Aller au contenu

Le Roi Mystère/Partie 2/13

La bibliothèque libre.
Nouvelles éditions Baudinière (p. 199-208).
◄  XII
XIV  ►
2e partie

XIII

LE VENTRE DE PARIS

L’avenue Victoria, où habite la direction de l’Assistance publique, est une voie moderne, froide et triste, bordée de hautes maisons en pierres de taille, sans aucun style, sans aucune physionomie particulière.

C’est cependant une rue majestueusement bourgeoise, mais rébarbative. On dirait qu’elle a pris ce visage-là exprès pour intimider les pauvres diables, depuis que la charité publique, laïque et obligatoire y a installé sa demeure. Et, de fait, la veuve sans ressources, la mère abandonnée, la vieille qui ne sait pas où elle doit mourir et la fille qui ignore où elle a le droit de mettre son petit au monde, ceux qui ont froid et ceux qui ont faim, et ceux qui n’ont plus rien sur la terre que leur misère sont pris d’un frisson nouveau dès qu’ils pénètrent dans cette voie, au bout de laquelle ils trouveront moins assistance que l’Assistance ! Hélas ! ils n’ont point d’illusion ! Ils savent bien que, venus pour demander un secours, ils s’en retourneront avec un renseignement.

L’Assistance a là un beau bâtiment. Traversons une première cour — sinistre comme une cour de prison ou une cour de lycée — et gravissons deux étages. Un huissier tout noir, à chaîne d’argent, se promène, placé là, semble-t-il, moins pour annoncer les visiteurs que pour les arrêter.

Et cependant ceux qui tentent de se faire annoncer par cet imposant fonctionnaire doivent être eux-mêmes presque des personnages, car, enfin, il faut n’être point dénué d’une certaine audace pour oser avoir l’espérance de pénétrer tout de go chez M. le directeur adjoint, ou même chez le grand maître de l’Assistance publique, puisque le directeur en chef, depuis des années, ne s’occupe plus de rien… de rien que de ses rhumatismes… C’est — pour tout dire — M. Eustache Grimm lui-même !

Dans une première pièce, de vagues ombres attendent sur de vagues fauteuils… L’huissier ne semble même point se rappeler leur présence. Puisque, pour le moment, nous devons faire antichambre, examinons ce bel homme d’huissier, bien grand, bien gros, au ventre gaillard. Avec quelle tranquillité, sérénité, sécurité, il se promène dans cette maison dont il a la garde ! Comme il la sent solide sous ses pas pesants, et éternelle comme la misère du monde !

La paix majestueuse de son esprit et de ses gestes est faite de toute l’angoisse, de toute l’inquiétude, de toute l’incertitude de ceux qui viennent s’asseoir quotidiennement entre ses rideaux verts et qui supplient en tremblant « Monsieur l’huissier » de les annoncer à M. le directeur ou à M. le secrétaire ou à un n’importe qui de l’administration !…

Si le spectacle d’un huissier qui se promène, les mains derrière le dos, à pas pesants, dans les salles d’attente de l’Assistance publique est propre à inspirer une telle philosophie, en somme assez commune, quelle réflexion ce spectacle fera-t-il naître dans l’esprit de celui qui, doué d’une grande finesse des sens et de l’entendement, aura deviné dans cet auguste fonctionnaire un suppôt, disons plutôt un soldat déguisé de notre roi Mystère ? Du coup, cet esprit imaginera que, malgré la tranquille apparence des choses, des catastrophes vengeresses sont prêtes à éclater dans l’administration.

Ainsi, ce gros monsieur enchaîné d’argent qui nous paraissait jouir comme une brute de sa haute situation administrative ! Regardez plutôt attentivement les mains de M. Lambert, et voyez comme elles sont grassouillettes. Je n’ai connu, ma foi, de mains pareilles aux doigts si gentiment boudinés qu’à un M. Cyprien, qui fut un certain temps huissier chez M. le procureur impérial, et qui disparut de son poste dans des circonstances bien étranges.

