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Le Roi Mystère/Partie 3/12

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Nouvelles éditions Baudinière (p. 315-323).
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3e partie

XII

DANS L’ANTRE DU LION

Le lendemain de ce jour mémorable où le comte de Teramo-Girgenti avait inauguré son hôtel de l’avenue des Champs-Élysées, à deux heures de l’après-midi, Sinnamari se trouvait au Palais de Justice, dans son cabinet.

Sur son bureau, le procureur impérial avait, grande ouverte, la lettre qui lui annonçait la visite du roi des Catacombes. Tant d’audace, un si extravagant cynisme eussent pu épouvanter d’autres qui avaient une conscience plus tranquille. Mais c’eût été bien peu connaître cette âme de combat que de la croire émue de ce nouveau et curieux incident. À sa place, quelques-uns eussent pensé que pour user d’une telle menace et l’affronter jusqu’au sein de sa puissance, dans ce palais où tout lui obéissait, il fallait que le fameux bandit fût terriblement armé et sûr de le battre. Or, il ne pouvait venir à l’idée de Sinnamari que quelqu’un fût suffisamment armé contre lui pour vaincre.

Même après les avertissements formidables de la veille, même après cette résurrection d’un crime qu’il croyait inconnu des hommes, le procureur ne doutait point de sa force ni de son triomphe final. Et même, en cette minute où il était averti qu’il allait se trouver face à face avec son pire ennemi, car cette lettre n’eût rien signifié si le projet qu’elle annonçait ne devait pas être suivi d’exécution, alors qu’il s’attendait à voir sa porte s’ouvrir devant le fils de celui qu’il avait fait exécuter comme un vil assassin et de celle qu’il avait traitée comme la dernière des filles… Ce n’était point par l’aléa tragique d’une pareille et si imminente rencontre que son esprit était occupé…

Certes, s’il n’avait pensé qu’au drame prochain, il n’eût point montré ce sourire, ces yeux en fête, cette démarche « avantageuse », cette fièvre heureuse enfin qui ne lui permettait point de se tenir en place… En vérité, Sinnamari, par son exceptionnelle attitude, manifestait ce genre si spécial de « transport », si nous pouvons ainsi nous exprimer, qui habite le cœur des amoureux avant le rendez-vous qui doit combler leurs désirs… ou après la victoire…

Nous pouvons affirmer tout de suite qu’une trop longue expérience des atermoiements décevants auxquels se complaisait Liliane dès qu’il s’agissait de « couronner la flamme » de ce prodigieux magistrat, avait suffisamment instruit celui-ci de ne se réjouir de rien avant que de tenir, pour que nous puissions juger à coup sûr qu’il n’avait tant de joie que pour avoir tenu…

Et c’était ainsi. Il avait tenu, cette nuit même… il avait tenu enfin Liliane… Il l’avait tenue autant qu’amant au monde puisse tenir physiquement sa maîtresse… il l’avait tenue comme une chose à lui, et elle l’avait « retenu », lui, comme une chose à elle.

Et elle lui avait si longuement et si complètement, ma foi, prouvé son amour, qu’il eût été impossible de comprendre rien à quoi que ce fût s’il avait douté de son amour ! Liliane l’aimait !

Tout lui souriait… N’était-il point armé contre R. C. d’une façon inattaquable avec cette Gabrielle Desjardies, que Dixmer avait réussi à mettre en son pouvoir ? Et le fameux crime d’antan, après tout, était-il démontrable autrement que par l’exhibition du cadavre dans sa propriété de la petite rue des Saules !… Or, où était-il, le cadavre ?… Qui pouvait, en dehors de lui, dire où il était ? Le Teramo ?… La scène de suggestion, lorsqu’il s’était emparé de sa main, lui aurait révélé où était le cadavre ?… Allons ! Allons ! Et puis, même si on savait, il faudrait aller le chercher, le cadavre ! Et il était bien décidé à veiller dessus !… Il était décidé à habiter dessus !… À dormir avec !… Est-ce que Liliane, qui avait eu une si étrange et si inquiétante envie de cette petite maison de la rue des Saules, est-ce que Liliane (qu’il ne pouvait soupçonner une seconde de faire cause commune avec son ennemi depuis qu’elle lui avait donné de si indéniables preuves de son attachement) n’avait point cette idée merveilleuse — elle lui en avait parlé cette nuit encore — d’en faire leur nid d’amour ?… Et tout de suite ?…

