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Le Roi Mystère/Partie 3/05

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Nouvelles éditions Baudinière (p. 274-282).
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3e partie

V

SUITE DES SUITES D’UN DÉJEUNER DE GARÇON

Une rumeur dans la salle fit entendre au comte que l’on venait de comprendre de quelle sorte se reliait son histoire du roi des Catacombes ; mais la curiosité de tous était telle que le silence se rétablit aussitôt. Quant aux trois personnages qui se trouvaient si particulièrement intéressés au récit de Teramo, nul n’y faisait attention. Il ne venait encore à l’idée de personne que Sinnamari, Régine et Grimm fussent justement ceux-là dont l’infamie était si ouvertement dénoncée. Nul geste, nulle exclamation n’avaient trahi nos trois compères.

La vérité était que deux d’entre eux avaient perdu la force nécessaire à la plus petite manifestation, et que le troisième se demandait dans un silence farouche comment il pourrait bien faire taire instantanément cet homme qui savait tant de choses, qui savait trop de choses… Sinnamari ne fut pas surpris par cette révélation des initiales : R. C., qui apparurent soudain dans cette sombre histoire… Il les attendait depuis que Teramo avait prononcé ce mot : Chatou…

Le comte, maintenant, racontait la suite de l’étrange et formidable aventure d’une voix si singulièrement indifférente qu’on eût pu se demander si la volonté même qu’il avait de marquer une telle indifférence ne trahissait pas plus sûrement une émotion profonde que le trouble le plus évident.

« La mère, dit-il, avait juré de venger son mari. Elle revint à Paris. Elle retrouva facilement la piste de la victime de l’orfèvre, de celui qui avait failli périr sous ses coups. Elle ne reconnut point en lui l’homme qui, une nuit, à Enghien, avait tenté de la violenter, mais le hasard fit que, dans un ami qui venait voir celui-là, à domicile, elle retrouva le monstre cherché, la cause de tant de maux, de ruine, de sang et de désespoir. Elle sut à qui elle avait eu affaire ; elle résolut de le tuer de sa propre main. Elle s’arma d’un couteau dans le dessein « de lui couper la gorge comme on avait fait à son mari ». Ce sont là ses propres expressions consignées dans un rapport fort intéressant et fort passionnant qu’elle écrivit pour qu’il fût plus tard mis sous les yeux de ses enfants, s’il lui arrivait quelque malheur.

» Elle suivait le magistrat depuis quarante-huit heures et n’était point parvenue à le joindre, dans des conditions propices au projet qu’elle méditait, quand un soir elle put sauter dans un fiacre et faire suivre celui qui emportait le substitut. Les deux fiacres s’arrêtèrent devant un cabaret de nuit. Le substitut descendit le premier. La femme était déjà sur ses pas. Elle l’entendit qui demandait si ses amis étaient arrivés dans le cabinet de… Je ne dirai point le nom, un nom propre, paraît-il, bien connu, mais moi je ne le connais pas ; à cette heure, seul R. C. le connaît et il ne m’en a point fait la confidence… Le valet de pied répondit affirmativement, et rapidement l’homme gravit l’escalier. La femme, enveloppée d’un ample vêtement et dissimulant son visage sous une épaisse voilette, monta derrière lui ; on la laissa monter sans rien lui demander. On crut qu’elle était avec cet homme.

» Quand l’homme entra dans le cabinet, elle y entra derrière lui et repoussa la porte derrière elle. Mais aussitôt elle poussa un cri ; elle avait cru se trouver seule dans ce cabinet avec le substitut. Deux personnages s’y trouvaient déjà : vous avez deviné lesquels : c’étaient le fonctionnaire entièrement guéri de ses blessures et l’officier. Ils étaient dans un état d’ébriété avancée et saluèrent l’entrée de leur ami et de cette femme inconnue par des cris insensés. Le magistrat se retourna et fut stupéfait. La femme voulut fuir, mais tous trois la retinrent et ils poussèrent les verrous. Elle se débattait. Le fonctionnaire parvint à lui enlever sa voilette. Alors, ils reculèrent d’un même geste, car ils avaient reconnu la femme de Chatou !