M. Lambert a, je crois bien, d’autres points de ressemblance avec M. Cyprien, que l’on retrouverait plus facilement sans cette trop belle barbe qui lui descend jusque sur le nombril… Allons ! Allons ! Ce n’est pas possible ! L’Assistance publique a beau soigner ses huissiers, elle ne leur donne pas un ventre pareil en quelques jours ! À moins que celui-ci ne se soit mis un faux ventre pour flatter son maître, le directeur-adjoint de l’Assistance publique, Eustache Grimm, qui, comme chacun le sait, a le plus beau ventre de Paris.

Une porte, là-bas, tout au fond, claque. Un grand dégingandé d’employé à longue redingote noire luisante, porte-plume à l’oreille, registre sous le bras, traverse la salle d’attente, arrive dans le petit cabinet où se trouve M. Lambert, huissier.

L’huissier arrête l’employé et lui tend une petite feuille de papier qu’il a vivement tirée de son gousset.

— Vous savez lire, monsieur Lepage ? Moi, je suis si myope que même avec mes lunettes…

— Tais-toi, Martinet (nous savons que le vrai nom de l’ex-M. Cyprien, aujourd’hui Lambert, est Martinet) ordonne M. Lepage, en jetant un coup d’œil rapide autour de lui… et il lit.

— On t’a remis ça ce matin, à la Profonde ? interrogea Lepage.

— Oui, au rapport !… Il paraît que ça presse, j’ai demandé un mot d’écrit. Depuis mon aventure, je ne marche plus qu’avec des ordres écrits, moi ! Le lieutenant a rigolé.

— Le Vautour ?

— Oui ! il paraît que la mort de ce pauvre concierge a mis R. C. dans un état !

— Euh ! fit Lepage, en se grattant la tempe, qu’il avait singulièrement ridée, marquée, pareille à une patte d’oie. R. C. est un sentimental !

— Un sentimental qui te brûlerait la cervelle sans te donner le temps de recommander ton âme au diable, Patte d’Oie ! Souviens-toi de cela, mon garçon…

— C’est bon ! répliqua en toussotant M. Lepage, Le grand Dab, c’est le grand Dab, quoi ! Tu as lu ?

— Bien sûr !… répondit Lambert en haussant les épaules.

— Eh bien, reprends ton papier, je n’en ai plus besoin, et annonce-moi chez M. le directeur-adjoint.

Lambert reprit le papier et le fit de nouveau disparaître dans sa poche, après y avoir jeté un dernier coup d’œil qui parut l’enchanter.

Sur ce papier, on avait écrit cette phrase :

Faire passer l’ordre à P. O. de commencer à troubler les digestions de M. le Directeur-adjoint.

Au bout de la phrase, il y avait un cachet qui était une tête de mort, et puis ces lettres qui étaient les initiales du Vautour : LV.

Lambert poussa la porte-tambour, entra chez le directeur et revint, faisant un signe à Lepage ; celui-ci pénétra à son tour chez le directeur, son registre sous le bras.

Eustache Grimm était à son bureau : c’était un très ancien bureau de style Louis-Philippe, si l’on peut dire, qui avait servi à de nombreux directeurs de l’Assistance publique avant d’échoir à Eustache Grimm. Mais le fauteuil qui se trouvait derrière ce bureau, et dans lequel reposait l’admirable sphéricité de M. le Directeur, était quasi tout neuf.

Oui, il avait fallu faire un fauteuil exprès pour les formes de M. le Directeur. Jamais Eustache Grimm n’avait montré un si beau ventre que depuis que la cotisation de MM. les chefs de bureau reconnaissants lui avaient offert ce fauteuil unique. C’était là un trône-fauteuil dans lequel reposait le ventre-roi. Ah ! le ventre de M. le directeur de l’Assistance publique ! Quelle merveille ! Et quel symbole ! C’était le ventre même de l’administration, grassement nourri de pitié, compassion, sensibilité, commisération, et autres succulentes viandes et divines graisses et digestifs, légumes servis à la sauce « soirée de gala », ou à la sauce « tombola », ou à la sauce « vente de charité », ou à la sauce « représentation à bénéfice », ou à la sauce « notaire » qui est faite d’un arrangement savoureux de dons, donations et legs.

