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Le Roi Mystère/Partie 2/12

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Nouvelles éditions Baudinière (p. 190-199).
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2e partie

XII

L’APPARITION

Parfois un geste brusque, un poing qui se ferme, venaient ponctuer cette muette lecture, parfois le lecteur était obligé de s’interrompre, parce que ses pleurs, avant d’aller rejoindre ces autres pleurs qui avaient laissé leurs traces sur le papier, obstruaient son regard ; parfois aussi, Robert Pascal, incapable de maîtriser le tumulte qui gonflait sa poitrine, se levait, marchait à grands pas et remplissait cette chambre paisible des farouches éclats de sa colère.

Quand il eut terminé sa tragique lecture, Robert Pascal porta le cahier à ses lèvres et il le glissa dans sa poitrine, puis il reprit, comme en un rêve, le chemin parcouru. Il erra dans la maison comme une âme débarrassée du fardeau de son corps. Il ne s’aperçut même pas qu’il laissait, dans cette chambre, la petite lanterne sourde ; il s’en fut sur le palier, il descendit l’escalier, il se promena dans les pièces, doucement, lentement, lamentablement, mais sans hésitation et sans crainte, sans heurt d’aucune sorte, malgré le nombre d’obstacles qui eussent pu l’arrêter.

Ainsi vont les somnambules dans la nuit noire, éclairée seulement par l’éblouissante et surnaturelle clarté intérieure. Et il fut à nouveau sur le seuil, sur le perron, en face des fantômes blancs des arbres immobiles, en face du jardin mystérieux et terrible, et il dit :

— Ma mère ! Si, en ce moment le souffle qui m’émeut et qui caresse mon visage est votre souffle, faites ce miracle pour votre enfant de vous manifester à lui sous une forme que ses pauvres sens ne puissent mettre en doute ! Ah ! si vous êtes là ! dites-le-moi, ma mère !… Voici l’heure !… Je ne suis plus qu’une vengeance en marche et qui va frapper !

Et tout bas, tout bas, il murmura encore :

— Ma mère !… Pour vous venger, il faut que vous soyez là ! Si votre âme est avec moi, montrez-moi votre corps !

Robert Pascal n’avait pas fini de prononcer ces mots, que, du milieu de toute la troupe des fantômes immobiles, arbres séculaires qui dressaient vers les cieux leur geste d’immuable désespoir, un fantôme se détacha. Et c’était bien un corps qui semblait avoir surgi soudain de la terre et qui venait à son appel !

Le jeune homme, épouvanté, recula. Il recula dans le trou noir du vestibule. Il recula devant le fantôme qu’il avait évoqué et que lui envoyait sa mère ! De l’endroit où il se trouvait, il vit le fantôme blanc entrer dans l’ombre noire de la maison, et puis, plus rien. Si, des pas furtifs, qui semblent toucher la terre… Robert Pascal entend les pas du fantôme sur les marches de pierre qu’il ne voit pas. Et, soudain, le voici tout noir, plus noir que l’ombre même du vestibule, plus noir que la nuit. Il est debout sur le seuil.

Soudain, venu de la lucarne de l’escalier, le petit carré de lumière qui a quitté la marche, qui s’est promené sur le mur, et qui continue son chemin de rayon de lune, vient frapper en plein dans le visage du fantôme. Tout l’être de Robert Pascal vibre d’une allégresse divine, « hurle en silence » de joie triomphante, renaît à la vie de la vengeance, car sa mère a répondu ! Le fantôme qui est là ne vient point d’outre-tombe. Il sort du Palais de Justice ! Il s’appelle Sinnamari !

Oui, c’était bien Sinnamari. Qui l’avait amené là, lui qui n’avait pas mis les pieds dans ce lieu depuis vingt ans ? Quelle combinaison inouïe du hasard avait conduit les pas de cet homme pour qu’il se trouvât, par cette nuit anniversaire de son crime, à l’endroit même où le crime avait été commis, en face du fils de la victime ?

