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Le Roi Mystère/Partie 3/15

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Nouvelles éditions Baudinière (p. 332-337).
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3e partie

XV

PLAISIR D’AMOUR NE DURE QU’UN INSTANT

Quarante-quatre jours — jour pour jour — après la terrible menace, disons plutôt la condamnation à mort prononcée par le Roi des Catacombes contre Sinnamari, celui-ci se trouvait fort bien portant du reste, et, semblait-il, à l’abri des coups de son ennemi, dans cette petite maison de la rue des Saules qui a joué un rôle si important dans cette histoire.

Comme nous l’avons expliqué dans un précédent chapitre, Sinnamari, jugeant qu’on ne pouvait rien contre lui dans l’affaire Carel, qu’autant que l’on parviendrait à retrouver le cadavre qui avait échappé jusqu’alors aux recherches mêmes du fils de ses victimes, avait résolu de veiller lui-même sur cette pièce à conviction macabre. Et il avait été justement aidé dans ce dessein par la fantaisie de sa belle maîtresse, qui s’était, malgré qu’il s’en défendît et par des procédés que, seul, un amant épris peut pardonner, rendue propriétaire du logis abandonné de Montmartre. « C’est là, disait-elle, qu’elle voulait être aimée ! » et il avait d’autant mieux cédé à son désir qu’il ne pouvait être mieux que là pour déjouer les projets de R. C.

R. C. avait ouvertement offert au procureur une trêve de quarante-quatre jours, et Sinnamari savait par sa police que, en quittant le Palais de Justice, son étrange visiteur s’était rendu, en compagnie d’une jeune fille et d’un vieillard qu’il avait tout lieu de croire être le père Desjardies lui-même, à la gare de Lyon, et que là, tous trois avaient pris des billets pour Bordeaux. Il les avait fait rechercher à Bordeaux, mais on n’avait pu retrouver leurs traces. Chacun sait que la police officielle est aussi mal faite que possible. Sinnamari s’était dit que R. C. avait songé tout d’abord à mettre en lieu sûr Mlle Desjardies et son père, en quoi il ne se trompait point, et que, cette besogne relativement facile accomplie, il reviendrait à Paris livrer le suprême combat au procureur impérial.

Celui-ci avait fait tout de suite surveiller discrètement la petite maison de la rue des Saules par des agents qui étaient du reste, sans qu’il s’en doutât, à la solde du roi des Catacombes et qui se gardèrent de lui signaler l’arrivée d’un équipage d’où était descendu, quelques jours après le souper chez Teramo, son ami Eustache Grimm. Eustache Grimm avait disparu depuis, n’ayant donné d’autre signe de vie qu’une lettre dans laquelle il priait son ami Sinnamari de ne point s’inquiéter de son absence, l’avertissant qu’il faisait un petit voyage à l’étranger pour se remettre des émotions que lui avait causé la soirée de Teramo-Girgenti ! Il ajoutait que, bien qu’il eût été prié par Sinnamari lui-même, il n’avait point jugé bon d’accepter l’invitation à déjeuner du comte et qu’il serait heureux de voir Sinnamari se méfier autant que lui de ce comte qui paraissait être un dangereux compère du roi des Catacombes, s’il n’était le roi des Catacombes lui-même !

Cette dernière hypothèse semblait du reste, aux yeux avertis de Sinnamari, corroborée par la soudaine disparition du comte. Car en vérité, depuis l’éclat de cette fameuse fête, tout le monde disparaissait. Il n’y avait que Sinnamari qui fût resté à Paris, à peu près visible pour tout le monde, et confiant toujours dans sa force. Régine, lui aussi, avait disparu. Il est vrai que les petites filles, les jumelles qui, un moment, avaient, elles aussi, disparu, étaient réapparues dans les conditions annoncées à Régine par Teramo-Girgenti… mais elles avaient disparu à nouveau avec Régine lui-même et sa femme… Tout ce monde s’était enfui sans qu’on en pût dire exactement la cause, pour des pays inconnus ou pour des drames que l’on ignorait…

Sinnamari avait donc demandé et obtenu un congé. Il ne vint rue des Saules que lorsque sa maîtresse le lui permit, c’est-à-dire quarante-huit heures environ après que ce pauvre Eustache Grimm eut été mis au pain et à l’eau dans la masure du fond du jardin où il était surveillé nuit et jour par cet excellent M. Lambert, et d’où il n’eût pu s’échapper, cette masure n’ayant d’autre ouverture que la porte en travers de laquelle M. Lambert couchait.

Liliane semblait avoir pris plaisir à meubler les vieilles pièces de la petite maison de la rue des Saules, à rajeunir avec quelques tentures à la mode et quelques meubles modernes ce pavillon dont les papiers et décorations tombaient en loques sous la moisissure et la dégradation des années, et l’abandon des hommes.