Dans le moment, M. Eustache Grimm se contentait pour ses apéritifs d’une vieille bouteille de madère qui lui venait en droite ligne du Funchal, et qui lui avait été envoyée, avec beaucoup d’autres, par la reconnaissance émue d’un bienfaiteur de l’Assistance publique, auquel il avait fait avoir les palmes académiques.

M. le directeur trempait paisiblement un biscuit dans la liqueur dorée qui, il le proclamait, était âgée de cent deux ans et six mois, et, se léchant les babines, il vit venir à lui en souriant M. Lepage, qui lui faisait un grand salut.

— Mon bon Lepage, nous ; apportez-vous de bonnes nouvelles ? demanda M. le directeur à cet employé fidèle, peut-être moins fidèle cependant qu’il était maigre, si maigre qu’en le voyant à côté du ventre de M. le directeur, on ne savait plus si l’on devait ou s’étonner de l’épaisseur de celui-ci ou se passionner plutôt pour la transparence de celui-là !

— Il y a des nouvelles qui sont bonnes pour les uns et mauvaises pour les autres, répondit sentencieusement M. Lepage.

— Finissons-en ! Que venez-vous me dire, mon ami ?

Et, lâchant son biscuit et son verre, M. Eustache Grimm se croisa les mains sur le ventre. C’était un geste qui lui était depuis longtemps familier, mais maintenant il arrivait à le faire tout juste.

— Monsieur le directeur, pour vous dire d’abord ce qui me tracasse… il se passe ici des choses étonnantes.

— Ah çà ! s’écria le directeur en sursautant sur son fauteuil, ce qui fit osciller le ventre-roi… Ah çà ! Ce ne serait pas encore ce R. C. ?

— Justement ! Je crois bien que c’est lui, monsieur le directeur… J’en suis même sûr, car il s’est arrangé pour que nul n’en ignore !…

— Mais il nous fichait la paix depuis quelques semaines !… Est-ce qu’il va recommencer ?… Ça n’est pas fini, ces plaisanteries-là ?…

— Ça n’en a pas l’air, monsieur le directeur… Vous savez, entre nous, appuya Lepage en lançant à Grimm un coup d’œil que M. le directeur s’efforça de ne point voir… Vous savez avec quel soin je relève nos écritures ?

— Je le sais, mon ami, je le sais, vous êtes un employé précieux…

Lepage ouvrit tout à coup son registre et l’étala sous les yeux d’Eustache Grimm. Celui-ci essaya de se pencher pour mieux voir, mais il fallut que l’employé lui mît le registre sous le nez.

— Vous ne voyez pas là, en marge, ce que j’ai trouvé ce matin dans nos écritures, monsieur le directeur ?

— Ça ?… La note au crayon ?

— Oui, lisez…

Et Eustache Grimm, qui avait son large binocle d’écaille, lut :

« Ces comptes sont faux ! R. C. »

— Bah ! fit M. le directeur en relevant la tête et en reposant son binocle… Voilà que ce R. C. se mêle encore de nos écritures, et qu’il prétend que notre comptabilité n’est pas en règle !… Qui est-ce qui a pu écrire cette note-là ?…

— Est-ce qu’on sait ! Moi, je jette ma langue au chien ! On enferme les registres à double tour la veille au soir… Le lendemain matin, on les retrouve avec des signes cabalistiques !

— Qu’est-ce que ça peut vous faire, répliqua tranquillement Eustache Grimm, puisque votre comptabilité est en règle ?…

— Voilà bien le malheur, monsieur le directeur ! C’est que justement ma comptabilité n’est pas en règle !

Eustache Grimm, du coup, se leva :

— Comment ? Elle n’est pas en règle ? Et pourquoi n’est-elle pas en règle ?