» Celle-ci, profitant de ce mouvement de stupéfaction, avait bondi sur le substitut, brandissant un large poignard dont elle était armée et qu’elle avait jusqu’alors dissimulé sous ses vêtements. Le magistrat parvint à parer le coup dont elle le frappait. La lame, cependant, entailla légèrement le menton. Tous trois furent sur la femme et la désarmèrent. Alors, se produisit une scène effroyable. L’ivresse des uns, la colère de l’autre, le souvenir de leur terreur au cours d’un procès qui pouvait être leur perte à tous, le ressentiment du fonctionnaire qui avait failli mourir sous les coups du mari, la concupiscence du magistrat pour cette femme qui n’avait jamais été aussi belle que dans cette minute, l’endroit où ils se trouvaient, ce cabinet particulier qui ne leur rappelait que des tableaux d’orgie, tout cela concourut en quelques secondes à la perte de la pauvre femme. Ils s’excitaient les uns les autres au crime et le crime fut commis.

» Avec l’aide de ses deux complices, le premier de ces bandits, le chef de cette association monstrueuse, posséda la malheureuse ! On lui avait mis un bâillon sur la bouche, on n’entendit point ses cris. Quand le viol fut consommé, le magistrat se ressaisissant comprit quel danger maintenant était suspendu sur leurs têtes à tous trois, il comprit que le crime ne pouvait pas en rester là !

» Un escalier dérobé conduisait directement sur les derrières du restaurant les couples qui désiraient ne point être vus. On resserra le bâillon sur la bouche de la victime, on remit la voilette par-dessus. La femme ne se défendait même plus. Quand la nuit fut assez avancée et qu’ils se furent assurés que nul ne pourrait rencontrer dans l’escalier dérobé leur étrange cortège, la femme fut littéralement portée dans une voiture qui appartenait au fonctionnaire, et qu’il conduisit lui-même.

» Je vous ai dit que le magistrat possédait une sorte de pied-à-terre dans une des rues les plus désertes de Montmartre, tout en haut de la butte. La femme continuait à ne présenter aucune résistance, mais elle était si faible que, lorsqu’on la fit descendre de voiture, le substitut et l’officier, la prenant chacun sous un bras, comme s’ils l’accompagnaient, devaient la soulever pour qu’elle avançât.

» Elle ne pouvait rien voir, car ils avaient encore pris la précaution d’ajouter un bandeau qu’ils avaient placé sur ses yeux. Seulement, elle pouvait entendre et il est certain que tout le monde ne reposait pas, cette nuit-là, dans la petite ruelle déserte, puisque, dans le moment même qu’on fit descendre la malheureuse, celle-ci perçut une voix de femme qui disait : « Oh ! regarde donc, mon ami, on dirait que cette femme se débat ! » et une voix d’homme qui répondait : « Mais non, Marguerite, tu vois bien qu’ils s’amusent. » Et puis encore la première voix qui disait : « Regarde le cocher, on dirait le Gros ! »

» Une porte, alors, était ouverte et la femme était introduite dans un jardin. La porte était refermée derrière elle. On lui fit traverser le jardin et, après avoir gravi un perron, elle fut dans une salle où elle s’évanouit tout à fait. Quand elle revint à elle, elle était couchée dans un lit et un homme était penché sur elle qui semblait attendre assez anxieusement la minute de son réveil. C’était le magistrat. Il lui dit à peu près ceci : qu’il s’était conduit vis-à-vis d’elle comme un infâme, mais qu’il l’aimait à ce point qu’aucune infamie ne lui coûterait encore pour qu’elle restât sa maîtresse ; qu’elle devait comprendre qu’il n’y avait plus pour lui de salut après ce qu’il avait fait, que dans l’oubli de sa victime et la bonne volonté d’une femme qui, si elle se laissait aimer, n’aurait point par la suite, à le regretter ; avec un cynisme d’une inconscience magnifique, il lui promit de veiller sur elle et sur ses enfants jusqu’à la mort.

» — Jusqu’à quelle mort ? demanda la malheureuse.

