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Le Roi Mystère/Partie 3/11

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Nouvelles éditions Baudinière (p. 310-315).
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3e partie

XI

OÙ NOUS APPRENONS QUE Mlle DESJARDIES N’EST PAS ENCORE AU BOUT DE SES PEINES

Les six n’avaient pas aperçu tout d’abord le nouvel arrivant. Du reste comme il a été dit au précédent chapitre, aucun de ceux qui étaient là ne pouvait s’imaginer qu’on pût venir les troubler dans leur retraite, et tous ignoraient qu’on pût entrer dans la salle du conseil autrement que par l’unique porte qu’ils connaissaient. Ce n’est qu’en voyant le Vautour, en face d’eux, se lever tout droit, les yeux fixés sur un objet inconnu, qu’ils détournèrent la tête et découvrirent le roi, dans le moment même qu’il prononçait d’une voix singulièrement calme : « Qui donc a dit que le roi était mort ? »

Ils eurent un mouvement de recul, et puis vite ils se ressaisirent. Est-ce que, par un hasard providentiel, celui-ci ne venait pas justement s’offrir à leurs coups ? L’occasion était bonne et ils allaient pouvoir en finir tout de suite avec leur tyran. Un coup d’œil échangé entre eux les confirma dans leur résolution. Ils s’étaient tous compris.

Le roi, sans une marque apparente d’émotion, s’avança vers la table autour de laquelle ils se tenaient maintenant tous debout dans l’attente de l’événement.

Du haut de son observatoire qu’il n’avait pas quitté, car le roi avait disparu sans prévenir le Professeur ni Cassecou, le Professeur regardait la scène. Quand il aperçut tout à coup dans la salle rouge R. C., le Professeur ne put retenir l’expression de son angoisse : « Ils vont l’assassiner ! » C’était aussi l’avis de Cassecou et tous deux regrettèrent qu’il les eût quittés ou qu’il se fût lancé dans une aussi audacieuse entreprise sans leur avoir fait signe. Cassecou ne l’aurait pas laissé s’exposer tout seul et, ma foi, le Professeur, qui cependant n’avait rien à gagner dans une histoire dont il ne connaissait pas le premier mot, l’aurait suivi, pour l’amour de l’art.

— Qu’il est beau ! s’écria le Professeur. Qu’il est brave ! Voilà un roi comme je les aime ! Admirons-le, monsieur Cassecou, pendant qu’il en est temps encore !

— Ah ! Si je savais par où passer pour le rejoindre ! grondait Cassecou en fermant les poings.

Mais il ne le savait pas, et force lui fut de regarder la scène sans s’y mêler…

R. C. venait de jeter son épée sur la table.

— Quelle imprudence ! murmura le Professeur.

R. C. venait d’envoyer ses pistolets rejoindre son épée. C’étaient de ces singuliers pistolets à répétition, armés de mystérieux « chargeurs » dont les cartouches, à volonté offensive ou inoffensive, tuaient ou faisaient semblant de tuer. En vérité, l’affaire était simple : certaines cartouches étaient à balle et d’autres en étaient privées.

Ainsi R. C. se trouvait complètement désarmé.

— Notre roi est devenu fou ! gémit le triste Cassecou.

Les six firent un mouvement vers la proie facile qui s’offrait à eux, mais le roi les regarda d’une façon si terrible que pas un n’osa l’affronter, n’osa se ruer sur lui ! Il avait les bras croisés et ses yeux les domptaient. Ils courbèrent la tête en disant : « Nous le frapperons par derrière… ». Car maintenant, négligeant cette racaille, il s’avançait droit au Vautour qui, debout devant le trône sur lequel il avait osé s’asseoir, le voyait venir sans épouvante, sûr de sa force et de son triomphe.

Chose étrange, le regard foudroyant du roi des Catacombes s’était transformé en se posant sur le Vautour… C’était maintenant un regard de douceur et de tristesse, presque un regard ami… Le Vautour en fut à ce point stupéfait que, d’un geste, il retint ses acolytes déjà prêts à se ruer vers l’homme sans défense qui leur tournait le dos. Le Vautour voulait savoir ce que le roi avait à lui dire avec ce regard-là.

R. C. avait gravi les degrés du trône. Et, quand il fut si près du Vautour que celui-ci n’avait qu’à allonger la main pour le tuer, il lui dit :

— Pourquoi donc, Vautour, n’étais-tu pas ce soir à la place que je t’avais fixée ?… Pourquoi as-tu, Vautour, donné ton masque et ton glaive à un autre ? Pourquoi m’as-tu trompé ?

