger les musiciens.

Il ne faudrait pas croire qu’un partage aussi net des aptitudes et professions s’était fait tout seul. La logique des mœurs, les forces de la nature, les atomes crochus s’en étaient mêlés dans le cours des âges. Au commencement de la Mappemonde, tout était sens dessus dessous et les hommes et les choses vivaient dans un chaos inimaginable.

Artistes, chansonniers, clowns, littérateurs, violonistes se heurtaient sans parvenir à se confondre, et de leurs chocs résultaient des perturbations atmosphériques dont on n’a point perdu le souvenir dans le quartier ; l’air s’emplissait de clameurs ; la mère Héloïse, épouvantée, s’enfuyait sur le trottoir, poursuivie par Salomon ; le sieur Thiébault surgissait sur le seuil des Trois-Pintes, montrant au passage un visage bouleversé par la fureur et une chevelure arrachée par le désespoir.

Mais il faut attribuer surtout le déchaînement des éléments divers de la Mappemonde et finalement leur séparation à ce fait que les atomes musicaux instrumentistes persistaient à se lever à l’heure où les atomes littéraires persistaient à se coucher — en admettant tout d’abord que les atomes se lèvent et se couchent, ce qui était d’ailleurs le cas de nos atomes à nous, puisqu’ils étaient surtout venus habiter l’hôtel de la Mappemonde pour cette importante opération. Les cloisons qui séparaient ces divers éléments étaient minces et tout à fait dans l’impossibilité de permettre à un piano ou à un violon, ou à une contrebasse, ou à une flûte, ou à un piston de saluer l’aurore sans être entendus d’un drame romantique, ou d’une tragédie en cinq actes qui, dans le même moment, lui avait dit au revoir (à l’aurore). Et il n’y a rien de terrible comme une tragédie en cinq actes qui a veillé toute la nuit sur une table de café, qui a dit au revoir à l’aurore et qui est obligée de contempler à nouveau la lumière du jour, tout simplement parce que le trémolo, son voisin, n’a plus sommeil. La musique qui, partout ailleurs, adoucit, paraît-il, les mœurs, les irrita d’une si singulière façon à l’Hostellerie de la Mappemonde que sire Thiébault déclara un jour que tous ceux qui avaient un instrument de musique, quel qu’il fût, iraient s’établir dans le corps de bâtiment du fond. Le Conservatoire était fondé.

Il ne faudrait point croire que tout fût désormais pour le mieux dans la meilleure des « Mappemondes ». Les gammes purent vivre en paix tout au fond de la seconde cour ; mais la Littérature, qui n’est jamais contente, eut souvent encore l’occasion de se plaindre. Isolée entre deux vastes cours, elle eût pu croire qu’elle allait enfin goûter un repos bien gagné ; mais, la rapacité de messire Thiébault pour tout ce qui n’était point littéraire la fit sortir plus d’une fois encore de son lit…

C’est ainsi qu’une espèce de sortilège poussait toutes les fanfares en voyage à l’Hostellerie de la Mappemonde, où après avoir soupé, elles se couchaient fort honnêtement. Le malheur était que le lendemain matin, avant de partir pour une exposition ou pour un concours, elles répétaient dans l’une des cours ! Et comme la Littérature habitait entre les deux !… Vous m’avez compris…

L’été, dès quatre heures du matin, on a vu, on a entendu, dans la cour, des deux cents musiciens, venus du lointain pays des Allobroges, ou descendus des Flandres, ou remontés des Aquitaines pour réveiller le Professeur au son de leurs cuivres inharmoniques !…

La fureur du Professeur contre les musiciens de passage était naturellement partagée par la Littérature tout entière. Celle-ci ne se gênait point pour dire à messire Thiébault : « Messire, si vous étiez un peu moins cupide et si vous aviez un peu plus souci de notre repos, vous refuseriez d’hospitaliser ces bandes cosmopolites ! » À quoi messire Thiébault répondait avec un semblant de bon sens : « Si je n’hospitalise pas des gens qui me payent, je serai obligé de mettre à la porte ceux qui ne me payent pas. » À quoi le Professeur répliquait : « Tout ça, c’est des raisons d’Harpagon ! Si vous étiez un type chic, on se ruinerait ensemble ! »

Mais le père Thiébault ne voulait pas se ruiner, et, comme la Littérature lui coûtait de plus en plus cher, il avait résolu d’ouvrir les portes de sa maison à tout ce qui paierait !