» — Jusqu’à la vôtre, madame, répliqua le magistrat.

» Elle avait compris. On lui donnait à choisir entre l’amour et la mort. Chose bizarre, mais qu’il n’est peut-être point si difficile d’expliquer, elle ne rebuta point tout de suite son terrible amant ; et celui-ci, à la suite de cette importante entrevue, pensa qu’à la longue ses affaires finiraient peut-être par s’arranger ! Au fond, la pauvre femme ne songeait qu’à la vengeance et elle ne demandait plus à Dieu qu’une chose, c’est qu’il lui donnât assez de force pour la mener à bien.

» Elle l’a écrit, et j’ai eu, moi, cette confession suprême sous les yeux. Elle voulait avoir la tête du magistrat. Il lui fallait sa tête !… Mais sa tête détachée du tronc ! Elle voulait lui couper la tête et jouer avec ses doigts dans ses cheveux ! Elle était dans un état qui confinait à la folie, et nul ne s’en étonnera, surtout si l’on songe que son exceptionnel état moral coïncidait avec cette situation physique si particulière d’un début de grossesse. Oui, la malheureuse était enceinte… c’est le dernier mot qu’elle a écrit sur ces papiers qui, par un hasard miraculeux, devaient un jour tomber entre les mains de son fils !… « J’étais enceinte !… »

» Que se passe-t-il dans la petite maison de Montmartre ? Quelles orgies ! Quels supplices ! Cette femme eut un geôlier, le domestique d’Enghien, le nommé Didier. Il ne devait plus la quitter. Il observait une rigoureuse consigne. Il ne s’absentait, pour les provisions, que la nuit, lorsque ses maîtres étaient près de sa prisonnière. Elle n’avait, elle, même point le droit de se promener dans le jardin. On redoutait ses cris, ses appels. Les narcotiques, la fatigue, le sommeil factice durent la livrer souvent sans défense à ses bourreaux. Du reste ses projets de vengeance n’avaient point été difficiles à percer et sa pauvre diplomatie n’eut aucun succès.

» Le magistrat vit bientôt qu’il n’avait rien à attendre de cette femme que la mort et il en joua si bien qu’il parvint à n’en prendre que l’amour ! Et il l’aima ! Mon Dieu, oui, il l’aima. Il en eut la passion ! Il était ainsi fait que l’affreuse révolte que dressait en face de lui cet être qui le haïssait de toutes ses forces, excita sa passion ! Il l’aimait à cause de la souffrance qu’il lui donnait. Il l’aimait à cause de sa haine ! Elle fut traitée comme une esclave. Il la fit attacher pour qu’elle fût à lui sans danger pour lui. Une chaise longue fut transformée en lit de supplice… Le sadisme du maître réduisit la malheureuse à n’être plus entre ses mains qu’un objet inerte d’abominable volupté ! Elle n’en mourut point, parce que déjà elle était folle. Les mémoires dont j’ai parlé tout à l’heure le prouvent… Elle n’en mourut point et ne s’en suicida point parce qu’elle se disait encore au fond du chaos de sa pensée délirante : Je le tuerai ! Je le tuerai ! Je lui couperai la tête ! Et je jouerai avec mes doigts dans ses cheveux !

» Un jour, vers midi, un jour d’été, un jour qu’elle avait reconquis quelque lucidité, elle parvint à échapper à la surveillance de Didier et à fuir le pavillon. Elle n’alla pas loin. Le geôlier la rejoignit dans le jardin et la fit rentrer, malgré ses gémissements, dans sa prison. Ce jour-là, elle fut entendue du dehors et elle perçut une voix qui disait dans la rue, derrière la porte du jardin : « Qui appelle comme ça ? » Et une autre voix répondit : « Ne t’occupe donc pas de ces histoires-là ! »

» Toutes ces horreurs qui semblaient avoir eu d’abord pour but de faire mourir de sa belle mort la malheureuse furent dépassées par une horreur plus grande encore, qui consistait maintenant à faire vivre la malheureuse !… Oui, maintenant, il voulait qu’elle vécût !

