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Le Roi Mystère/Partie 3/06

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Nouvelles éditions Baudinière (p. 282-289).
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3e partie

VI

DANS LEQUEL LE PROFESSEUR S’APERÇOIT
QU’ON LUI A COUPÉ LE SIFFLET

Quelques heures avant les événements que nous avons retracés dans les chapitres précédents, le Professeur et Mlle Desjardies se trouvaient sur le seuil de l’Hostellerie de la Mappemonde. Ils se disposaient à sortir. Il était deux heures. Le temps n’était point beau. Comme on dit, il était « menaçant ».

— Allons ! dit-il… et que Dieu nous protège !

Il offrit l’appui de son bras à Gabrielle, et tous deux descendirent la rue Lepic. Ils se rendaient, ainsi que tous les jours, chez le peintre Raoul Gosselin, qui habitait rue de Rome, et, ainsi que tous les jours, ils suivirent la route qui leur avait été tracée. Pendant cette promenade qui leur était devenue fort agréable à tous les deux, à cause même de la conversation qu’ils y entretenaient, ils parlèrent de Robert Pascal comme de coutume, et de cela ils ne se lassaient point, elle parce qu’elle l’aimait et lui parce qu’il trouvait à ce jeune homme un talent indéniable et aussi un air de mystère qui l’intriguait et l’amusait fort.

Pour des raisons de sécurité, nos promeneurs ne descendaient point jusqu’aux boulevards extérieurs, mais remontaient derrière le cimetière Montmartre. La promiscuité de ces tombes et de tous ces marbres mortuaires déposés en pleine vie de la capitale, les invitait quotidiennement à des réflexions auxquelles, ce jour-là comme les autres, ils furent fidèles.

Cependant, il ne faudrait point croire que la parfaite tranquillité avec laquelle jusqu’à ce jour la promenade s’était accomplie, avait endormi la vigilance du Professeur. Tout en tenant ces propos raisonnables — ils parlaient de ces morts qui leur étaient du reste indifférents et du seul vivant qui les intéressât — le Professeur ne manquait point de surveiller le voisinage. Son œil averti faisait rapidement le tour des choses et des gens et, autant que possible, le Professeur évitait les rencontres.

Pour rien au monde il n’eût permis à quiconque de l’aborder ou, tout au moins l’ayant abordé, de le retenir. Il savait qu’il ne devait s’arrêter devant un étranger qui lui adresserait la parole, que si celui-ci donnait d’abord le mot de passe, dont, tous les matins, le Professeur se trouvait muni par les soins de Robert Pascal. Enfin, le Professeur ne se mettait jamais en route sans avoir tâté dans la poche de son gilet le sifflet qui devait être le signal qui les sauverait, sa compagne et lui, si l’occasion se présentait pour eux d’être sauvés.

Le Professeur et Gabrielle devisaient donc. Le Professeur disait :

— La pensée des morts ne m’effraie pas et l’aspect de leurs demeures ne me remplit pas d’épouvante, mais m’incite à goûter davantage le prix de la vie ! N’espérons point de vivre toujours, mademoiselle ; chaque saison est pour nous un avis. Qui sait si les dieux ajouteront à la somme de nos jours le jour de demain ?

— Touchez du bois ! fit Mlle Desjardies, légèrement effrayée par cette philosophie qui s’accommodait si vite de la fin de Tout, pourvu qu’on ait su jouir du commencement.

Et elle frappa elle-même du bout de son index gauche le manche de son parapluie qu’elle tenait de la main droite. Le docteur, non seulement pour lui faire plaisir, mais encore par humilité d’esprit devant le destin qui veille et rôde autour de nous, toucha le bois du parapluie, lui aussi.

Quand ils arrivèrent au coin de l’avenue de Saint-Ouen, il se prit à pleuvoir. Alors Mlle Desjardies ouvrit son parapluie, et quelque temps ainsi ils cheminèrent.

Comme la pluie redoublait, le Professeur dit :

— On fera peut-être bien de prendre un fiacre… Et il ajouta : en voici justement un qui nous attend !

De ce fait, ce fiacre semblait les attendre. Le cocher était sur son siège et la voiture était vide. Enfin, le cocher leur faisait signe qu’il était prêt à charger !…

— Où faut-il vous conduire, bourgeois ?…

Ce n’était plus de la pluie qui tombait, c’était le déluge qui allait noyer la Terre. Le Professeur bénit les dieux qui avaient mis sur sa route cet aimable automédon, fit monter dans le fiacre Mlle Desjardies et expliqua au cocher le chemin qu’il devait prendre.