Dès le soir même, il allait prendre un long congé qu’il avait bien mérité, certes !… Il allait oublier pendant quelques semaines les affaires sérieuses… Il allait s’enfermer avec Liliane dans la petite maison de la rue des Saules !… Et qui oserait alors venir le troubler ?… La morte ?… Quel enfantillage !… Il saurait faire discrètement, lui qui disposait de toute la force publique, veiller sur les vivants qui auraient le mauvais goût de s’égarer du côté de la rue des Saules, et, ceci fait, il répondait du sommeil des morts !…

Et que pouvait la mort devant la vie, la vie de Liliane amoureuse ? Il la voyait encore !… Ah ! comme il la voyait ! Telle qu’elle lui était apparue si inopinément dans son appartement des quais… Oui, chez lui ! Chez lui-même !… Elle avait eu cette audace !… Elle lui avait fait cette surprise ! Il venait de rentrer chez lui après cette abominable soirée… Et, dans son bureau, il réfléchissait aux événements, à la conduite à tenir, quand on avait sonné à sa porte. Sa domestique était couchée. Il était allé ouvrir lui-même. D’abord, il ne distingua pas, et puis il ne put en croire ses oreilles, quand elle avait dit : « C’est moi ! »

Stupéfait, il ne trouva pas une parole. Elle s’avança. Il referma la porte derrière elle. Jamais elle n’était venue chez lui… Il le lui avait du reste défendu… Quand il revint vers elle… elle était déjà dans le bureau… Elle laissait tomber son manteau… Elle lui apparut telle qu’il l’avait tant désirée, dans sa loge, le soir même. Elle n’avait jamais été si belle…

À partir de ce moment, il ne se rappelait plus rien de ce qui avait pu être dit entre lui et elle ! Il ne se souvenait plus que du geste qui lui avait livré cette femme, que de ces bras blancs qui s’étaient refermés si amoureusement sur sa tête. Dans sa chambre à lui, ils s’étaient aimés jusqu’au jour…

Ah ! Comment douterait-il maintenant de la passion de cette femme dont, par instant, il s’était cru détesté ? Comment oserait-il encore se plaindre de ce qu’elle l’eût tant fait attendre après tout ce qu’elle venait de lui accorder ? Quelle nuit !

À ce moment, Sinnamari releva la tête d’un geste orgueilleux. C’est dans ce moment — il était deux heures cinq — que la porte de son cabinet s’ouvrit et que son huissier lui annonça :

M. Robert Carel !

Rappelé à la terrible réalité de la minute présente, il s’assit à son bureau et sa main alla tâter dans le tiroir le revolver qu’il y avait déposé.

— Faites entrer ! dit-il…

Le roi des Catacombes entra. Il salua, enleva son chapeau de feutre, ouvrit son pardessus et, sous ce vêtement, se montra dans le curieux habit noir sous lequel Sinnamari l’avait vu pour la première fois dans le salon Pompadour de la place de la Roquette. L’homme paraissait désarmé.

Quand ils furent seuls, R. C. prit le premier la parole.

— Je suis en retard de cinq minutes, fit-il… Vous m’excuserez, mais la faute en est à M. Desjardies, que j’ai amené avec moi et qui s’est trouvé mal de joie dans ma voiture quand je lui ai annoncé qu’il allait revoir sa fille…

M. Desjardies !… s’écria Sinnamari. Desjardies est avec vous ?… Vous l’avez amené avec vous ?…

— Il m’attend en bas, dans ma voiture.

Le procureur regarda le jeune homme… longuement. Tant de confiance en soi-même finissait par le remplir d’admiration. Le silence qui régnait entre ces deux hommes était effrayant. La destinée de chacun d’eux se décidait pendant ce silence-là… Des paroles définitives allaient être échangées après ce silence-là…

— Vous savez ce que vous risquez, en venant me braver ainsi, moi, procureur impérial, dans mon cabinet, au Palais de Justice ?… fit lentement Sinnamari…

— Rien !… Sans quoi je ne serais pas venu… Je ne risque jamais rien !… Vous savez pourquoi je suis venu… Je viens chercher Mlle Desjardies, que vous avez fait enlever… Où est Mlle Desjardies ?

— Là !… répondit Sinnamari.

Et très calme, il montrait la porte qui donnait sur le bureau du substitut…

Robert Carel fit un mouvement vers la porte. Sinnamari étendit la main.

— Un instant, dit-il.

— Je suis pressé, fit remarquer sur le ton du plus insistant mépris le roi des Catacombes.