Le Vautour ne répondit pas. Il était étrangement ému par le regard si doux, si doux de l’autre… R. C. répéta :

— Pourquoi m’as-tu trompé ? Ne savais-tu pas que c’était ce soir la nuit de ma vengeance ? Et que j’avais besoin de toi auprès de moi ?

Il y eut un silence, puis le Vautour, baissant la tête, répondit :

— Ta vengeance n’est pas la mienne !… Je ne veux plus servir ta vengeance…

Et, plus bas encore :

Va-t’en !… Je t’en supplie, va-t’en !… J’ai promis de te tuer… va-t’en !…

— Puisque tu as promis de me tuer, Vautour, pourquoi ne tiens-tu pas ta promesse ?

— Parce que… je ne veux pas, finit par dire le lieutenant de R. C. d’une voix sourde.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas ! Va-t’en ! Va-t’en !…

— Veux-tu que je te dise pourquoi ?… Regarde-moi !… Allons, lève la tête !… Regarde-moi, te dis-je !… Et tu vas savoir pourquoi tu ne peux pas me tuer…

Alors, les six qui attendaient, anxieux et impatients, la fin de cet intime colloque, assistèrent à un spectacle inattendu : le roi prit la tête de Vautour, l’attira à lui et l’embrassa. Mais s’ils virent le baiser, ils n’entendirent pas le mot qui l’accompagnait. Quel pouvait bien être ce mot pour produire instantanément un effet pareil ? Aussi, les six furent-ils stupéfaits et quasi anéantis quand celui qu’ils venaient de prendre pour chef de leur trahison s’avança vers eux et leur dit en leur montrant R. C. :

— Il n’y a d’autre roi ici que celui-là !

Et comme il avait dit cela, le Vautour ! De quelle voix subitement changée, avec quel geste d’enthousiasme et de dévouement, avec des larmes plein les yeux !… Oui, le Vautour, qu’on n’avait jamais vu pleurer, pleurait !

Les six comprirent que le Vautour désertait leur cause et qu’ils étaient perdus ! Ils se précipitèrent sur les deux hommes, sur les deux chefs, qu’ils enveloppaient maintenant dans la même haine et qu’ils allaient sacrifier dans le même crime. Ce fut une ruée sur les marches du trône. Le premier arrivé fut Patte-d’Oie. Mal lui en prit…

… Mal lui en prit, car le Vautour saisissant tout à coup d’un geste brusque le couteau de Patte-d’Oie, qui était resté fiché derrière lui dans le portrait du roi, lui en porta un coup terrible. Patte-d’Oie s’affaissa et rendit illico son âme au diable avec un abominable juron… Sa propre lame lui était entrée dans le cœur, châtiment éminemment moral…

Le roi saisit à la gorge le second qui se présenta et l’étrangla net. Le troisième ayant trébuché sur les marches ne se releva pas, assommé d’un formidable coup par le Vautour.

Il en restait trois. Ils savaient qu’ils n’avaient plus d’autre espoir de vivre, après leur trahison, que celui de tuer… Mais trois contre deux quand ces deux étaient R. C. et le Vautour ! Cependant, ils ne désespérèrent point et se souvinrent tout à coup des armes que le roi avait jetées si imprudemment sur la table. Ils s’en emparèrent. Mais celui qui avait saisi l’épée de R. C. dut en lâcher immédiatement la poignée. Il venait de recevoir dans le bras une secousse affreuse qui lui fit pousser un cri de désespoir. Il crut son bras foudroyé. Quant à ses deux camarades, revenus sur le Vautour et le roi avec les deux pistolets à répétition dont nous avons parlé, ils les déchargèrent sur R. C. presque à bout portant. Mais quelle ne fut pas leur terreur en voyant le roi sourire à cette effroyable décharge ! Ils crurent qu’il était invulnérable.

C’était un bruit, du reste, qui courait depuis longtemps dans la Profonde. Mais jamais ils n’avaient été à même d’en juger aussi bien que dans ce moment-là. Alors, ils sentirent qu’il n’y avait plus à lutter et tombèrent à genoux en demandant grâce comme des enfants. Sur quoi, le roi, toujours aussi calme, ramassa ses pistolets, qu’ils avaient abandonnés, et, froidement, leur brûla la cervelle. Ils n’eurent même point le temps de s’extasier sur l’incohérence d’une arme qui tantôt tue et tantôt ne tue point. Ils roulèrent sur le tapis et ne se relevèrent plus.