Le cocher, ruisselant, fit un signe de la tête qui prouvait qu’il avait compris, et le Professeur s’apprêta à rejoindre dans la voiture Mlle Desjardies, mais dans le même moment, il entendit derrière lui une voix qui disait :

— Connaissez-vous la Chanson des Saules ?

Il se retourna précipitamment. Ce qu’il venait d’entendre, c’était le mot de passe. Ce mot venait d’être prononcé par un homme de haute taille enveloppé d’une lourde pèlerine noire, rejetée de telle sorte sur le visage qu’on ne voyait de celui-ci que les yeux. Cette tête, il sembla au Professeur qu’il l’avait déjà vue quelque part, mais il lui eût été impossible de dire où. Le chapeau de feutre aux larges ailes du mystérieux personnage descendait très bas sur le front.

Et la pluie tombait toujours. Le Professeur, étonné d’avoir entendu l’inconnu, s’étonnait maintenant de son silence. Pourquoi l’avait-il abordé, lui avait-il dit le mot de passe et maintenant se taisait-il ? Que lui voulait-il ? C’est ce qu’il lui demanda, un peu impatiemment. Mais aussitôt il entendait un petit bruit derrière lui : il se retourna et vit que la vitre du fiacre venait d’être close automatiquement par un volet de fer. Il voulut s’élancer, mais déjà le cocher avait enveloppé son cheval d’un coup de fouet terrible qui le fit partir comme la foudre.

Tout de même, sans plus s’occuper du personnage qui lui avait crié le mot de passe et qu’il bouscula rudement dans le moment où celui-ci tentait audacieusement de le retenir, le Professeur bondit. Et, en bondissant, il se souvint qu’on lui avait donné un sifflet pour en user dans des circonstances aussi exceptionnelles. Il fouilla dans la poche de son gilet, en tira le sifflet, le porta à ses lèvres, y souffla éperdument, mais n’obtint aucun son. Le sifflet était muet !

Le Professeur, stupéfait de ce phénomène, ne perdit point de temps à en chercher l’explication. La coïncidence de l’arrivée de l’inconnu et du malencontreux mot de passe prononcé, pendant que la voiture où se trouvait Mlle Desjardies s’éloignait au triple galop, le renseignaient suffisamment sur la nature de l’événement qui venait de se produire. On enlevait Mlle Desjardies !… Malgré le vent, malgré la pluie, il courait avec une vélocité dont on n’eût point cru capable un être humain, qui ne dispose que de deux jambes… Malheureusement le cheval avait quatre pattes et augmentait son avance dans des proportions telles que le Professeur commença à désespérer de l’atteindre.

Il appela. Il cria. Nul ne lui répondit. La pluie avait fait le vide dans la rue et laissait le champ libre à l’équipage, qui en profitait. Quelques passants s’étaient réfugiés sous les porches et riaient de cet homme qui courait en hurlant, derrière cette voiture emballée.

Ainsi fut parcourue la rue Legendre jusqu’au pont du chemin de fer, par le pauvre Professeur qui avait perdu son chapeau et qui allait perdre de vue la voiture. Celle-ci avait passé sur le pont et, tournant à droite, enfilait le boulevard Pereire. Elle passa, sans le traverser, devant le pont de la rue Saussure, et le Professeur, qui était loin d’être un sot, en conclut, malgré tout le trouble de sa pensée et le désarroi de ses sens, qu’elle ne gagnait ni Asnières, ni Levallois-Perret, sans quoi elle se serait dirigée directement vers les fortifications. Elle ne semblait point non plus vouloir rentrer dans le centre de Paris, car, négligeant à sa gauche toutes les rues adjacentes, elle filait droit, toujours suivant le boulevard Pereire, toujours suivant la ligne du chemin de fer, vers la porte Maillot.

Le Professeur se trouvait vers le pont du chemin de fer au milieu duquel se dresse la gare des Batignolles ; il n’eut qu’à jeter un coup d’œil sur la gare qui s’étalait à ses pieds pour y voir un train prêt à partir, dans la direction de la porte Maillot. Il se précipita comme une bombe dans la gare, renversa l’employé qui, en haut de l’escalier, voulait l’empêcher de passer sur la voie, prétextant qu’il n’avait point de billet, dégringola l’escalier sur la rampe et arriva juste à temps pour sauter sur le marchepied du fourgon de queue du train qui venait de se mettre en marche.