— Pas plus que moi, répliqua Sinnamari. Et cependant vous n’êtes pas encore arrêté !…

Robert Carel pâlit comme sous une mortelle offense en entendant ce mot : « arrêté ». Il croisa les bras :

— Je suis ici seul, sans armes, devant vous, qui avez l’armée et la police à votre disposition, et un revolver dans le tiroir de votre bureau. Et cependant, je vous jure que vous ne m’arrêterez pas !

— Pourquoi ? demanda Sinnamari se levant.

— Parce que je ne le suis pas déjà !…

Il y eut un nouveau silence. La réplique était terrible pour Sinnamari. Elle lui révélait à lui-même ceci qui était l’absolue vérité : qu’il avait peur de faire arrêter le fils de ses victimes !… Et pour la première fois, il douta de lui-même, car, jusqu’alors, il avait cru qu’il n’avait peur de rien !… Il se rassit, tête basse. Quand il releva le front, il semblait avoir pris une grave résolution.

— Monsieur, dit-il, pas de paroles inutiles entre nous !… Vous savez qu’il me suffit d’un geste pour vous faire arrêter, d’un mot pour perdre Mlle Desjardies qui est derrière cette porte, et cependant que vous ne reverrez jamais, si je le veux !… Eh bien ! je vais vous proposer ceci, moi, procureur impérial : la liberté, la sécurité pour vous, pour Mlle Desjardies et… pour son père, si vous voulez disparaître à jamais…

— D’où ? demanda R. C., avec un sourire que Sinnamari ne vit point, car il en eût été épouvanté.

— De mon chemin !

R. C., entendant ces mots, s’assit au bureau de Sinnamari en face de lui… Et, le regardant dans les yeux, la voix basse et sifflante :

— C’est tout ce que vous avez trouvé. Votre justice a assassiné mon père, vous avez torturé ma mère, ma sœur a été livrée, à cause de vous, à la plus vile prostitution… Et moi ?… Qu’avez-vous fait de moi ?… Quelque chose de formidable et de ridicule, un homme dont on ne peut pas parler sans trembler ou sans rire : le roi des Catacombes !… L’empereur et le paillasse du crime !… Et quand, pour la première fois, nous nous rencontrons face à face, sachant, moi qui vous êtes, et apprenant enfin, vous, qui je suis, voilà ce que vous trouvez à me dire : « Disparaissez de mon chemin !… » Voilà tout ce que vous me proposez… Un pacte qui me donne à moi la liberté et qui vous donne à vous, au nom du père assassiné, de la mère violée, de la fille flétrie et du fils maudit, le pardon !… L’oubli de vos crimes !… Insensé !…

Et Robert Carel rit, rit effroyablement. Il reprit, farouche :

— Savez-vous pourquoi je suis venu vous trouver aujourd’hui, monsieur le procureur impérial ?…

— Pour chercher Gabrielle Desjardies, que je ne vous donnerai jamais…

— Oui, pour chercher Gabrielle Desjardies, qui va descendre, tout à l’heure, de ce palais, à mon bras… et aussi pour autre chose de très important. Pour vous apprendre ceci : « Monsieur le procureur impérial, je vous ai condamné à mort ! »

— Monsieur ! gronda Sinnamari. J’ai grande envie de vous tuer !…

Et il fouilla dans son tiroir…

— Ici ! railla R. C. Vous auriez tort !… Cela ferait beaucoup de cadavres dans vos bureaux, monsieur le procureur impérial !… On finirait par se douter de quelque chose, et ce nouveau scandale ne serait certainement point du goût de M. le procureur général, qui sera ici dans trois minutes…

R. C. avait tiré sa montre.

— Que voulez-vous dire ? interrogea Sinnamari… Et que vient faire dans tout ceci le procureur général ?

— Mais c’est vous qui l’avez fait demander, monsieur le procureur impérial.

— Moi ?

— Vous-même !… Et d’urgence encore, vous excusant de ne pouvoir aller vous-même chez lui.

— Vous êtes fou !… Je n’ai pas besoin de lui !…

— Vous, non… Mais moi, oui…

— Pour quoi faire ? demanda, inquiet cette fois, Sinnamari.