Pour un esprit qui avait « travaillé les superstitions » dans les livres de magie comme Robert Pascal, n’y avait-il point là une raison évidente de croire à l’intervention de « l’au-delà » ? En vérité, l’au-delà lui répondait. Il avait demandé à l’inconnu un signe palpable de son droit à la vengeance : pouvait-il en donner de plus tangible que celui-là ? N’était-ce point sa mère elle-même qui lui remettait son bourreau dans les mains ?

Il eut besoin de toute sa force d’âme reconquise pour ne point, sur-le-champ, bondir sur sa proie et la tuer sur le coup ! Mais il se rappela l’affreux martyre de sa mère, le supplice de son père, et il jugea que la vengeance eût été par trop simple s’il n’avait mis en face de tant de douleur, de désespoir, de désastres et de sang que la vie d’un homme ! Il lui fallait autre chose, autre chose, au roi des Catacombes ! Et il attendit, tapi au fond des ténèbres.

Sinnamari était donc arrivé au haut du perron… Cette nuit-là, il avait été étrangement travaillé, non point par le remords, mais par une sorte de pressentiment.

Les événements qui se succédaient depuis quelques semaines l’étonnaient par la persistance avec laquelle ils s’obstinaient à lui être désagréables. Les affaires les mieux conduites lui « claquaient » dans la main. L’association qui avait si longtemps prospéré sous ses ordres et qu’il n’avait cessé d’entourer des plus sûres garanties, avait été tout à coup menacée et il avait fallu avoir recours aux grands moyens, se débarrasser de deux comparses dangereux qui avaient eu la prétention de se faire payer trop cher : Lamblin et Didier. Du moins, en se débarrassant de Didier — par le suicide — avait-il fait coup double et s’était-il débarrassé ou plutôt Eustache Grimm l’avait débarrassé du même coup d’un ancien témoin gênant de ce qu’il appelait « les peccadilles de sa jeunesse », car avant d’appartenir à Eustache Grimm comme homme bon à tout faire, Didier avait appartenu à Sinnamari comme domestique.

N’importe, il est toujours regrettable d’en être réduit, même quand il s’agit là de l’intérêt de l’État, à l’assassinat ! Car il était à remarquer que Sinnamari ne disait jamais « Mes affaires ! » ou « Mon intérêt ! » Comme il avait mis dans ses affaires et dans son intérêt, quelques-uns des plus hauts personnages de l’État, et comme il était aussi à lui tout seul une des plus grandioses expressions de l’État, il disait toujours en parlant de ses crimes : « Les affaires de l’État, l’intérêt de l’État. » Hélas ! Sinnamari n’était point le seul, depuis qu’il y a des États, à penser et à s’exprimer de la sorte. Combien de fois l’action criminelle de la raison d’État a eu pour point de départ le crime de quelque particulier !

Donc, Sinnamari s’inquiétait de son inattendue et persistante « déveine ». L’affaire Desjardies, l’évasion du père de Gabrielle n’était point pour le rassurer. Ce Roi des Catacombes qui prétendait n’avoir d’autre but que de poursuivre dans l’ombre, l’œuvre de justice pour tous, qu’il lui était impossible d’accomplir au soleil, ne lui disait rien qui vaille. Et comme les coups de R. C. l’avaient déjà, lui, tout particulièrement frappé, il avait fini par se demander s’il n’était point, lui, plus particulièrement visé.

Les confidences de Dixmer, en le prévenant que R. C. n’était point précisément bien disposé à son égard, avaient augmenté son émoi. Il n’était point loin de croire que R. C. se révélait un ennemi personnel des plus dangereux. Pourquoi ? Il se le demanda. Il avait navigué sur une telle mer d’infamie qu’il interrogea en vain l’horizon, trop vaste pour qu’il découvrît l’écueil. Soudain, dans le ciel sombre, une lueur fut sur le point de l’éclairer. La foudre de R. C. n’essayait point seulement de l’atteindre, elle frappait autour de lui, elle venait de brûler Régine.

Le jour même, pendant que Sinnamari travaillait dans son bureau, au Palais de Justice, un domestique de Régine avait demandé à le voir sur-le-champ et il l’avait reçu aussitôt.