»… Il voulait qu’elle vécût ! Sans doute, la souffrance de cette lamentable créature était-elle devenue nécessaire à la joie de vivre de ses bourreaux, car l’occasion s’étant présentée d’une mort naturelle et probable pour la victime, notre substitut ne parut point tout d’abord vouloir en profiter, et malgré le danger qu’il courait personnellement en introduisant une étrangère dans une pareille aventure, il amena près de la malheureuse, dans le moment que celle-ci ne put plus lui cacher qu’elle était enceinte, une sage-femme à qui il avait fait donner la forte somme. Cette sage-femme vint deux fois, la nuit. Didier la connaissait, c’était une amie à lui. Elle consentit à se laisser bander les yeux et fut conduite dans la maison de Montmartre avec mille précautions. La seconde fois, quand elle partit, elle emportait un paquet. Dans ce paquet, il y avait un enfant vivant qu’elle déposa, dans la nuit du lendemain, suivant les instructions qu’elle avait reçues, sur le banc devant l’administration des Enfants assistés.

» Après cette complaisance, la sage-femme put se retirer des affaires. Elle avait promis de ne jamais chercher à pénétrer le mystère de la naissance de l’enfant. On s’était arrangé de telle sorte qu’elle ne sût point dans quel lieu de la capitale elle avait été appelée à donner des soins aussi exceptionnels. Toutefois, elle se rappela qu’avant de pénétrer dans un jardin, et se trouvant encore dans la rue, une voix étrange et qui ne pouvait être que celle d’un perroquet, attendu qu’une autre voix lui avait répondu : « Veux-tu te taire, Jacquot ! » lui avait soudain déchiré les oreilles, et cette voix disait : « Tu es la Marguerite des Marguerites ! Tu es la perle des Valois ! »

Ici, Teramo-Girgenti s’arrêta une seconde. Il paraissait ému au delà de toute expression. Derrière ses lunettes d’or, ses yeux fixaient Sinnamari d’une façon qui eût épouvanté celui-ci, si celui-ci, qui avait la tête baissée, et qui semblait réfléchir profondément, avait pu s’en rendre compte. Quant à Régine et à Grimm, on n’eût pu dire s’ils respiraient encore.

« Messieurs ! reprit le comte… messieurs, l’enfant, bien qu’il fût venu au monde bien avant terme, vécut. Mais la mère mourut en lui donnant le jour… Que s’était-il passé entre la première visite de la sage-femme et la seconde ? Il dut se produire un drame inattendu, suite de quelque horrible excès, car c’est tout à fait précipitamment qu’on alla chercher la sage-femme, la seconde fois, et sans qu’elle fût prévenue, et alors que l’on se trouvait encore loin du terme qu’elle avait à peu près fixé pour la délivrance de la mère.

» Toujours est-il que la nuit qui précéda cet événement et la nuit même de l’événement, des clameurs, des cris de joie, des bruits de fête étaient venus, par-delà les murs de la maison, troubler l’ordinaire tranquillité de ce quartier tout à fait abandonné… des cris de joie qui firent place soudain à une épouvantable crise de douleur qui devait être le cri de mort de la mère donnant la vie à son enfant…

— Bah ! fit tout à coup une voix tranquille et profonde… Vos trois petits satyres n’étaient que des enfants à côté de Boris Godounov !

Teramo-Girgenti reçut cette phrase de Sinnamari et il en fut, malgré toute sa présence d’esprit, étourdi, interdit, abasourdi !… Ainsi, à cette évocation tragique de ses crimes, voilà tout ce que ce géant du mal ressentait ! Voilà l’effet produit ! De l’horreur ? Non, de la blague ! Oui, de la blague ! De la blague !… Oui, à cette minute où il espérait l’écraser sous la révélation de ses crimes d’autrefois, si terribles pour sa réputation d’aujourd’hui, Sinnamari blaguait !

— Oh ! Oh ! By Jove ! gémit derrière Teramo une voix chevrotante… Mange-le !… Teramo ! Mange-le… Ou je me tue !