À la gare de la place Pereire, il voulut monter sur le toit du fourgon, dans la petite cabine du serre-frein, pour voir s’il apercevait toujours la voiture sur le boulevard, car le chemin de fer occupe là un profond fossé.

On le prit pour un fou et, comme il criait qu’il allait à la porte Maillot, qu’il n’avait pas eu le temps de prendre un billet et qu’il agitait sa bourse, un employé, qui le fit entrer dans un wagon de voyageurs, se chargea de le mettre en règle, grâce à sa comptabilité ambulante, avec la compagnie. Le Professeur avait la tête à la portière, pendant ce temps, et criait de temps à autre : « Arrêtez-le ! Arrêtez-le ! » Et puis il se rasseyait et disait à trois voyageurs épouvantés : « Perdue pour perdue, au moins j’ai encore une chance de la rattraper ! » Et il remettait la tête à la portière, et il récriait : « Arrêtez-le ! Arrêtez-le ! »

Si bien que, à la porte Maillot, les employés, croyant avoir affaire à un fou dangereux, voulurent s’en emparer. Mais il donna un croc-en-jambe à l’un, un coup de pied dans le tibia d’un autre, un coup de poing dans la figure d’un troisième et passa comme une trombe à travers le quai, l’escalier, la salle d’attente. On courait derrière lui. Les premiers qui arrivèrent sur la place ne l’aperçurent plus. Il était, à ce moment-là, caché dans une encoignure du boulevard Pereire et regardait, le cœur battant, le visage ruisselant de pluie et de sueur, venir à lui le fiacre, son fiacre, qui, ne se croyant plus suivi, avait modéré son allure.

Quand le fiacre passa près de lui, le Professeur n’eut garde de se faire voir au cocher et de se jeter brusquement à la tête du cheval ; il savait trop combien un faux geste, une tentative malheureuse de sa part entraînerait loin de lui avec la rapidité de l’éclair cette voiture, que seule son astuce lui avait fait rejoindre. Celle-ci lui avait trop bien réussi pour qu’il ne continuât point à se montrer plein d’imagination et de prudence ; et, quand le fiacre passa devant lui, il s’installa avec une agilité étonnante sur les ressorts d’arrière, en disant :

— Il ne sera pas dit qu’on se sera payé la figure du Professeur !

Le fiacre arriva ainsi avenue de la Grande-Armée.

Le Professeur se disait :

— S’il passe la grille du Bois, j’ai des chances de faire arrêter l’équipage en appelant à mon aide les gabelous !

Mais c’était là un vain espoir. L’avenue de la Grande-Armée fut traversée dans toute sa longueur et le fiacre s’engagea dans les boulevards qui suivent les fortifications à l’intérieur de Paris. La pluie tombait toujours à verse et le Professeur était passé à l’état d’éponge.

S’il maudissait la pluie, c’est qu’elle rendait plus déserts encore ces boulevards peu fréquentés, et que tout espoir d’une intervention extérieure était interdit.

Le boulevard Lannes suivi de bout en bout, la voiture s’engagea, toujours suivant les fortifications, sur le boulevard Suchet. On avait passé la porte de la Muette et l’on se trouvait en face de la porte de Passy. Le Professeur se demandait si on allait longtemps ainsi continuer à faire le tour de Paris, à travers cette persistante inondation. Tout à coup, la voiture, sans ralentir son allure, se dirigea vers la gauche et entra rapidement dans une petite propriété isolée au coin du boulevard Beauséjour. La grille était ouverte et personne heureusement ne se trouvait là pour la refermer, sans quoi le Professeur eut été certainement aperçu. Probable que le concierge se garantissait de la pluie quelque part et le Professeur bénit la pluie.

La voiture décrivant un arc de cercle autour d’une pelouse qui précédait un petit hôtel, prit à droite et pénétra dans la cour de l’hôtel située sur les derrières par une porte qui, elle, se referma aussitôt la voiture passée. Mais, comme cette porte pleine avait été refermée de l’intérieur par un personnage que le Professeur n’avait pas aperçu, celui-ci put croire en toute tranquillité qu’il n’en avait point été vu non plus. Le Professeur, avec la voiture, se trouvait enfermé dans la cour.