Cet homme était essoufflé et paraissait en proie à la plus grande consternation. C’est à peine s’il pouvait parler… Il laissait échapper des bouts de phrases :

— Monsieur le procureur !… Les enfants… Les enfants étaient sorties avec monsieur… elles sont perdues !… Madame est folle !… Les enfants perdues à la kermesse des Tuileries. Monsieur est fou !… Il veut se suicider…

Enfin, Sinnamari finit par faire expliquer à cet homme que Régine était allé avec ses deux jumelles à la kermesse des Tuileries, que « Madame », un peu souffrante, ne les avait pas accompagnés. Régine et ses deux petites filles avaient déjeuné au restaurant de la kermesse.

Après le déjeuner ils avaient fait le tour du jardin. À un moment, les petites filles demandèrent à monter sur les chevaux de bois, et Régine les installa lui-même dans une petite voiture.

Les chevaux de bois se mirent en marche. Le père fut accosté par un marchand de programmes et de journaux qui lui annonça une catastrophe, retint son attention une seconde, et lui laissa une feuille dans la main. Quand Régine reporta ses regards sur les chevaux de bois qui ralentissaient leur marche, les petites filles avaient disparu !…

Il les chercha partout ! Il cria, appela, ameuta tout le monde, courut partout. Les petites filles avaient disparu !…

À ce moment, il avait regardé la feuille qu’il tenait machinalement à la main. Il n’y avait que deux lettres écrites sur cette feuille : R ! C ! Et Régine, de plus en plus fou, était rentré chez lui, espérant peut-être retrouver ses fillettes, car on leur avait appris à baragouiner leur adresse, mais elles n’y étaient pas, mais elles ne revinrent pas ! On les avait, bien sûr, volées !…

Alors Régine et sa femme, tout à fait fous, avaient passé le reste de la journée et la nuit à courir par la ville, cependant que tous les commissariats étaient en rumeur.

Pourquoi R. C. avait-il volé les deux enfants de Régine ? Qu’est-ce que Régine et lui, Sinnamari, pouvaient bien avoir de commun avec le vengeur R. C. ? Il remonta le cours de son amitié avec Régine ; il s’en fut jusqu’aux années de la plus folle jeunesse. Tout de même, parmi les crimes de Sinnamari, il y en avait un plus grand que les autres, si grand, que le monstre, qui ne connaissait point le remords, se le rappelait quelquefois avec orgueil !

Qu’une telle mentalité surprenne, effraie, déconcerte, il faut cependant l’admettre. L’univers est une merveilleuse balance entre le bien et le mal. Je crois que si le bien l’emportait, toute la mécanique s’affolerait, perdrait l’équilibre, irait au cataclysme du néant. Il faut donc que, puisqu’il est entendu qu’il y a dans un des plateaux de la balance des vertueux sublimes, nous n’hésitions pas à voir dans l’autre des criminels équivalents. Sinnamari était un criminel sublime.

J’ai été frappé de ce fait que, dans les romans, les bandits voyagent toujours en emportant en croupe le remords. Eh ! le plus souvent, dans la vie, ils ne le connaissent point, et pour peu que l’on fréquente le Palais de Justice, on s’aperçoit que, non seulement ces messieurs ne regrettent rien, mais sont pleins d’ostentation ! Seulement, ils ne sont point tous naturellement procureurs.

Quand la chose arrive une fois dans un siècle, on a vraiment une figure qui compte et qui doit contribuer d’une façon appréciable par son poids dans le plateau du mal. Que le monde donc ne s’en plaigne point, d’abord parce que ça ne lui servirait à rien de gémir, ensuite parce que, en face d’un Sinnamari, la nature doit nécessairement créer trois Saint Vincent de Paul.

De cet examen de conscience auquel s’était livré Sinnamari, l’affaire de la petite maison de la rue des Saules venait donc de sortir. Certes, ç’avait été un crime fameux ! Son plus beau ! Mais, par suite, c’était là une histoire qui ne rayonnait plus que de temps à autre dans sa mémoire ! Qui se souviendrait maintenant de la rue des Saules ? Qui en aurait parlé ? Ni Régine, ni Eustache Grimm à coup sûr. Ni Didier. Surtout Didier, qui était mort ! Alors ?… Alors, l’affaire était bien morte… et la morte était bien enterrée !