Quand je dis à tout ce qui paierait, c’est comme si je disais bêtes ou gens. Par exemple, il prit pour locataires des phoques qui payaient bien. C’étaient des phoques qui n’avaient point trouvé à se loger à la foire. Il les installa dans la grotte de la cour ! Je dis : il les installa, car, en vérité, il ne les enferma point. Du reste, la grotte n’avait point de porte.

C’était une petite grotte de rien du tout en carton-pâte qui ornait le centre de la seconde cour. Autour de la grotte, il y avait une petite pièce d’eau sans eau et autour de la pièce d’eau une pelouse sans gazon. Sur la pelouse, il y avait quatre manches à balai simulant des arbres, et ainsi s’expliquait le prospectus qu’envoyait le père Thiébault dans les provinces les plus lointaines pour séduire les parents dont la progéniture mûrissait pour la capitale. Ce prospectus s’exprimait ainsi : « Grande Hostellerie de la Mappemonde, recommandée aux jeunes gens de bonne famille. Patron charmant, clientèle choisie, frais ombrages ! »

Quand les phoques surent qu’ils étaient si bien reçus chez le père Thiébault, ils y vinrent d’une façon assez régulière. Un ménage de phoques partait, un autre arrivait. On les voyait se promener tranquillement autour de la grotte ou prendre le frais sur le seuil de leur demeure.

Donc, les phoques ne gênaient personne dans la journée, c’est-à-dire à partir de quatre heures de l’après-midi, qui est, comme on le sait, le commencement de la journée pour la Littérature de Montmartre. Mais le matin ils faisaient autant de bruit que s’ils avaient été locataires du Conservatoire. Et, comme leurs cris gutturaux leur avaient attiré quelques brocs d’eau vengeurs jetés à la volée du haut des fenêtres et que les phoques n’aiment rien tant que l’eau, surtout quand ils en sont privés, ils s’imaginèrent qu’on les récompensait de leurs chants et se mirent à braire davantage. Ainsi en va-t-il des petits musiciens des rues, auxquels on donne deux sous pour qu’ils s’en aillent et qui ne veulent plus partir.

On commençait à s’habituer aux phoques, car il faut bien s’habituer à tout, quand, pendant la foire, un renne vint habiter chez le père Thiébault. Ce fut le comble. Car il fit à lui tout seul avec ses pattes plus de bruit que les phoques avec leurs gueules. Jusqu’à l’heure de sa représentation, on l’enfermait dans une cave, dans laquelle on l’avait fait descendre par un vaste soupirail donnant sur la même cour.

Quand le renne était là-dedans, on fermait la porte, mais alors il ne cessait de taper sur cette porte avec une telle rage de toutes ses pattes, que messire Thiébault ne cessait de demander : « Mais qu’est-ce qu’il a ? Qu’est-ce qu’il a, le renne ? » À quoi le Professeur condescendait à répondre : « Vous voyez bien qu’il regrette la Laponie. » Et il ajoutait : « Et croyez bien, mon cher monsieur Thiébault, que si je pouvais la lui donner !… »

Ce renne s’était montré si insupportable pour la Littérature que celle-ci avait juré de se venger, et elle aurait mis son projet à exécution si, quarante-huit heures avant les événements qui nous occupent, le renne n’avait quitté la « Mappemonde » pour l’Amérique. Seulement, comme leur vengeance était prête, les littérateurs décidèrent qu’elle servirait à quelque chose, et, le matin même de ce jour immuable où nous avons fait connaissance avec dame Héloïse, l’un des deux phoques qui tenaient encore domicile dans la grotte, et qui avait pris l’habitude de se promener dans les corridors, frappant de son museau aux portes, avec l’audace d’un facteur matinal qui ne craint point de réveiller les locataires parce qu’il leur apporte une lettre chargée, l’un des deux phoques avait disparu. Personne n’avait encore eu le temps de s’en apercevoir. Seule, la Littérature « savait ».