— Parce que je l’ai falsifiée !…

— Oh ! fit Grimm en retombant de tout son poids sur le fauteuil qui gémit, lui aussi !

— Oui, ajouta Lepage, très calme, j’avais besoin d’argent.

Il y eut un silence. Lepage attendait M. le directeur qui essayait de reconquérir son sang-froid. Il eût voulu évidemment livrer le mauvais comptable Lepage au bourreau, mais des raisons supérieures semblaient devoir faire remettre à plus tard une exécution aussi sommaire.

— Combien vous faut-il, monsieur Lepage, pour que votre comptabilité soit, le plus tôt possible, en règle ?

— Monsieur le directeur, fit-il, ne prononce jamais de paroles inutiles. Je ferai comme monsieur le directeur… Il faudrait à notre comptabilité cinquante mille francs pour qu’on n’ait rien à lui reprocher…

M. le directeur crut avoir mal entendu.

— Vous dites ?

— Je dis : cinquante mille francs.

— Vous êtes fou, monsieur Lepage.

— J’ai tout mon esprit, monsieur le directeur. Je dois vous dire que j’ai été moi-même étonné de la somme quand, averti par la mystérieuse indication de R. C., je me suis mis à refaire mes comptes. Et mes erreurs ont-elles pu s’oublier jusque-là ? Hélas ! Quand on commence à faire de fausses écritures, monsieur le directeur, on ne saurait dire où elles pourront s’arrêter. Le faux entraîne le faux, le crime engendre le crime ! J’ai dû commencer par une bagatelle… et voilà où nous en sommes !

— Comment ! Où nous en sommes ?…

— Évidemment ! Un autre à ma place se serait brûlé la cervelle ! Voyez quel ennui pour vous, monsieur le directeur !…

— Monsieur Lepage, dit M. Grimm, vous êtes une canaille !

M. Lepage reçut l’insulte sans émoi.

— Heureusement, monsieur le directeur, car voyez ce qui serait arrivé si j’avais été un honnête homme : je me serais brûlé la cervelle, c’est une affaire entendue ! Aussitôt on se serait demandé pourquoi… La justice aurait mis le nez dans mes livres. Les faux seraient apparus. Comme ils sont d’importance, l’opinion publique se serait émue que de telles malversations puissent être commises à l’Assistance publique sans que M. le directeur-adjoint les eût même soupçonnées. Interpellations de M. le préfet de police au conseil municipal, et du ministre de l’intérieur à la Chambre. On nomme des commissions d’enquête. Le scandale éclate. On s’aperçoit que l’affaire Lepage n’est rien à côté de l’affaire…

— Taisez-vous ! Taisez-vous, Lepage !…

— À côté de l’affaire Eustache Grimm…

— Voulez-vous vous taire…

— On arrête M. Eustache Grimm.

— Assez !

— On le conduit en prison.

— Lepage !…

— On le juge !

— Mon petit Lepage !…

— On le condamne à mourir de faim dans un cachot !…

— Grâce !…

M. Lepage s’arrêta. M. Lepage eut pitié de M. le directeur. Celui-ci s’était écroulé dans son trône-fauteuil et il roulait des yeux hagards dans une face livide. Quand il put parler, il dit avec effort :

— C’est bien, monsieur Lepage. Vous aurez vos cinquante mille francs, mais à une seule condition ! D’abord, vous remettez toutes vos écritures en règle. C’est une clause à laquelle je veillerai moi-même ; ensuite, vous me ferez le plaisir de quitter mon service et d’aller vous faire pendre ailleurs…

— Impossible ! s’écria l’employé sur le ton de la plus grande douleur. Impossible !

— Quoi ! qu’est-ce qui est impossible ?

— Je ne peux vous quitter !…

— Pourquoi ?

— Je vous aime trop, monsieur le directeur.