Des six, il ne restait plus que celui qui avait osé toucher à l’épée du roi et qui en avait été si cruellement puni. Il se croyait, lui aussi, condamné à mort. Mais il était brave et il attendait.

— Frappe, dit-il à R. C. Je l’ai mérité.

Celui-ci était le chef de la bande blanche, et le roi l’avait eu jusqu’alors en particulière estime. Il lui fit grâce en lui annonçant, du reste, qu’il ne pourrait jamais plus recouvrer l’usage de son bras droit…

— Et maintenant, s’écria le roi en se retournant vers le Vautour, tu vas me dire pourquoi tu voulais attendre jusqu’à demain pour me trahir… Ton temps était donc bien pris, cette nuit, Vautour ?

Le Vautour rougit…

— Vautour, tu m’as pris ma maîtresse… Tu vas me la rendre.

Le lieutenant de R. C. ne répondit pas, et R. C. en parut assez singulièrement étonné…

— Où est Mlle Desjardies, Vautour ?

Cette fois, le roi ne le regardait plus d’un œil tendre.

L’autre fit un geste sur lui-même et finit par dire :

— Je n’en sais rien !…

Il ment ! cria une voix retentissante qui semblait venir du ciel.

Le roi, malgré la gravité des circonstances, ne put faire mieux que de sourire en reconnaissant la voix indignée du Professeur.

Le Vautour leva la tête et regarda autour de lui et au-dessus de lui, cherchant à découvrir le personnage qui l’accusait si inopinément de mensonge. Mais il ne vit rien et n’en fut pas plus rassuré. Il considéra R. C. avec une admiration mêlée de réelle terreur.

— Oh ! oui, tu es bien le roi ! fit-il… Mais je te jure que je ne mens pas…

Il ment !

C’était encore le Professeur qui protestait. Le Vautour frissonna.

— Écoute, fit R. C., tu sais maintenant si je t’aime… Tu sais ce que j’ai fait pour toi. Tu sais ce que je t’ai pardonné. Tu sais ce que j’attends de toi. Tu sais que ma vengeance est la tienne !… Il m’a suffi d’un mot pour t’apprendre tout cela… Eh bien… malgré ce mot-là… tu as vécu, Vautour, si tu ne me dis immédiatement où se trouve Mlle Desjardies…

— Tue-moi, répondit le Vautour, tue-moi, car je ne saurais te le dire, attendu que j’en sais rien…

R. C. devint effroyablement pâle et un tremblement nerveux l’agita… Il fallait, devant une pareille déclaration, et sachant ce qu’il savait, qu’il eût des raisons bien puissantes pour qu’il ne mît point sa menace à exécution.

Il réussit cependant à calmer la colère qui le faisait trembler et, posément, il raconta au Vautour toute l’histoire de l’enlèvement de Mlle Desjardies, jusqu’à l’hôtel dans lequel avait pénétré le Professeur.

— Tout cela est-il vrai ? demanda-t-il.

— Tout cela est vrai, avoua le Vautour.

— Enfin ! soupira R. C., nous y voilà ! Et l’homme qui a prononcé le mot de passe, me diras-tu que ce n’était pas toi ?

— C’était Dixmer. Nous voulions te forcer la main : Gabrielle contre ton pouvoir ! Une assurance, quoi !

— Tu sais pour qui travaille Dixmer ?

— Je croyais qu’il travaillait pour moi !…

— Et maintenant, tu ne le crois plus ? demanda anxieusement R. C.

— Dixmer m’a roulé. Quand Patte-d’Oie est revenu dans l’hôtel où il devait enfermer, pour moi, Mlle Desjardies, Mlle Desjardies ne s’y trouvait plus !…

— Malédiction ! hurla le roi. Et tu ne sais pas davantage où elle se cache ?

— Je te jure que je n’en sais rien et que je ferais tout pour le savoir… tout…

Le roi considéra le Vautour longuement… Il le crut… Il ouvrit ses bras, et les deux hommes s’étreignirent.

— Et maintenant, fit le roi, se dégageant des bras du Vautour, à l’ouvrage ! Car si tu ne sais pas pour qui travaillait Dixmer, je le sais moi ! C’était pour Sinnamari. Et Sinnamari nous rendra Gabrielle.

Ayant dit, il s’assit, prit une feuille de papier et écrivit :

« Monsieur le procureur impérial, je me présenterai demain, à deux heures, à votre cabinet. Vous aurez la bonté d’y faire venir Mlle Desjardies, que j’y viendrai chercher.

« Croyez-moi, monsieur le procureur impérial, votre dévoué serviteur. »

Et il signa :

Robert Carel, Roi des Catacombes