Teramo se retourna, très pâle, et il dit, entre ses lèvres inertes, des mots que seul Macallan entendit :

— Ne te tue pas encore ! Je te jure que je vais le faire trembler.

— Tant mieux ! murmura l’Américain, qui caressait dans sa poche la crosse de son revolver et qui montrait à Teramo une figure affreusement ravagée par le doute et l’angoisse… Tant mieux ! Car je ne survivrais pas à une faillite !

Et Macallan, attendant les événements, s’affaissa sur un tabouret. L’interruption de Sinnamari avait été couverte de « chut » énergiques… On s’accordait à la trouver déplacée… Du reste, on ne pouvait pas admettre que quelqu’un ou quelque chose vînt, au point culminant où il en était, interrompre le récit du comte.

— Après !… Après !… criait-on.

Le comte s’était déjà retourné vers Sinnamari. Il se leva, et, tranquillement, alla à lui. Sinnamari le vit venir avec une tranquillité au moins apparente. Mais leurs regards à tous deux se croisèrent avec un tel éclat que certains qui les surprirent, comprirent aussitôt qu’un duel à mort venait de s’engager entre ces deux hommes, et osèrent se rappeler aussi que parmi les trois convives de Chatou, il y avait un magistrat.

Le comte s’était donc avancé jusqu’au procureur.

— Monsieur, dit-il, je vois que vous êtes au courant de l’histoire russe, ce qui fait que vous trouvez peut-être la mienne très peu intéressante. Je ne connais que bien vaguement les crimes de la cour de Moscou.

— Mon cher comte, c’est ce que nous appelons en France de la mauvaise littérature !

— Je ne la connais que vaguement, répéta le comte, qui, penché sur son interlocuteur, semblait vouloir le dévorer des yeux, mais le roi des Catacombes sait ce qu’un magistrat a fait souffrir à sa mère ! Il a juré de se venger de telle sorte que si celui qui a commis l’atroce forfait, et ceux qui l’ont aidé, pouvaient soupçonner cette vengeance, ils tomberaient à genoux et demanderaient en grâce qu’on les tuât tout de suite !

— Diable ! gouailla le Procureur. Comme vous y allez, mon cher comte ! Ce sont donc là des gens qui ne tiennent point à la vie !… Et votre roi des Catacombes serait, en vérité, bien bon de leur accorder une grâce pareille ! Êtes-vous bien sûr qu’il serait disposé à la leur faire ?

— Peut-être ! fit d’une voix sourde Teramo. Peut-être… si ceux-là osaient lui dire…

La voix du comte était alors devenue si éclatante que toute l’assistance s’attendait à quelques révélations plus affreuses encore.

— Osaient lui dire ?… répéta curieusement Sinnamari.

— Osaient lui dire ce qui s’est passé entre la première visite que la sage-femme fit à sa mère et la seconde, pour qu’à la seconde la malheureuse apparût à la sage-femme épouvantée avec des cheveux blancs !…

Teramo avait si étrangement, si superbement lancé la phrase « pour que la malheureuse apparût à la sage-femme épouvantée avec des cheveux blancs ! » qu’un frisson d’enthousiasme, alors que tout le monde frémissait d’horreur, secoua cet étrange petit être de Macallan, qui sursauta sur son tabouret, grimpa dessus pour mieux voir Teramo et se prit à gesticuler et à crier :

— Bravo ! Bravo ! It is truly magnificent ! Il est plus beau que le comte de Saint-Germain !

On dut lui mettre la main sur la bouche pour le faire taire et il mordait les doigts qui voulaient être bâillon.