— Pour lui remettre ceci…

Robert Carel tira alors de la poche de son pardessus un étui dont la vue produisit sur le procureur impérial un effet foudroyant… C’était pour cette boîte de cuivre plate qu’il n’avait pas hésité à commettre un assassinat et à laisser condamner à mort Desjardies, la boîte de cuivre de Didier, dans laquelle se trouvaient tous les documents qui prouvaient son infamie et la preuve du rôle joué par lui dans l’affaire des décorations !… Comment cet étui se trouvait-il dans les mains de son pire ennemi… Voilà ce que, dans le désarroi de son esprit épouvanté, il ne pouvait comprendre. Il le croyait toujours au fond de son coffre-fort, chez lui, à son domicile, dans son cabinet de travail, dans lequel personne ne pénétrait quand il n’était pas là. Non seulement, il avait, lui seul, la clef et le secret de son coffre-fort, mais, lui seul, il avait la clef de son cabinet de travail…

Était-il possible qu’un pareil larcin ait été commis chez lui sans qu’il s’en fût aperçu ?… Voilà aussi ce qu’il se serait refusé à croire si l’étui de cuivre n’avait été là, devant ses yeux !… Quand donc le vol avait-il été commis ?… Il essayait de se rappeler… Depuis quarante-huit heures il n’avait pas ouvert le coffre-fort. Quarante-huit heures auparavant l’étui était encore dans le coffre-fort. Et cependant, depuis deux jours, nul n’avait pénétré chez lui — nul n’était venu chez lui… Personne excepté, cette nuit même Liliane… Or, il ne pouvait même pas soupçonner Liliane, qui ne l’avait pas quitté un instant ! Et puis, comment soupçonner cette femme amoureuse d’une pareille trahison ? Matériellement, du reste, c’était impossible… La clef du coffre-fort était toujours sur lui… Cependant, il se rappelait qu’il l’avait laissée, la nuit passée, avec ses vêtements, dans le cabinet où se trouvait le coffre-fort… le cabinet adjacent à cette chambre dans laquelle les bras de Liliane l’avaient entraîné. Mais quoi, on ne pouvait entrer dans le cabinet qu’en passant par sa chambre ! Il ne comprenait plus !… Et surtout il ne voulait pas une seconde essayer de comprendre que l’amour et la possession inattendus de Liliane fussent pour quelque chose dans l’incident !… Non ! L’étui avait été volé — sans qu’il sût comment — la veille… Et la preuve de cela, il l’avait. La preuve que l’étui avait été volé avant l’arrivée de Liliane, il la possédait…

… En effet, la lettre du roi des Catacombes lui annonçant qu’il viendrait le lendemain, à deux heures, dans son bureau même, au Palais de Justice, chercher Mlle Desjardies, cette lettre il l’avait trouvée à sa rentrée chez lui en sortant de chez Teramo-Girgenti… avant donc que Liliane ne se présentât à sa porte… Or, il ne pouvait douter qu’au moment même où R. C. lui écrivait cette lettre et osait tenter ouvertement un pareil coup d’audace, R. C. ne fût déjà en possession de l’étui !… C’était l’arme avec laquelle il comptait le faire chanter…

Alors, il respira et il demanda mentalement pardon à Liliane d’avoir pu, un instant, diriger sa pensée du côté d’un si extravagant soupçon…

Maintenant, il pouvait écouter R. C. Eh bien ! qu’est-ce qu’il lui voulait avec son étui, cet étui qu’il avait ouvert et dont il sortait des lettres qu’il connaissait bien ?… Livrer le tout au procureur général, qui allait peut-être, dans l’instant, comme l’autre le lui avait annoncé, pousser sa porte ?

Le procureur général était la bête noire de Sinnamari. La vertu parfaite de ce magistrat suprême, son seul chef, l’excédait. La parfaite simplicité de ses mœurs, sa pauvreté, l’inintelligence voulue qu’il avait des choses de la politique, son mépris de l’intrigue en général et son mépris de Sinnamari en particulier, l’avaient plus d’une fois poussé à de terribles accès de rage secrète contre un personnage qui était si bien l’antithèse du sien ! Il le haïssait de toutes ses forces et, s’il ne le craignait point, du moins il s’avouait que cet homme le gênait. Il le gênait de toute l’estime qu’il traînait derrière lui au Palais. Il le gênait comme une injure, comme un reproche, comme un remords, comme une accusation muette. De voir l’un si blanc, l’autre devait apparaître plus noir. Couramment, il le traitait d’imbécile : c’était un honnête homme.

Sinnamari, se passant la main sur son front en sueur, se leva et alla à R. C.

— Que voulez-vous ? dit-il.

Mlle Desjardies.

— Et vous me rendrez toutes ces lettres ?

— Oui.

Sinnamari ouvrit la porte qui donnait sur le bureau de son substitut. Il fit un signe.

Mlle Desjardies était sur le seuil. Elle vit R. C., poussa un cri de surprise. Elle le connaissait et ne « le reconnaissait pas ! » Mais R. C. parla avec cette douce voix dont il lui disait son amour, et elle s’écria, délirante :

— Pascal !…

Ils furent dans les bras l’un de l’autre.