Eustache Grimm prit sur son bureau son binocle à garniture d’écaille, en chaussa son nez et, fixant Lepage d’un regard qui avait, de toute évidence, la prétention de « méduser » l’audacieux et dangereux fonctionnaire :

— Monsieur Lepage, déclara-t-il d’une voix traînante et dolente et qu’il jugeait d’autant plus importante, vous avez voulu occuper ici la place de ce pauvre Didier…

— Je la jugeais enviable, monsieur le directeur…

— Et cependant elle ne lui a guère réussi.

— J’avais tant le désir de lui succéder, monsieur le directeur, je ne vous l’ai pas caché… Et je vous ai dit : « Ne vous faites pas de bile, monsieur le directeur, ce pauvre Didier n’est pas bien dangereux, allez ! Il est amoureux, et il arrive tant de vilaines histoires aux amoureux… »

— C’est bon ! Il est tout à fait inutile de reparler de ces choses qui sont du reste sans importance.

— Pardon ! Pardon ! insista Lepage. C’est vous le premier, monsieur le directeur, qui vous êtes tourmenté sur le sort de ce pauvre Didier… Vous avez été très intéressé alors par ce que je vous disais des amours de Didier, monsieur le directeur, et quand vous eûtes appris qu’il était amoureux d’une jeune femme en possession d’un amant fort jaloux, vous vous êtes mis à le plaindre si sincèrement qu’on eût pu croire qu’il était déjà arrivé malheur !…

— Oh ! interrompit Grimm en soufflant… Vous me disiez donc, monsieur Lepage, qu’il vous faut cinquante mille francs.

— L’amant, continua l’employé sans prendre garde à l’interruption, un nommé Costa-Rica, reçut communication d’une lettre signée Didier dans laquelle Didier donnait rendez-vous à la Mouna, maîtresse de Costa-Rica, chez lui Didier, en l’absence de Mme Didier. Cette preuve de la trahison de sa maîtresse fut envoyée à l’amant de la Mouna par un inconnu qui l’avait enveloppée dans une autre lettre, anonyme, celle-là, naturellement.

— C’était bien inutile ! fit remarquer doucement Eustache Grimm, et je ne vois pas pourquoi vous perdez votre temps, monsieur Lepage, à me raconter ces histoires de l’autre monde !…

— Un peu de patience, monsieur le directeur, et tout à l’heure, j’espère que vous allez me comprendre… L’inconnu, dans cette lettre anonyme, expliquait qu’il avait par hasard surpris ce billet amoureux et qu’il se faisait un devoir de le faire parvenir à la connaissance d’un ami, ajoutant que c’étaient là des services qu’on ne saurait trop se rendre entre amis.

— Je ne saisis pas !… Où voulez-vous donc en venir ?

— Attendez ! Quand il fut en possession de ces deux lettres, l’amant trompé arriva à l’heure fixée pour le rendez-vous chez Didier et sonna. La porte fut ouverte par Didier, qui se trouvait seul chez lui, comme il était nécessaire. Vous lui aviez donné congé ce jour-là, monsieur le directeur. L’amant bondit sur Didier et l’étrangla net ; puis, il le pendit à la fenêtre et s’en alla. L’affaire devenait admirable. Un suicide était bien préférable pour vous à un assassinat !

— Oh ! Lepage !… Silence ! Malheureux !…

— Comment, silence ! C’est maintenant que la chose devient intéressante…

— Pourquoi me forcez-vous à écouter de pareilles choses que je ne dois pas connaître, Lepage !… Qui ne regardent que vous, Lepage !

— Ah ! Vraiment ! Vous croyez qu’elles ne regardent que moi ?… Eh bien ! mon cher directeur, je me charge de vous guérir de cette fâcheuse erreur ! On n’avait pas plutôt constaté le suicide de Didier qu’une lettre anonyme arrivait au parquet affirmant qu’il y avait eu assassinat. Et Costa-Rica était dénoncé comme l’auteur… On interrogea cet homme… On trouva immédiatement les preuves flagrantes de son innocence, un alibi incontestable, on ne l’inquiéta même pas… Heureusement pour vous, monsieur le directeur !