Et, maintenant que le lecteur connaît un peu les êtres de la Grande Hostellerie de la Mappemonde, il ne s’étonnera plus que, obligés de subir tant d’animaux bruyants, les locataires eussent, dans le chapitre précédent, montré tant d’intérêt pour un perroquet qui ne parlait pas.

Or, voici que Salomon s’était mis à parler… Et avec quel résultat ! Il lui avait suffi, pour déterminer un double évanouissement, de prononcer une phrase bien banale en apparence, mais qui devait sans doute être redoutable au fond : « Tu es la Marguerite des Marguerites ! Tu es la perle des Valois ! »

Robert Pascal rouvrit les yeux. Il reprit sur-le-champ possession de lui-même et, sur un ton inattendu de commandement, il pria le Professeur et Raoul Gosselin de le laisser seul avec la mère Héloïse évanouie.

— Mon devoir de médecin… commença le Professeur.

— Est d’aller boire à ma santé et de ne rien dire à personne de cet incident, fit Robert Pascal, et il les mit tous deux littéralement à la porte, et referma celle-ci à clef.

Puis, comme il avait tiré de sa poche un étui dans lequel se trouvait un flacon qu’il allait faire respirer à la concierge toujours immobile, il s’aperçut qu’une figure à profil de fouine regardait par les carreaux… Il fit glisser immédiatement le rideau de serge sur sa tringle de cuivre.

— Où donc ai-je vu ce museau-là ? se demanda le jeune homme, et il s’agenouilla auprès du corps de dame Héloïse, cependant qu’il soupirait :

— Enfin, mon Dieu ! Je vais donc savoir !

Le dictame que contenait le flacon de Robert Pascal devait être bien puissant, car son efficacité ne se fit point attendre une minute. À son tour, dame Héloïse ouvrit les yeux ; elle parut fort étonnée de se trouver sur le carreau de sa loge, en compagnie de ce jeune homme à genoux qui lui prodiguait ses soins. Mais elle reconnut l’un de ses meilleurs locataires, lui sourit et lui demanda d’une voix éteinte ce qui lui était arrivé.

Mme Héloïse, c’est à cause du perroquet.

— Du perroquet ? répéta la concierge en se passant la main sur le front comme si elle faisait un violent effort de mémoire.

— Oui, de Salomon, Salomon a parlé.

— Salomon a parlé ! Oui ! Je me souviens maintenant !…

— Et cela vous a produit un tel effet…

— Dame, mon bon monsieur Pascal, songez donc que je ne l’avais pas entendu depuis des années !… J’ai cru entendre sortir de la tombe la voix de mon pauvre mari ! Salomon l’imitait si bien ! J’aimais beaucoup Prévost…

— Qui était-ce Prévost ?

— C’était mon mari ! Vous êtes trop jeune, monsieur Pascal, vous n’avez pas connu l’histoire de l’abbé Prévost… Ah ! le monde entier en a parlé dans les journaux ! Le meilleur homme de la terre, seulement il n’était pas plus fait pour être abbé que moi sans doute religieuse. Un beau jour, il m’a enlevée parce qu’il m’aimait. Nous avons disparu. On nous a cherchés. Quand on nous a retrouvés, j’étais enceinte, mon pauvre monsieur Pascal. Alors, l’abbé Prévost, qui était un honnête homme, m’a épousée. Malheureusement, notre enfant est mort en naissant. C’est alors que nous avons adopté Jacquot, que ces messieurs ont appelé depuis Salomon. Salomon était aussi attentionné pour moi qu’un fils, et aussi tendre qu’un mari. Il me donnait les mots les plus doux, et comme je m’appelle de mon vrai nom Marguerite

Mais ici, elle fut encore interrompue par le perroquet : Tu es la Marguerite des Marguerites ! Tu es la perle des Valois !

