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Le Roi Mystère/Partie 3/13

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Nouvelles éditions Baudinière (p. 323-327).
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3e partie

XIII

M. EUSTACHE GRIMM
EST INVITÉ À DÉJEUNER EN VILLE

Le jour même où Robert Pascal se présentait chez le procureur impérial, au Palais de Justice, c’est-à-dire le jour qui suivit la fameuse fête qui inaugurait l’hôtel du comte de Teramo-Girgenti, M. Eustache Grimm se trouvait, vers midi moins un quart, dans un vaste et imposant bureau de l’avenue Victoria en train de déguster assez tristement son troisième verre de Marsala-apéritif, quand notre vieil ami, l’huissier Lambert, se présenta à son regard étonné.

— Que voulez-vous, mon ami ? fit Eustache Grimm.

— Monsieur, répondit Lambert, j’ai pris la liberté de me présenter devant vous pour vous rappeler l’heure du déjeuner…

— L’heure du déjeuner !… mais, mon ami, fit Eustache Grimm, de plus en plus stupéfait, je ne l’ai pas oubliée. Est-ce que je serais, par hasard, en retard ?…

— Vous ne seriez point en retard, monsieur, si vous ne déjeuniez en ville, je prends la liberté de rappeler à monsieur qu’il est midi moins un quart passé…

— Ah ! ah ! vous êtes sûr que je déjeune en ville ?… interrogea d’une voix basse et subitement inquiète le directeur de l’Assistance publique.

… De fait, Eustache Grimm n’avait pas oublié l’invitation de Teramo-Girgenti ; mais il s’était passé dans cette malencontreuse soirée tant d’événements extraordinaires, qu’il espérait que Teramo, lui, ne s’en était plus souvenu ! C’était bien la première fois de sa vie que Grimm Eustache se trouvait dans une disposition d’esprit telle qu’il souhaitait qu’on eût oublié de lui offrir le déjeuner auquel il avait été invité… Mais, en vérité, la fréquentation de ce Teramo ne lui paraissait plus une chose dont il était impossible de se passer. Quand on était comme lui, Eustache Grimm, un des premiers fonctionnaires de l’Empire, on devait regarder à se commettre avec des comtes de pacotille, qui ne sont connus ni d’Ève ni d’Adam, qui se prétendent néanmoins plus vieux que le monde, qui connaissent des rois des Catacombes, qui sont leur ami, qui se font leur champion, et qui, à ce propos, racontent des histoires de revenants !

M. Eustache Grimm aimait assez, après dîner, un peu de musique, le bruit charmeur des violons, un bout de spectacle aimable, quelque récitation, quelque chose enfin qui aidât tranquillement l’acte de digestion, mais en revanche, il ne goûtait guère qu’on lui fît peur soit avec des vers de tragédie clamés par quelque échappé du Conservatoire, soit avec des contes poussés à la manière noire qui n’ont d’autre but que de mettre en vedette ceux qui les rapportent, en faisant frissonner ceux qui les écoutent… Or, Teramo leur avait, au dessert, raconté une histoire… mais une histoire…

— Ah ! çà ! s’exclama Grimm, ah ! çà ! mon ami, qui vous a dit que j’étais invité à déjeuner en ville ?…

— Mais le domestique qui est là, dans l’antichambre.

— Quel domestique ?

— Le domestique du comte de Teramo-Girgenti.

Grimm toussa, se remua… et, difficilement, se leva…

— Répondez au domestique du comte, fit-il, que je suis souffrant ce matin et que je prie le comte de bien vouloir m’excuser…

Lambert sortit. Au bout de quelques instants, Grimm le sonna.

— Eh bien ? demanda-t-il.

— Eh bien, le domestique est parti !

— Sans rien dire ?…

— Sans rien dire.

— Ah ! fit Grimm, rassuré… Et Lepage ? Est-il arrivé, Lepage ?

— Non, monsieur le directeur, non, M. Lepage n’est pas arrivé. Il n’est pas venu à son bureau ce matin…

— Et il n’a rien fait dire ?

— Rien !…

— Il est peut-être malade, fit remarquer Grimm.

— Je ne pense pas, répondit Lambert.

— Pourquoi ne le pensez-vous pas ?

— Parce que s’il était malade, il l’aurait fait dire.

— Alors ?…

— Alors, il est peut-être mort !…

Eustache Grimm, qui n’avait rien tant à redouter qu’un événement qui permît à un nouveau venu de mettre présentement le nez dans les écritures de Lepage, eut un sursaut.

— Taisez-vous ! Lambert, vous êtes stupide…

— Oui, monsieur le directeur.

Et il sortit.

Le lendemain, à la même heure, Lambert rentrait dans le bureau d’Eustache Grimm.

— Monsieur le directeur, faisait-il, c’est encore le domestique.