Le comte reprit, semblant tout à coup oublier Sinnamari pour ne s’occuper que de la foule des invités qui l’entouraient :

« J’ai déjà raconté à quelques-uns d’entre vous comment j’ai été amené à faire la connaissance de R. C. et ce qu’un tel événement me coûta. Je ne saurais regretter en vérité l’aventure puisqu’elle m’a permis d’approcher un de ces hommes dont l’existence ne semble possible que dans les romans et qui commande à l’une des plus formidables puissances occultes qui se soient constituées depuis longtemps en marge de la société. Tout ce qu’on a raconté de R. C. est encore au-dessous de la vérité. Je l’ai vu à l’œuvre et son œuvre m’a intéressé, moi que si peu de chose intéresse ici-bas. Je ne vous narrerai point par le détail l’effort superbe qu’il accomplit pendant ces dix dernières années, pour devenir le plus redoutable bandit — dans le sens de chef de bande — des temps modernes et peut-être de l’histoire. Il faut avoir comme moi pénétré dans ces souterrains mystérieux et terribles comme les cercles de l’Enfer du Dante où il a établi les principaux rouages du mécanisme merveilleux qu’il dirige et qui en fait l’un des maîtres du monde. Comment le petit abandonné en est-il arrivé à ressusciter en plein XIXe siècle le pouvoir des Cartouche et des Mandrin ? Qui lui a procuré cette force ? Qui l’a aidé ?

» Certes ! Ayant appris par quelque hasard miraculeux uni par l’indiscrétion de la sage-femme qui avait assisté sa mère à ses derniers moments, de quel supplice il avait à la venger, ayant reconstitué tout le drame qui avait fait de lui le fils d’un guillotiné, il dut sentir bondir en lui une énergie surhumaine et bouillonner dans son cœur l’irrésistible et impétueux désir de rendre coup sur coup à l’injustice des hommes !…

» Mais les rois de l’ombre ont besoin pour vaincre, comme les rois dont la puissance s’étale au soleil, d’argent, de beaucoup d’argent ! Qui lui en a donné ? Qui lui en a donné assez ?… Ses crimes ?… Peut-être !… Qu’importe !… Il n’admet d’autres juges que Dieu et lui ! Et tout semble prouver aujourd’hui que Dieu est avec lui ! Car après avoir satisfait, par son amour des humbles et le secours dont il les a comblés, la haine qu’il a vouée à la société des forts, voilà qu’il touche aujourd’hui au but de toute sa vie, au châtiment terrible de ceux qui firent mourir son père sur l’échafaud, sa mère dans les tourments, et qui livrèrent sa sœur, enfant pure qu’on vola toute jeune à sa protection fraternelle, à la prostitution ! »

Le comte sembla ne pas entendre la plainte douloureuse que, derrière lui, laissait échapper Liliane. Il regardait à nouveau Sinnamari, Régine et Eustache Grimm. Ces deux derniers n’essayaient même plus de dissimuler la terreur qui les avait peu à peu envahis. Ils attendaient… ils attendaient le mot, la phrase, le geste qui allait les condamner, les vouer au supplice promis.

« Oui, continua-t-il, la vengeance de R. C. est prochaine, et j’en sais qui, s’ils ne sont pas devenus subitement fous, doivent trembler ! Si l’A. C. S., la société fondée par R. C., a prospéré, il en est une autre qui jouit d’une pleine faveur ! L’association des trois malfaiteurs a réussi !… Qui étonnerai-je ici en disant que tous les trois sont parvenus aux sources même du pouvoir ?… Les connaissez-vous ?… Certainement !… Les reconnaissez-vous ? Peut-être pas !… Car ils sont si puissants qu’il faut être plus courageux qu’intelligent pour les reconnaître, et j’ai autour de moi la société la plus intelligente de la terre !… »

Un mauvais murmure s’éleva : mais, se dressant soudain au-dessus de la foule, d’un geste de commandement suprême, Teramo ordonna et obtint le silence.

« Silence !… Écoutez-moi bien !… La preuve du crime existe !… Et je ne vous ai réunis ici, tous, que pour venir vous dire, de la part du roi des Catacombes : « Le jour est venu où les hommes vont connaître le crime qu’ils ont commis en faisant tomber la tête de Robert Carel ! La tête du père de R. C. ! »

Ces derniers mots n’étaient pas plutôt prononcés qu’on entendit la lourde chute d’un corps sur le parquet. C’était Eustache Grimm qui venait de perdre connaissance.

— Ce n’est rien ! fit remarquer d’une voix légèrement voilée Sinnamari. C’est encore cet imbécile qui aura trop mangé ! Et il regarda la fenêtre, qu’il avait maintenue fermée.