Dame Héloïse se leva toute droite à cette manifestation nouvelle de la voix d’autrefois. Salomon, debout sur son perchoir, la crête haute, une patte en l’air, l’œil humide, semblait un amant qui ose tout à coup la plus audacieuse des déclarations.

— Ah, tais-toi maintenant ! Tu me fais trop de peine ! gémit dame Héloïse en retombant sur son siège.

Quant à Robert Pascal, la répétition de la phrase fatale ne semblait point, cette fois, l’avoir bouleversé outre mesure. Son esprit était tendu vers un unique objet, et évidemment il avait hâte d’y atteindre.

— Madame, dit-il en donnant à sa voix l’intonation la plus séduisante, quand vous vous êtes mariés, M. Prévost et vous, quel métier avez-vous donc fait pour vivre ?

— Moi monsieur, j’ai toujours travaillé. Au couvent, je faisais de la dentelle : j’ai continué à en faire dans ma nouvelle position. Quant à Prévost, il faisait les devoirs des élèves du collège Louis-le-Grand. Il traduisait leurs versions, leur faisait des vers latins, pour quelques sous, mais à la fin du mois ça faisait encore une jolie somme, car le bruit s’était répandu dans tous les établissements d’éducation qu’il y avait à Montmartre un ancien curé qui faisait les versions latines pour cinq sous et les discours français pour dix sous, et les vers latins à un sou pièce ; nous avons été bientôt débordés de commandes.

— À Montmartre ! répéta sourdement Robert Pascal. Vous habitiez donc déjà Montmartre à cette époque ?

— Oh ! nous sommes venus nous y installer tout de suite et nous n’avons jamais voulu le quitter : nous y sommes venus d’abord parce que, dans notre situation, nous nous disions qu’il n’y aurait qu’à Montmartre qu’on pourrait nous comprendre. Montmartre, monsieur Pascal, a toujours eu des idées libérales.

— Et à quel endroit habitiez-vous, à Montmartre ?…

— Mais tout à côté, monsieur Pascal !… Comme vous voilà défait, grand Dieu !… Tout à côté, derrière la butte… La maison que nous habitions existe toujours. On n’y a pas touché !…

— Dieu soit loué ! soupira Pascal avec une exaltation grandissante. Et la rue ? Est-ce qu’on a touché à la rue ? Quelle rue habitiez-vous ?…

— La rue des Saules, monsieur Pascal, oui, nous habitions dans la rue des Saules une petite maisonnette dont on a fait une auberge depuis, une auberge : l’auberge du Bagne !

— Ah mon Dieu ! s’écria Robert Pascal… L’auberge du Bagne !… Et moi qui ne m’en étais pas douté !… Ah ! Macallan !… Prends garde, car la patience de Mystère a des bornes !…

Et le jeune homme fut soudain pris d’une telle fièvre qu’il dut se lever et marcher à grands pas dans la petite pièce.

— Vous allez tout me dire ! souffla-t-il.

— Tout quoi ? demanda Héloïse.

— Tout ce qui vous est arrivé pendant que vous habitiez dans cette maison.

— Mais il ne nous est rien arrivé du tout. Quoi qu’on en dise, le quartier est fort tranquille. Il ne vaut pas sa méchante réputation et ce n’est pas une raison parce qu’on a appelé cette auberge l’auberge du Bagne, pour croire qu’on assassinait toutes les nuits à notre porte.

— Vous avez une bonne mémoire, madame Prévost ? demanda si sévèrement le jeune homme, que la bonne femme en fut tout de suite un peu inquiète.

— Ma foi oui, monsieur Pascal, pour vous servir.

— Rappelez-vous l’année…

Et le jeune homme se pencha à l’oreille de la vieille ; celle-ci tressaillit.

— Ah ! fit-elle en le fixant singulièrement. En effet je me rappelle cette année-là, et elle ajouta entre ses dents : ça n’a pas été une bonne année.

— Pourquoi ?

— Pour rien !

— Vous souvenez-vous, demanda le jeune homme, de ce qui arriva rue des Saules, au printemps de cette année-là ?