Et Sinnamari se souvenait qu’en effet la morte avait été d’autant mieux qu’elle l’avait été « par ses soins ». Une besogne dont il n’avait voulu charger personne !… Ce pauvre Didier lui-même avait en vain offert ses services.

Et il s’était endormi là-dessus.

Soudain, il se réveilla. Sa pendule sonnait deux heures et demie du matin. Il sauta à bas de son lit. Il venait de rêver qu’on lui volait sa morte ! — Décidément, se dit-il, voilà une vieille histoire qui me revient la nuit ! Et qui m’empêche de dormir ! Il faut soigner ça !

Il s’habilla. Ceci était un événement considérable. Sinnamari avait le plus beau sommeil de bête qu’il fût possible de désirer. Il dormait comme une brute et se réveillait comme un ange, la conscience tranquille et le teint pur, la joue fraîche. Il ne rêvait guère. Sa santé physique égalait sa santé morale qui était parfaite. Et voilà qu’il venait de rêver qu’on lui avait volé sa morte !

Il était décidé à aller voir si sa morte était toujours à sa place. Qui donc la lui aurait dérangée ? N’importe ! Il irait ! Il s’étonna d’avoir peut-être pris cette décision dans son sommeil !

Un coup d’œil de hasard au calendrier pendu à la muraille lui avait rappelé une date ! « Tiens ! fit-il, l’anniversaire ! »

Et il pensa que cette date avait été remarquée par lui, la veille, au moment de se mettre au lit, et que de ce puéril détail était sortie toute la tracasserie de cette imagination de morte volée ! Mais cependant, il continuait à s’habiller et il avait hâte d’être là-bas ! Sans savoir exactement pourquoi, sans se l’avouer du moins !… Au fond, après tant d’années de sécurité, il voulait toucher la preuve durable de cette sécurité-là !

Et il marchait à la morte, tout droit, comme si elle lui eût dit de venir ! Quand il se retrouva dans cette rue des Saules, quand il revit la porte de cette petite propriété dont il n’avait jamais voulu se défaire, malgré les offres qui lui furent faites, il s’étonna bien un peu et il trouva que sa démarche était tout à fait indigne de lui, indigne de son caractère, enfantine, ridicule ! Mais quoi ! Il n’était point venu si loin pour reculer. La porte était là et la clef dans sa main. Il ouvrit, la serrure céda à ses efforts et il fut dans le jardin. Il referma soigneusement la porte.

À travers les branches poussées au hasard de l’abandon, il entr’aperçut le pavillon, qui découpait son ombre aiguë sur ce qui avait été autrefois une pelouse, et qui n’était plus maintenant qu’un amas de feuilles, de mousse, et de terre pourrie, desséché par l’hiver.

Bravement, il s’avança. Bravement ? mieux que cela, naturellement ! Il sortit des bosquets, franchit la barrière des buis épineux, dépassa la lisière des grands arbres, glissa sur la terre feutrée de la dépouille de vingt étés et marcha droit, droit au pavillon, droit au palier, droit à la morte.

Quand il eut gravi les marches du perron, il fut soudain agrippé en pleine figure par le rai de lune venu de l’intérieur de la maison, de l’intérieur du vestibule, et alors il s’aperçut que la porte du perron était ouverte.

Il jura comme un charretier. Il n’eut point peur. Jamais. Il arma son revolver et il entra dans le vestibule.

Revolver dans une main et rat de cave allumé dans l’autre, il alla jusqu’au fond du vestibule. Là, il y avait une troisième porte, à gauche, que Robert Pascal avait négligée parce qu’il savait qu’elle donnait sur l’office et qu’il croyait n’y avoir rien à y voir ; d’un coup de pied, Sinnamari enfonça la porte. À ce moment, Robert Pascal, sous l’escalier, avait Sinnamari devant lui et il pouvait l’assommer d’un coup de sa lourde pince, sans que celui-ci pût trouver le temps de placer un soupir. Il n’en fit rien. Il vit Sinnamari entrer dans l’office, déplacer un gros bahut et ouvrir dans la muraille une petite porte qu’on n’y eût pas soupçonnée. Cette ouverture devait donner dans un escalier, car Robert Pascal aperçut Sinnamari dans cette ouverture, d’abord dans toute sa hauteur, puis à mi-corps, puis il n’y eut plus de visible que la tête terrible du procureur dans les lueurs sanglantes du rat de cave.