— Quel domestique ?…

— Le domestique du comte de Teramo-Girgenti.

— Qu’est-ce qu’il veut ?

— Il vient vous chercher pour déjeuner.

Eustache Grimm gronda, jura, bougonna, finit par faire répondre qu’il était encore souffrant.

Mais le surlendemain le domestique revint encore en disant que le comte attendait ce jour-là sans faute M. le directeur de l’Assistance publique pour déjeuner, car il avait les choses les plus importantes à lui dire, relativement à la disparition de l’un de ses employés, un nommé Lepage, et qu’à ce propos il était prêt à lui rendre le plus signalé service.

— Il faut y aller, monsieur le directeur, osa dire l’huissier Lambert, qui prenait souvent des libertés avec son maître. Si vous n’y allez pas, j’irai… Il faut avoir des nouvelles de ce pauvre Lepage, qui n’a pas reparu chez lui depuis quatre jours.

— Eh bien ! fit avec une résolution soudaine Eustache Grimm, viens avec moi ! Tu ne me quitteras que devant la porte du comte et tu ne t’en iras que lorsque je sortirai de chez lui… Comme tu dis, il faut que nous ayons des nouvelles de Lepage… Il n’ajouta pas : « Et puis, j’ai reçu un mot de Sinnamari qui m’ordonne de céder au désir du comte pour savoir ce qu’il me veut ! »

— Va chercher une voiture ! fit-il d’une grosse voix déterminée.

— Inutile, monsieur le directeur… la voiture du comte est là qui nous attend…

Deux minutes plus tard, le directeur de l’Assistance publique et son huissier Lambert, l’un à l’intérieur, l’autre à côté du cocher, prenaient place dans la voiture de Teramo-Girgenti.

Mais contrairement à ce que pensait le directeur de l’A. P., l’équipage ne prit point la direction des Champs-Élysées. Au coin de la rue de Rivoli, il entra dans la rue des Halles, et se dirigea à grande allure vers la rue Montmartre.

— Bah ! pensa Eustache Grimm. Il est probable que nous déjeunons au cabaret. J’aime mieux ça !… Tout de même, qu’est-ce qu’il peut avoir à me dire sur Lepage ? Ce comte m’épouvante, et si Sinnamari lui-même ne nous avait pas rassurés, Régine et moi, en nous disant qu’il ne peut rien contre nous…

La voiture traversait les grands boulevards sans s’arrêter et se dirigea droit vers le carrefour de la rue de Châteaudun.

— Est-ce que nous déjeunerions à Montmartre ? En voilà une idée ! gémit Eustache Grimm. On ne sait pas manger sur la Butte…

On était maintenant sur les boulevards extérieurs.

— Que je suis bête, s’exclama l’important fonctionnaire, nous allons avenue de Clichy.

Bientôt, la disparition de Lepage d’une part, et, d’autre part, l’histoire du roi des Catacombes racontée d’une façon si dramatique par son ami le comte de Teramo-Girgenti, cédèrent la place dans les préoccupations d’Eustache Grimm à l’unique inquiétude de savoir où il allait déjeuner, car on avait dépassé la place Clichy et, si on avait bien pris ensuite l’avenue de Clichy, on avait dépassé les restaurants connus. Il n’y a plus de restaurants, se disait-il dans ces quartiers-là… De nouveau inquiet sur la sorte de cuisine qui lui était réservée, il voulut interroger le cocher, mais il avait beau souffler dans le tuyau acoustique, le cocher ne répondait pas… la voiture ne s’arrêtait pas…

— Heureusement, fit-il, que j’ai emmené avec moi ce brave Lambert. En voilà une bonne idée ! Car enfin, où allons-nous ?

Et il souffla encore. Et il frappa contre les vitres, et il essaya d’ouvrir les portières sans y parvenir. L’équipage avait pris à droite. On faisait le tour de la Butte. On gravissait la Butte, par derrière…

— Oh ! oh ! gémit Grimm, le cœur serré tout à coup d’une inexprimable angoisse. Que veut dire tout ceci ?…

Et comme on approchait de cette partie de la Butte où se dressait alors l’auberge du Bagne, il advint que les préoccupations gastronomiques d’Eustache Grimm disparurent tout à fait pour céder à leur tour la place au souvenir de cette histoire du roi des Catacombes racontée d’une façon si dramatique par le comte de Teramo-Girgenti…

Sans doute Eustache Grimm songeait-il à cette petite maison de Montmartre où il s’était passé tant de curieuses aventures… Et il en était tout remué. Soudain la voiture stoppa… L’huissier Lambert sauta de son siège et ouvrit la portière, opération que Grimm avait inutilement tentée…

— Nous sommes arrivés, monsieur le directeur, dit Lambert avec un bon sourire…

Grimm descendit. Il faillit s’affaler, épouvanté, en reconnaissant la petite rue des Saules !…