— Au printemps ?

La mère Héloïse baissait de plus en plus la voix et regardait son locataire avec une anxiété nouvelle mêlée d’un certain effroi.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

— Je veux vous rafraîchir la mémoire, madame Prévost, répliqua Robert Pascal en se rapprochant encore de la concierge. Il ne passe pas beaucoup de monde rue des Saules, à trois heures du matin, et, quand on est à sa fenêtre, avec son époux, en train de respirer la nuit parfumée des premiers effluves du printemps…

— Oh ! monsieur Pascal, il y a si longtemps… je ne sais plus… je vous jure que je ne sais plus… je suis une vieille femme…

— … qu’il fait clair de lune… qu’une voiture… qu’une voiture, continua le jeune homme sans essayer de calmer l’agitation croissante de dame Héloïse… qu’une voiture monte la rue des Saules… car elle montait, elle venait donc de derrière la butte… une voiture, rue des Saules, une rue qui ne voit jamais de voiture, dame Héloïse !… Quand on est à sa fenêtre à trois heures du matin et qu’on voit venir cette voiture sous le clair de lune, on s’en souvient toute la vie !…

— Toute la vie ! murmura la vieille en secouant la tête.

— Et savez-vous pourquoi on s’en souvient toute la vie ?… On s’en souvient parce qu’on a vu cette voiture s’arrêter devant la porte d’un jardin, une femme en descendre aux bras de deux hommes, une femme si étrangement encapuchonnée qu’on eût pu croire qu’elle était bâillonnée, et s’appuyant sur ses cavaliers servants, de telle sorte qu’on eût pu penser que ceux-ci la portaient, une femme dont l’allure, l’attitude, le silence entre ces deux hommes vous a si profondément impressionnée que vous avez dit tout haut à votre mari : « Oh ! regarde donc, mon ami ! On dirait que cette femme se débat ! » Et vous rappelez-vous ce que votre mari vous a répondu, madame Prévost ?

— Je ne sais pas ! Je ne sais pas ! pleurait madame Héloïse, en regardant du côté de sa porte avec épouvante.

— Il a répondu : « Mais non, Marguerite ! Tu vois bien qu’elle s’amuse ! » Il est probable que ces propos gênaient ces messieurs dans leurs petites opérations, car ils bousculaient fort leur compagne pour qu’elle entrât plus vite dans le jardin. Quand elle y fut, ils refermèrent la porte, mais pas avant que vous n’ayez encore prononcé une phrase mémorable, dame Héloïse. Voulez-vous vous rappeler la phrase mémorable ? Non ! Eh bien ! je serai votre aide-mémoire. Vous avez dit : « Regarde le cocher ! On dirait le Gros ! » Là-dessus la voiture s’en est allée. On était dans la nuit du 6 au 7 mai.

Le jeune homme, ayant dit cela, s’essuya le front qu’il avait en sueur.

— Si vous êtes si bien renseigné, monsieur Pascal, fit la vieille en tremblant, alors, ne me demandez plus rien !… D’autant plus que je ne pourrais plus rien vous dire, moi !… Je n’en sais pas davantage.

— Si, vous en savez davantage ! fit Robert Pascal impitoyable. Oui, vous savez encore entre autres choses… que cette femme, entrevue, à trois heures du matin, rue des Saules, au moment où elle entrait dans le mystérieux jardin… cette femme, vous ne l’avez jamais revue… Il n’y avait qu’une porte à cette propriété, une seule, la porte qui donnait sur la rue des Saules. Elle s’est ouverte pour laisser entrer cette femme, elle ne s’est jamais rouverte pour la laisser sortir… N’est-ce pas que vous ne l’avez plus revue ?

— Jamais ! laissa passer dans un souffle la pauvre dame Héloïse.

— Et cependant, n’est-ce pas que vous surveilliez cette porte et que la dame de la rue des Saules a hanté vos nuits, madame Prévost ?… Comment en aurait-il été autrement quand on a entendu… ces gémissements funèbres qui ont rempli le jardin un jour d’été, et qui ont duré exactement de midi à midi et demie. Après quoi, tout s’est tu.