Quand cette tête eut disparu, Robert Pascal s’élança à son tour. Et, à son tour, il entra dans le trou.

L’escalier, étroit et tournant sur lui-même, ne permettait pas à Robert Pascal d’apercevoir au-dessous de lui le procureur, mais cette disposition même le servait d’autre part, puisqu’elle permettait au jeune homme d’être en quelque sorte sur le dos de Sinnamari sans que celui-ci l’aperçût. Seul, le moindre bruit eût pu trahir la présence de Robert Pascal, mais la prudence et l’habituelle sûreté de son pas le mettaient à l’abri d’une pareille hypothèse.

Il est probable que R. C. avait reçu une éducation physique toute spéciale et que, dans la nécessité où un exceptionnel destin l’avait placé d’être partout sans être vu nulle part, son premier soin avait été d’apprendre, à l’école sans doute des terribles chourineurs, ses compagnons, à remuer en silence. Le seul danger immédiat couru par le jeune homme résultait de la possibilité pour Sinnamari de se raviser ; le procureur pouvait en effet renoncer soudain à cette excursion souterraine, ou bien simplement se retourner et remonter l’escalier, s’il avait oublié quelque chose ! À cette pensée, Robert Pascal serra sa pince avec une sauvage énergie. Face à face, dans cet étroit boyau, les deux hommes eussent dû se livrer une lutte aussi rapide que mortelle.

L’existence de cet escalier avait d’autant plus étonné le roi des Catacombes que rien, du dehors, quand on regardait attentivement le pavillon, ne faisait prévoir que cette bâtisse eût une cave. Pas le moindre, soupirail, pas même cette sorte de petite porte basse, par laquelle on a coutume de glisser les fûts…

Le jeune homme était entré depuis quelques secondes dans le boyau et avait descendu une vingtaine de marches, guidé par le reflet rougeâtre du rat de cave tenu par Sinnamari, quand soudain celui-ci s’arrêta. Robert Pascal n’entendait plus ses pas. Il s’arrêta aussi, suspendant son souffle. La lueur, sur le mur en face de lui, restait immobile. Que faisait Sinnamari ? Il ne pouvait le voir, mais il entendait parfaitement sa respiration un peu forte. Écoutait-il ? Avait-il, au-dessus de lui, entendu quelque chose ? Était-ce l’anxiété de ce qu’il allait trouver en bas qui le faisait hésiter, ou la crainte d’un danger venu d’en haut ? Était-ce simplement le pressentiment qu’il savait quelqu’un à ses côtés ?

La minute était tragique. Si Sinnamari ne continuait pas à descendre et s’il n’avait pas, lui Robert, le temps de remonter, il était décidé à assommer le procureur impérial comme, à l’abattoir, un « louchebem » abat un bœuf.

— Ce serait dommage ! pensait-il avec un effrayant sang-froid.

Il y eut une agitation de la lueur rouge sur le mur. La lumière allait-elle venir ? Ou s’éloigner ? Robert Pascal s’aplatit contre la paroi de pierre et leva sa pince-monseigneur toute droite, au-dessus de sa tête. Mais la lumière disparut ! Oui, soudain, il n’y eut plus de lumière du tout ! Sinnamari avait dû la souffler ! Donc, il avait entendu ! Il savait qu’il y avait quelqu’un là !…

Robert Pascal ne voyait plus rien, n’entendait plus rien ! Le souffle de Sinnamari s’était tu !… Sinnamari n’avait qu’à tirer dans l’escalier, au-dessus de lui, n’importe où ! Robert Pascal était sûr d’être atteint !

— S’il me manque ou s’il ne me tue pas du coup, pensa-t-il, il est mort !