— Comment, heureusement pour moi ! répéta terriblement anxieux, Eustache Grimm… Qu’ai-je à faire dans tout ceci, moi ?…

— Je dis heureusement pour vous, parce que si Costa-Rica avait été convaincu du crime, il n’eût pas hésité à montrer, pour se trouver des circonstances atténuantes, les deux lettres qu’il avait reçues et qui l’avaient conduit, comme par la main, à l’assassinat ! On n’eût pas tardé à découvrir que la lettre de rendez-vous n’avait pas été écrite par Didier, puisque Didier connaissait à peine la Mouna, ne l’ayant vue que de temps à autre, aux courses, le dimanche, aux côtés de Costa-Rica, book-maker du Pavillon à qui Didier confiait parfois d’assez gros paris… mais Didier n’avait jamais été l’amant de la Mouna et ne pouvait lui donner rendez-vous…

— Après ?…

— Après, on eût voulu savoir qui avait intérêt à exciter la jalousie bien connue de Costa-Rica et à s’en faire l’instrument d’un crime… On eût voulu savoir qui avait écrit la fausse lettre Didier…

— On eût peut-être découvert que c’était vous !…

— On n’eût rien découvert du tout pour cette lettre-là ; malheureusement pour vous, il y avait l’autre, la lettre d’avertissement, la lettre anonyme…

— Toujours écrite par vous misérable !

— Oui… toujours écrite par moi… Mais voyez la malheureuse, la triste, la regrettable coïncidence… Écrite par moi sur du papier de votre bureau, monsieur le directeur !

— De mon bureau !

— Oui, vous avez du papier spécial, fait pour vous et qu’on ne trouve que chez vous, monsieur le directeur ! Entendez-moi bien !

— Oh ! je vous entends ! Je vous entends, râla Eustache Grimm, mais que prouve contre moi ce papier que vous m’avez volé ?

— Il ne prouverait pas évidemment grand-chose, reprit Lepage, si, par une autre regrettable coïncidence, la lettre anonyme, mon cher directeur, qui est écrit sur votre papier, n’était également… de votre écriture !

Eustache Grimm d’abord crut qu’il comprenait mal, et on l’entendit souffler bruyamment. Puis la vérité de la terrible situation dut envahir tout à coup son cerveau congestionné, car il se précipita comme un fou sur Lepage, les mains en avant, les doigts crochus… Mais son ventre l’arrêta dans son élan, et, du reste, le bureau était une suffisante barrière entre M. le directeur et M. l’employé. Celui-ci, impassible, continuait :

— Vous comprenez, monsieur le directeur, qu’avec le joli talent dont je dispose, il ne m’est pas plus difficile d’imiter votre écriture que celle de Didier… Que dis-je, imiter ?… faire de votre écriture !… La preuve, la voilà !

Et, prenant sur le bureau du directeur la plume du directeur, il écrivit sur le papier du directeur, avec l’écriture du directeur, ces mots : « M. Lepage est le plus honnête, le plus travailleur, le plus ponctuel des employés. C’est l’employé modèle. Il mérite une gratification. Je la fixe à cinquante mille francs. C’est pour rien ! »

Eustache Grimm regardait son écriture s’allonger sur le papier. Il ouvrait de petits yeux énormes. Rien n’y manquait, ni la boucle affable des fins de mots, ni la barre un peu molle des t, ni la façon d’accentuer, ni rien ! Il n’en fallait pas davantage à un expert pour envoyer un homme à la Guyane ou à l’Abbaye-de-Monte-à-Regret. — Enfin, soyez heureux, monsieur le directeur, acheva Lepage, que je n’aie pas signé la lettre en question, car il n’y a pas une signature au monde que je possède aussi bien que la vôtre !… Et il signa, de la signature d’Eustache Grimm. Eustache Grimm n’en pouvait pas supporter davantage. Il allait certainement rouler sur le parquet quand la porte de son bureau s’ouvrit et l’huissier annonça :

M. le comte de Teramo-Girgenti !