Cependant, vous vous étiez précipitée contre la petite porte et vous aviez crié :

» Qui appelle comme ça ?

» Mais vous avez été rejointe immédiatement par votre mari, qui vous a dit, très en colère : « Ne t’occupe donc pas de ces histoires-là ! » Et vous avez dû le suivre, car vous étiez une femme obéissante, madame Prévost !

La dame Héloïse, croyant sans doute avoir affaire au diable, prit un chapelet et commença à murmurer de tremblantes prières.

— On ne venait jamais dans ce jardin que la nuit, reprit l’orfèvre. Pas une fois vous n’avez vu la petite porte s’ouvrir dans le milieu du jour. Une nuit, vous avez encore vu venir, à pied cette fois, une femme accompagnée d’un homme. La femme que vous aviez aperçue la première fois était grande ; celle-ci était petite. Et vous avez dû certainement remarquer que l’homme qui accompagnait cette petite femme ressemblait à s’y méprendre à ce cocher de qui vous aviez dit : « On dirait le Gros. » La petite femme paraissait marcher librement, mais elle avait un bandeau sur les yeux.

» Sans doute, continua Robert Pascal, cette nuit-là, pendant que s’avançait dans la petite rue des Saules ce couple étrange, aviez-vous résolu, plus prudente, de passer inaperçue et regardiez-vous ce qui se passait cachée derrière vos rideaux, car vous n’avez fait aucune réflexion à voix haute.

— Aucune ! Aucune !… Mon Dieu !

— Le malheur est que, tout à coup, dans la nuit, une voix retentit qui disait : « Tu es la Marguerite des Marguerites ! Tu es la perle des Valois ! » Et immédiatement vous avez fait taire cette voix en disant : « Chut ! Jacquot ! »

— Monsieur Pascal, je n’ai jamais, jamais parlé de ces choses à personne et je me ferais plutôt arracher la langue…

Pascal continua :

— Si vous n’avez plus revu la première femme, vous avez revu deux fois la seconde… Et toujours la seconde femme avait son bandeau sur les yeux, soit en entrant soit en sortant. Elle ne restait jamais dans le jardin plus d’une demi-heure, trois quarts d’heure… Seulement, ce n’était plus « le Gros » qui l’accompagnait. La seconde fois, c’était un bel homme, de taille bien prise, carré des épaules, et la troisième c’était un homme mince, aux allures militaires, qui marchait les jambes légèrement arquées, comme un homme de cheval. Remettez-vous, dame Héloïse ; tenez, respirez un peu ce flacon.

La concierge ne se fit point prier. Elle avait besoin de forces. Quand elle fut à nouveau remise, elle fit un grand signe de croix, essaya de se lever comme pour mettre fin à l’entretien.

— Monsieur Pascal, je ne vous laisserai point aller plus loin. Qu’il soit venu une, deux, trois ou vingt dames dans ce jardin, comme me disait mon pauvre Prévost : « Tout ça, c’est des histoires qui ne nous regardent pas » Et permettez-moi de vous le dire, monsieur Pascal, je ne vois point en quoi elles peuvent vous intéresser. La mort a passé par-dessus tout cela.

Pascal regarda dame Héloïse. Elle avait peine à se soutenir, et il crut qu’elle allait s’évanouir encore.

— Vous voulez dire, sans doute, que puisque la dame de la rue des Saules n’a pas reparu…

— Je ne m’occupe point, dit-elle, de cette morte-là !

— Ah ! Vous avez donc pensé qu’elle était morte ?… Mais quelle autre mort donc vous occupe ? interrogea le jeune homme haletant.

— Monsieur Pascal ! Les femmes parlent toujours trop… J’ai été un peu bavarde autrefois… à ce moment-là.

— Puisque vous ne saviez rien, comment avez-vous pu bavarder ?