— Justes Dieux ! murmurait-il. Quelle aventure ! Que suis-je venu faire dans cette galère ?

La voiture s’était arrêtée près d’un perron et le cocher avait sauté en bas de son siège ; mais avant qu’il ne retombât sur pieds, le Professeur, leste comme un cerf, s’était rejeté derrière la porte d’une obscure remise qui était entrouverte derrière lui. De là il pouvait voir sans être vu. Ce qu’il aperçut tout d’abord l’intéressa au plus haut degré. Il aperçut le cocher qui, en sautant, avait laissé tomber son chapeau, et il reconnut un visage qui avait déjà eu le don de lui inspirer une prudente méfiance.

— Oh ! oh ! se dit-il. La tête de fouine !… Nous savons maintenant pourquoi cet individu fréquentait les Trois-Pintes !… Ah ! Robert Pascal avait raison de me dire de me méfier de cette tête-là, si jamais je la rencontrais sur mon chemin !…

La tête de fouine avait ramassé son chapeau, s’était recoiffée et, tirant un passe-partout de sa poche, ouvrait tranquillement la portière de la voiture.

— Descendez, mademoiselle ! pria-t-il d’une voix ferme, et ne craignez rien ! Il ne vous sera fait aucun mal.

Mlle Desjardies bondit hors de la voiture et voulut crier, mais apercevant tout à coup, derrière le cocher, la figure effarée du Professeur, qui avait mis un doigt sur la bouche, elle se tut…

Le cocher lui montrait maintenant une porte qui venait de s’ouvrir au haut des marches. Elle obéit et pénétra dans l’hôtel en remerciant le ciel de lui avoir réservé le secours inattendu de son compagnon. Elle sentit qu’elle pouvait compter sur son compagnon et sur sa ruse, et elle résolut de garder tout son sang-froid pour l’aider…

Elle entra donc dans l’hôtel et la porte se referma sur elle, mais pas si vite que le Professeur n’entendît son cri désespéré :

L’hôtel n’avait qu’un étage et des mansardes. Les fenêtres du rez-de-chaussée avaient leurs volets fermés. Il n’y avait pas de volets aux fenêtres du premier étage, qui étaient garnies simplement de « jalousies », qu’on ne déroulait qu’en été. Ces volets eussent été, du reste, inutiles, car des propriétés environnantes, on ne pouvait pas apercevoir les fenêtres.

Bientôt, réapparut sur le perron le cocher à la tête de fouine, qui descendait, allait à son cheval, et commençait à le dételer.

L’homme épongea, bouchonna, frictionna la bête comme s’il n’avait pas eu d’autres préoccupations et puis, quand il lui eut jeté une botte de foin dans la mangeoire, retourna au perron, qu’il gravit à nouveau, frappa à la porte qui s’ouvrit et il disparut.

Le jour était tombé prématurément et cette obscurité du ciel devait avoir favorablement servi le Professeur qui s’écrasait dans l’ombre contre la muraille, derrière un insuffisant attirail de harnais. Combien, cependant, durant que l’homme passait à portée de sa main, avait-il eu l’envie de lui sauter à la gorge, de l’étrangler tout net et d’en finir au moins tout de suite avec l’un de ces ennemis ! Mais la raison, la perspicacité et l’inspiration qui sans doute coopéraient au succès de son entreprise le retinrent en lui montrant le danger d’une intervention trop rapide, qui n’aurait d’autre résultat que d’avertir les complices de la tête de fouine, qu’il y avait un étrangleur inconnu dans cette demeure où ils espéraient agir en toute tranquillité.

Un coup d’œil sur les lieux avait déjà renseigné le défenseur de Gabrielle Desjardies sur la façon dont il pourrait subrepticement se rapprocher de celle qui, dans ce moment, ne devait plus compter que sur son intelligente et victorieuse intervention.

Une corniche longeait le premier étage au-dessus des fenêtres, et il ne semblait point impossible, avec un peu d’adresse et d’agilité, d’atteindre cette corniche par le truchement d’une gouttière massive et retenue par des crochets de fer dans l’encoignure du mur de l’hôtel et du mur de la remise. Arrivé sur la corniche, il briserait un carreau et pénétrerait dans l’hôtel.