— C’est touchant ! fit cyniquement le procureur, mais vous vous embrasserez dehors !… Mes lettres, s’il vous plaît ?

R. C. se dégagea de l’étreinte de Gabrielle tremblante, ne sachant si elle devait se réjouir, craindre ou espérer…

Il donna les lettres. Le procureur les regarda, les compta…

— C’est bien, fit-il, elles y sont toutes…

Et il allongea la main vers l’étui… Mais R. C. le mit dans sa poche.

— Non, dit-il. Vous n’aurez pas l’étui !… Je le garde. Il a appartenu à Didier ; si par hasard il vous prenait fantaisie de me faire arrêter dans la cour de Mai, malgré les précautions que, personnellement, j’ai prises, je ne serais pas mécontent d’apprendre à ceux qui l’ignorent comment cet étui est tombé en ma possession.

— Vous êtes vraiment fort ! dit Sinnamari… Mes compliments !…

R. C., ayant à son bras Mlle Desjardies, se disposait à quitter le cabinet du procureur, quand un huissier annonça que le procureur général était dans l’antichambre.

— Qu’est-ce que je vais lui dire ?… murmura Sinnamari.

— Ce que vous voudrez ! répliqua avec un sourire sinistre le roi des Catacombes. Maintenant, nous sommes quittes en ce qui concerne Mlle Desjardies, mais je vous préviens qu’il va falloir recommencer à compter avec Robert Carel !… Comme on dit en Corse : « Garde-toi, je me garde !… » Je vous ai condamné à mort, monsieur le procureur impérial !…

— Ce sera pour bientôt ? demanda avec une effroyable ironie Sinnamari…

— Monsieur, mon père a attendu la mort quarante-quatre jours après le verdict. Je vous préviens que dans quarante-quatre jours, jour pour jour, heure pour heure — il est deux heures et demie — vous me reverrez, monsieur !

— Pour quoi faire ?…

— Pour mourir !…

Sinnamari ne broncha pas sous cette menace, qu’il prit pour une rodomontade, mais, tout de même, il se demanda un instant s’il n’allait pas faire sur-le-champ arrêter R. C. Il recula devant l’effroyable scandale que son ennemi pouvait déchaîner et aussi devant la certitude que R. C. devait avoir pris, comme il le lui avait dit, ses précautions.

Du reste, le procureur général entrait dans son cabinet… et R. C. et Mlle Desjardies s’éloignaient déjà.

Aucun incident ne se produisit. Le roi des Catacombes et sa fiancée purent sortir du Palais sans être inquiétés. Une voiture attendait devant la grande grille de la cour de Mai. R. C. y fit monter Gabrielle et aussitôt on entendit des exclamations et des cris de joie !

— À la gare d’Orléans, commandait R. C. au cocher.

Et il monta à son tour dans la voiture, où il trouva Mlle Desjardies dans les bras de son père…

Les trois voyageurs prirent, à la gare d’Orléans, des billets pour Bordeaux. Mais ils descendirent à Juvisy, et là, abandonnant la ligne d’Orléans pour le P.-L.-M., prirent place dans un train qui les conduisit à Laroche. À Laroche, ils montèrent dans le rapide de Marseille. Dans le moment même où le train allait se mettre en marche, R. C. ne fut pas peu surpris de voir accourir sur le quai M. Macallan, tout essoufflé, et agitant plus que jamais son bâton.

— Et l’étui de Cécily ?… Et l’étui de Cécily ? hurlait-il, du plus loin qu’il reconnut R. C.

Macallan grimpa sur le marchepied et voulut ouvrir la portière du compartiment. R. C. tentait en vain de lui faire lâcher prise.

— Je ne te laisserai pas, by Jove ! Si tu ne me montres pas l’étui de Cécily !… Jure-moi que tu l’as toujours, by Jove !… Montre-le moi ?… Donne-le moi !…

R. C. sortit l’étui de sa poche et le donna à l’avorton, qui paraissait en proie à une crise d’hystérie, tant son exaspération était désordonnée.

Quand il tint l’étui, M. Macallan lâcha la portière du wagon ; le train partit… Resté seul sur le quai, M. Macallan ouvrit l’étui.

By Jove ! clama-t-il… il est vide !

Et il donna un tel coup de canne sur le bord du quai que le bâton vola en éclats !…

Il en considéra les morceaux, mélancolique…

— L’étui ne serait pas vide, soupira-t-il, s’il n’avait pas une dent creuse !…