— Eh ! J’ai voulu savoir !… Vous me disiez tout à l’heure que jamais nous n’avions vu la porte du jardin s’ouvrir pendant le jour… Eh bien ! si, c’est arrivé une fois, pour notre malheur… la dernière fois, du reste, que j’aie vu s’ouvrir cette porte maudite. Vous avez bien fermé la loge, monsieur Pascal ? Après tout, je ne vois pas pourquoi je ne vous dirais pas ce que j’ai sur le cœur depuis tant d’années, à vous qui savez tout ! Qu’est-ce que je risque ? Il ne peut rien arriver de pire que ce qui est arrivé…

Et voilà que dame Héloïse, qui avait commencé à ne vouloir rien dire, semblait tout à coup prête à trop parler…

— Dans le jardin, il venait, dit-elle, un quatrième homme… celui que nous appelons le jardinier… mais je crois bien que ce devait être un domestique chargé de nettoyer la petite maison qui se trouvait au fond du jardin et dont nous n’apercevions, quand nous étions à « notre premier », que le toit pointu. Il venait, comme les autres, la nuit et s’en retournait avant le jour. Il portait toujours aux bras des paquets. Nous pensions que c’étaient des provisions. Or, la dernière nuit que nous l’avons vu venir rue des Saules, il traînait derrière lui une petite charrette à bras qui paraissait très lourde et qu’il eut grand-peine à faire entrer dans le jardin. Nous nous demandions ce qui se passait encore cette nuit-là, car depuis plusieurs nuits, malgré l’éloignement du pavillon, nous entendions des cris, des rires… Et puis, la nuit précédente nous avions entendu un tel cri d’horreur que nous avions pensé qu’on assassinait quelqu’un. C’est cette nuit-là que la petite femme est venue pour la dernière fois. Elle était arrivée une heure avant le cri et je pensais, et Prévost pensait que la petite femme avait été tuée. Mais il n’en était rien, car nous l’avons vue repartir avant le jour, le bandeau sur les yeux et toujours accompagnée de « l’officier ».

— Vous l’appeliez « l’officier ? »

— C’est Prévost qui l’appelait comme ça, comme il appelait l’autre, le grand aux épaules carrées, « le substitut ». Oui, à ce qu’il paraît qu’il avait l’air d’un magistrat… C’est même pour cela que Prévost disait : « Un officier, un magistrat, un gros qu’on ne sait pas ce que c’est ! Ne nous mêlons pas de leurs affaires ! » Et il ajoutait en frissonnant : « Ils sont peut-être du gouvernement ! » Aussi, je vous prie de croire que nous faisions les morts ! Mais pas assez !…

— Revenons au jardinier, fit brusquement Pascal.

— Eh bien ! Le jardinier, dans la nuit qui a suivi le cri d’horreur, fit donc entrer dans le jardin sa charrette à bras, qui paraissait chargée très lourdement. Prévost et moi nous veillions, et nous avons été tout étonnés de ne pas le voir ressortir avec cette charrette. La porte ne s’est rouverte que le lendemain, à huit heures. C’était la première fois que nous la voyions s’ouvrir le jour. On l’a poussée d’abord tout doucement. Nous autres, nous étions cachés derrière nos rideaux. La tête du jardinier s’est montrée : il regarda en haut et en bas de la rue et puis, en face, chez nous, et, comme il ne voyait personne, il fit un signe derrière lui. Alors il sortit avec celui que Prévost appelait le substitut…

— Après ! après ! supplia l’ouvrier orfèvre d’une voix altérée… Vous êtes sûre que celui que vous appeliez le substitut est resté dans la maison toute cette nuit-là ?

— Il ne l’avait pas quittée depuis la veille… puisqu’il se montra sur le seuil du jardin, en chair et en os, avec le jardinier. L’apparition n’a pas duré longtemps. Le substitut a descendu la rue et le jardinier l’a remontée… Ils se cachaient la figure autant qu’ils pouvaient, et ils avaient raison, car ils n’étaient pas beaux à voir ! Ils étaient faits comme des voleurs ! Ils avaient de la boue partout, oui, partout… sur les chaussures, sur les vêtements, sur les joues, dans les cheveux ! Oui, de la boue partout… et il n’avait pas plu depuis au moins huit jours, comme me l’a fait remarquer ce pauvre Prévost, qui prétendait encore qu’ils avaient des figures d’enterrement ! Je veux dire des figures qui reviennent d’enterrer quelqu’un !