Justement comme il regardait les vitres du premier étage, celles-ci s’illuminèrent. Un flambeau passa de fenêtre en fenêtre et s’arrêta devant la dernière croisée, celle qui se trouvait près de l’encoignure du mur, à côté de la gouttière. Une ombre vint à cette fenêtre. Quand le Professeur l’aperçut, il ne put retenir une sourde exclamation, car il venait de reconnaître dans cette noire silhouette l’homme au manteau et au chapeau de feutre qui l’avait arrêté au coin de la rue Legendre par le mot de passe : Connaissez-vous la chanson des Saules ? L’homme inconnu dont il avait vu la tête quelque part.

L’homme fit un geste, qui eut pour résultat de décrocher l’embrasse d’un lourd rideau qui retomba sur la croisée, masquant la lumière intérieure.

Le Professeur décida alors d’agir. Son imprudence naturelle, le besoin qui était toujours latent chez lui de se dévouer, et une curiosité excessive qui n’avait d’égale que son inépuisable bavardage, lui dictèrent qu’il avait déjà attendu trop longtemps, et il sauta comme un singe sur la gouttière, qu’il gravit avec des genoux de quinze ans.

Les crochets de fer lui furent d’un secours dont il remercia le ciel, tout en s’excitant au combat.

Et il parvint à poser le pied sur le haut de la fenêtre du rez-de-chaussée.

Quand il fut sur la corniche, le rideau de la fenêtre, mal tiré, lui permit d’apercevoir ce qui se passait dans la chambre.

Il y avait dans cette pièce trois personnages : Mlle Desjardies, l’homme au manteau noir qui lui tournait le dos, et dont il ne put voir le visage, bien qu’il tînt son chapeau à la main, car il ne se retourna point une seule fois de son côté et puis la tête de fouine.

Mlle Desjardies s’était laissée tomber sur un fauteuil, dans une attitude de lassitude et de découragement parfaite, que le Professeur jugea simulés pour mieux tromper « ses persécuteurs ». L’homme au manteau noir parlait, et il n’était point difficile de deviner à ses gestes qu’il devait demander pardon à la belle Gabrielle de la liberté qu’on avait prise de l’amener dans cet hôtel sans lui en avoir préalablement demandé la permission. Mlle Desjardies ne répondait pas. La tête de fouine ne disait pas un mot.

— Si seulement, se disait le Professeur, j’étais sûr qu’ils ne fussent que tous deux dans la maison, je descendrais chercher dans l’écurie un manche à balai, je leur sauterais sur le casaquin et je les ferais passer de vie à trépas avant même qu’ils ne s’en doutent !

Comme si le hasard s’était chargé de le renseigner et de le garder d’une néfaste aventure, l’homme au manteau noir appuya sur un timbre et la porte de la pièce s’ouvrit. Deux hommes et une femme entrèrent. C’étaient évidemment des domestiques et on les montrait certainement à Mlle Desjardies, moins pour lui dire qu’ils étaient à sa disposition que pour la prévenir qu’elle n’avait aucun espoir de s’évader.

La porte entrouverte faisait voir une autre pièce illuminée ; ce devait être la chambre qu’on réservait à Mlle Desjardies, car on y voyait un lit.

À ce moment l’homme au manteau noir fit un geste brusque qui dérangea le rideau de la fenêtre et le Professeur ne vit plus rien, mais il en avait assez vu et il redescendit rapidement dans son écurie, où il resta tapi jusqu’à dix heures du soir, heure à laquelle toutes les lumières étant éteintes et un silence parfait régnant dans l’hôtel, il lui sembla qu’il pouvait avoir quelque chance d’oser mettre ses projets à exécution. La pluie avait cessé et la lune, en éclairant sa haute silhouette, debout sur la corniche, le gênait. Il fallait faire vite. Il parvint, au risque de se rompre le cou, jusqu’à la fenêtre du milieu et frappa trois petits coups. Il pensait bien que la prisonnière ne dormait pas ; en effet, à son appel, la fenêtre s’ouvrit tout doucement.

— Mademoiselle ! dit-il tout bas, si bas qu’elle ne l’avait peut-être pas entendu, mademoiselle !…

Mais elle ne répondit pas.

Alors il enjamba l’appui de la fenêtre et se trouva dans la chambre obscure.