Avec une bravoure sans égale, il n’attendait que la lueur d’un coup de revolver qui pouvait le tuer pour frapper son ennemi !

Et, comme celui-ci ne tira pas, Robert Pascal immédiatement en conclut que Sinnamari n’avait rien entendu du tout ; et, tout valait mieux que cette dangereuse immobilité, le jeune homme avança dans le noir. Il tourna en silence autour de ce froid pilier de pierre qui s’enfonçait dans la terre et, tout à coup, il comprit ce qui venait de se passer.

Il n’eut que le temps de se rejeter dans l’obscurité de l’escalier. Il était arrivé à la dernière marche, et Sinnamari était dans la cave ou plutôt dans une espèce de vaste crypte, assez haute et qui tenait tout l’espace compris entre les fondations du pavillon.

On n’avait point divisé, ainsi qu’on le fait d’ordinaire pour les caves, cet espace en plusieurs caveaux. Il y avait là une unique salle souterraine dont le plafond de plâtre et de ciment, entre des poutrelles de fer, était soutenu çà et là par des piliers de briques. L’air qu’on y respirait était étouffant, pourri, moisi, horrible. Cette salle n’avait d’autre ouverture que celle de l’escalier.

Sinnamari avait dû, examinant la dernière marche, s’arrêter pour regarder la salle, la reconnaître, voir déjà de loin, si rien n’y avait été changé. Ainsi s’expliquait son immobilité de tout à l’heure. Et puis, il s’était avancé dans la crypte. Ainsi se comprenait l’obscurité soudaine dans laquelle avait été plongé l’escalier.

Maintenant, il errait toujours, son rat de cave à la main, entre les piliers. Il se promenait la main haute, dressant son luminaire, la tête basse, regardant la terre. Et il faisait ainsi le tour de la cave, s’arrêtant parfois, s’adossant à un pilier et paraissant réfléchir.

Le plus curieux, c’est que dans cette salle-tombeau, il n’y avait rien. Rien entre les murs, rien entre les piliers. Sinnamari resta bien là cinq minutes, dans le plus profond silence. Puis il eut un ricanement sinistre et il dit tout haut : « Quand on est mort, c’est pour longtemps ! » Cette phrase banale et macabre, dans le mystère de cette espèce de crypte insoupçonnée, prit un accent si lugubre que tout autre que Sinnamari qui l’eût prononcée en eût été effrayé.

Robert comprit alors plus que jamais que l’heure n’était pas encore venue et que quelqu’un le retenait, par-derrière ! Qu’avait-il demandé ? À voir ! Eh bien voilà : l’ « au-delà » lui montrait un tombeau ! Et, du fond de son cœur farouche, Robert Pascal remercia l’ombre de sa mère de l’avoir si vite entendu… et d’avoir permis que Sinnamari ne fût point déjà entre ses mains, mort d’une mort trop brève qu’on ne voit pas venir !

Toujours est-il que, une demi-heure plus tard, quelqu’un qui se fût trouvé à la fenêtre de la mère Fidèle, à l’ « Auberge des Assassins », eût vu sortir Sinnamari, sain et sauf, de la petite maison de la rue des Saules. Que s’était-il passé au juste entre Sinnamari et Robert Pascal, au fond de cette étrange cave ?

Mais ce qu’il eût été à peu près impossible à quelqu’un qui se fût trouvé à la fenêtre de la mère Fidèle de deviner — même s’il en avait su déjà autant que nous — c’est la raison pour laquelle cinq heures plus tard, à huit heures du matin, Robert Pascal se retrouva à califourchon sur le mur de la petite maison de la rue des Saules, avec une figure de désespoir si effroyable qu’elle eût fait reculer Dante sur le seuil de l’enfer. Il regarda à droite et à gauche, en face, ne vit personne, et R. C. sauta dans la rue.