— Et la charrette, qu’est-elle devenue dans tout ceci ?…

— La charrette, nous ne l’avons plus jamais revue…

— Vous n’avez plus jamais revu rien ni personne ?…

— Ni rien, ni personne, conclut la mère Héloïse. À peu de là, mon pauvre Prévost est mort, emporté du poumon. J’ai quitté la maison de la rue des Saules pour la Mappemonde… De tout cela, je n’ai jamais rien dit à personne. Aujourd’hui encore, de vous en avoir parlé, j’ai peur du jardinier… Oh, mais j’oubliais ; le jardinier, je l’ai pourtant revu. Une seule fois et par hasard : le jour d’une fête, à Enghien où j’étais allée chez un ami de mon pauvre Prévost. Cet ami m’a dit que l’homme était domestique depuis toujours dans une grande famille de la ville. Je l’ai revu, oui, mais lui ne m’a pas vue. Mais d’en reparler, aujourd’hui encore, j’ai peur…

— Le nom du jardinier ?

Héloïse considéra Robert Pascal avec épouvante et secoua la tête :

— Non ! non ! ça, jamais !

— Et celui de son maître ?

— Je l’ai oublié ! J’ai tout oublié !

Le jeune homme conserva un instant le silence, et puis :

— Après tout, vous avez raison ! dit-il. Le silence est d’or !

Et, ouvrant un portefeuille, il en tira un billet de mille francs qu’il remit à la mère Héloïse, de plus en plus stupéfaite, et il ajouta :

— Je ne vous ai rien demandé et vous ne m’avez rien dit.

— Oh ! monsieur, fit-elle, je me tairai bien sans tout cet argent-là !…

— Ce n’est pas à vous que je donne les mille francs, dit Robert Pascal. C’est à Salomon. C’est un bon perroquet, il partagera avec la Marguerite des Marguerites, avec la perle des Valois !

Et le jeune homme, quittant la mère Héloïse, s’éloignait déjà, il revint près de dame Héloïse.

— Encore un mot, fit-il. Confidence pour confidence. Vous savez, ce jardinier dont vous n’avez pas voulu me dire le nom ? Eh bien, il est mort !

— Vous en êtes sûr ? interrogea la vieille.

À ce moment même, on frappa à la porte de la loge. Robert Pascal lui-même ouvrit. Une pauvre femme entra, tenant dans ses bras et traînant derrière elle, accroché à ses jupes, deux enfants en bas âge, pâles et chétifs. Cette femme avait dû être jolie, mais les souffrances et les privations l’avaient certainement vieillie prématurément. Elle s’avança jusqu’à la table qui était au milieu de la loge et y déposa quelques pièces d’argent.

— Voilà l’argent de votre terme, madame Héloïse, dit-elle ; si vous voulez me donner le reçu…

La concierge parut surprise, mais ne dit rien. Elle ramassa l’argent et donna le reçu. Et, comme elle manifestait l’intention de donner une barre de chocolat aux petits, la mère s’y opposa.

— Ils n’ont besoin de rien, dit-elle.

Et elle sortit avec les enfants.

— C’est fier, dit la mère Héloïse. Et cependant, hier, ça n’avait pas encore de quoi payer son terme du huit, et aujourd’hui j’allais être forcée de les mettre à la porte. C’était l’ordre de M. Thiébault. Le patron est terrible pour « l’Hôpital » ! Quand je pense que, aux dernières étrennes, je n’ai pas reçu un sou, vous entendez, pas un sou de la Littérature !… Mais vous disiez donc, mon bon monsieur Pascal, que le jardinier est mort ? Et que vous en étiez sûr ?…

— Si sûr, répliqua très calme l’orfèvre, si sûr, que vous venez de voir sa veuve !

Mme Didier ! s’écria la concierge.

— Chut ! ordonna Robert Pascal.

Et il sortit.