Or, il y avait quelqu’un à la fenêtre de la mère Fidèle ! Il y avait eu quelqu’un toute la nuit, à cette fenêtre — quand je dis à la fenêtre de la mère Fidèle, je veux dire à l’une des fenêtres de l’auberge tenue par la mère Fidèle. Il ne s’agit que de s’entendre. Le premier étage — le seul — de l’auberge du Bagne était distribué en deux chambres. C’était donc à la fenêtre de l’autre chambre qu’il y avait eu quelqu’un toute la nuit, quelqu’un qui avait veillé et surveillé, qui avait assisté sans mot dire aux allées et venues de Robert Pascal, qui l’avait vu jeter un coup d’œil soupçonneux sur l’auberge et puis se livrer à son escalade ; quelqu’un qui avait vu entrer Sinnamari par la petite porte du mystérieux jardin, qui avait vu sortir le même Sinnamari aussi calme qu’il y était entré, et qui voyait maintenant sortir Robert Pascal, à huit heures du matin, dans cet état désespéré.

Sitôt qu’elle eut aperçu Robert, la personne dont nous parlons abandonnait immédiatement son observatoire pour dégringoler l’escalier de l’auberge avec un grand bruit de bottes et de canne. La canne semblait moins servir à soutenir cette personne qu’à faire du bruit et à frapper plancher et murs à tort et à travers, sans raison apparente, mais avec force.

Robert Pascal se retourna et fut stupéfait de voir soudain apparaître, sur le seuil de l’Auberge du Bagne, un être unique par sa laideur, un individu sans forme sérieuse, une gesticulation plus encore qu’un être humain, un gnome dont l’aspect sembla le remplir de fureur.

— Ah, c’est vous, monsieur Macallan ! dit-il…

Il dit cela… et ses yeux eussent voulu tuer le gnome.

— Oui, c’est moi, M. Macallan ! Moi ! répliqua le gnome, dont l’allégresse, soudain, ne connut plus de bornes.

— Qu’est-ce que vous faites ici à une pareille heure ? demanda Robert Pascal en essayant de se dompter.

Mais l’autre riait et, tout en riant de ses dents de loup, criait :

— Ah ! Tu as le nez fin ! Tu as le nez fin, mon fils !

Et il se moquait maintenant.

Et il répétait :

— Ah ! Tu as le nez fin ! Tu as le nez fin ! I am very sorry ! Je suis bien désolé !

— De quoi ? Vous êtes désolé de quoi ? demanda Robert Pascal, en serrant les poings. Parlez sérieusement, monsieur Macallan, car je vous jure que je ne suis pas d’humeur, ce matin, à baguenauder avec votre seigneurie…

I am very sorry fot the trouble I have given you ! Je suis bien fâché de la peine que je vous ai donnée.

Robert Pascal se troubla alors tout à fait :

— Depuis quand êtes-vous ici, monsieur Macallan ?

— Oh ! Depuis le commencement du monde !… Ah ! que tu es beau, jeune homme ! Un jeune homme beau comme un jeune dieu ! How pleased I am ! Dieu, que je suis content !

— Depuis quand êtes-vous ici, monsieur Macallan ? répéta Robert Pascal, sur un tel ton de menace, cette fois, que M. Macallan recula, effrayé…

— Reviens à toi, R. C. ! fit sérieusement, cette fois, le gnome. Et il prit une voix tendre. Vous savez si je vous aime, mon ami !…

— Répondez ! Depuis quand ?

R. C., s’avançait sur lui, la main levée.

— J’ai passé ici la nuit ! finit par avouer Macallan, en regardant avec anxiété Robert Pascal.

Robert regarda, toute colère tombée, M. Macallan avec un tel air de douloureux reproche que M. Macallan en fut encore tout ému.

— Tout cela, dit solennellement R. C., en passant la main sur le front, aura une fin…

— Possible ! répliqua en souriant Macallan. Et il rebondit sur ses pattes, agitant son gros bâton… Possible ! Ça aura une fin ! Vous avez le nez fin, monsieur, mais on peut avoir le nez fin et une dent creuse ! Et quand il fut dehors, il courut, se sauva, criant par-dessus ses épaules :

— Vous avez une dent creuse, my dear friend ! Et je vous l’arracherai !

Il n’était plus qu’un petit point gesticulatoire en haut de la rue des Saules, qu’on l’entendait répéter encore de sa voix glapissante : « Une dent creuse ! Une dent creuse !… »