Sinnamari, dans le nid d’amour de la rue des Saules, perdit tout à fait la faculté de raisonner. Sa raison avait pris un congé, et il ne connaissait plus que la douleur et le tourment d’aimer. Qui eût pu venir le troubler dans l’exercice normal de sa passion ? Est-ce qu’il n’était point descendu, un soir qu’on le croyait endormi et que nul n’avait pu le voir, dans le sinistre caveau par l’escalier secret ? Est-ce qu’il n’avait pas constaté lui-même que toutes choses étaient restées en l’état ? Toutes choses qui cachaient le cadavre !… car pour les autres choses, comme cette terre par exemple, ce sol remué, bouleversé, creusé par endroits à une profondeur étonnante, elles présentaient un spectacle nouveau pour lui, mais qui ne l’épouvantait guère, car tout ce travail était la preuve de l’inutilité des recherches de l’homme qui avait osé une nuit descendre ici, derrière lui !…

Enfin, ne se contentant point de sa police ordinaire, il avait chargé Dixmer d’organiser autour de sa personne une surveillance parfaite de tous les instants. Quand Sinnamari se transporta rue des Saules, Dixmer qui, pour avoir appartenu à la bande du roi des Catacombes, avait appris à se méfier de tout et de tous, ne montra aucune confiance dans les agents de la Sûreté qui surveillaient, du haut de la terrasse de l’Auberge du Bagne, la petite maison et son jardin. Il les congédia et amena la nouvelle garde.

En vérité, il eût été impossible d’approcher du procureur. Si bien gardé à l’extérieur, et le cadavre en place à l’intérieur, Sinnamari pouvait être tranquille. Il l’était. Il goûtait, avons-nous dit, la douceur et le tourment d’aimer ; car, si Liliane était pleine d’amabilité pendant le jour, elle avait souvent la migraine quand tombait le soir. Ah ! cette Liliane !… Quelquefois, il lui paraissait qu’il aimait une morte.

Ainsi arriva-t-il au quarante-quatrième jour, date fixée pour sa mort. Il se réveilla plutôt gai.

— Tu ne sais pas, Liliane, dit-il à sa maîtresse qui ouvrait les yeux, tu ne sais pas que c’est aujourd’hui que je dois mourir ! C’est malheureux, car il fait beau temps.

Liliane se réveillait également ce jour-là avec une humeur charmante. Elle embrassa tendrement son amant et lui reprocha de gâter sa joie de vivre par des propos aussi stupides. Sinnamari affirma qu’il ne plaisantait point et qu’il avait été bel et bien condamné à mort.

— Par qui ? demanda-t-elle en souriant.

— Mais par le roi Mystère !

— Par l’ami du comte ! s’écria-t-elle joyeusement. Crois-tu, que ce cher comte nous en a raconté une histoire !

— Avoue qu’elle t’a impressionnée, puisque tu t’en es trouvée mal !

— Dame ! après un aussi excellent dîner, on n’a pas idée de vous offrir un dessert pareil… Il n’est pas Parisien pour un sou, ce cher comte !… Mais dis-moi, Sinna… ça n’a jamais existé, n’est-ce pas ?

— Qu’est-ce qui n’a jamais existé ?

— Eh bien ! mais toute cette affaire de crime, de viol, d’assassinat…

— Le roi des Catacombes existe, répliqua en riant Sinnamari, puisqu’il m’a condamné à mort !…

— Encore ! Tu es bête !

— Je t’aime !

— Moi aussi !

— Tu me dis ça, c’est pour que je te mette sur mon testament. J’ai envie de faire venir Me Mortimard…

— Inutile ! fit sur un ton si étrangement sérieux la belle Liliane, que Sinna, en un autre moment, s’en fût inquiété… Inutile, je ne veux plus rien de toi que toi-même…

La matinée se passa le plus gaiement du monde, le déjeuner aussi… Il faisait si beau et le soleil se montrait si chaud que Sinnamari proposa de prendre le café au jardin.

Liliane battit des mains comme un enfant à cette idée. Les domestiques descendirent un guéridon et des chaises devant le perron et Liliane, laissant Sinnamari s’installer, partit comme une petite folle, annonçant qu’elle allait préparer le café elle-même, prétendant qu’il n’y avait qu’elle qui savait le faire comme ils l’aimaient.

— Liliane ! appela le procureur.

Celle-ci revint à cet appel, et se pencha amoureusement sur le perron.

— Ne sois pas trop longtemps, Liliane… tu sais l’heure qu’il est ?

— Non ! En voilà une idée !

— Eh bien, il est deux heures et quart, et le Roi des Catacombes a fixé mon exécution à deux heures et demie !

— C’est vrai ! s’écria-t-elle dans un rire triomphant. C’est vrai ! Tu n’as plus qu’un quart d’heure à vivre !…

— N’oublie pas le verre de rhum ! cria encore le procureur.

Mais Liliane s’était déjà envolée !… Dix minutes se passèrent. Liliane ne revenait pas. Ennuyé, Sinnamari appela le maître d’hôtel. Mais ce fut la femme de chambre qui vint.

— Où est madame ? demanda Sinna.

— Oh ! monsieur, répondit la femme de chambre, qui paraissait fort affairée, figurez-vous que tout à l’heure, madame, dans la cuisine, s’est appuyée contre le mur, à la place même où se trouvait hier encore le buffet… Le mur a bougé.

— Comment ? Le mur a bougé ? fit Sinnamari en se levant.

— Oui, monsieur, le mur a bougé ! Une porte s’est ouverte donnant sur un petit escalier tout noir… Madame a été effrayée d’abord !…

— Il y avait de quoi ! Et qu’est-ce qu’elle fait, madame ?

— Eh bien, elle a eu le courage de descendre dans cet escalier… Nous ne voulions pas… le maître d’hôtel le lui défendait… On ne sait jamais !… Nous voulions vous prévenir, mais elle nous l’a défendu !… Seulement, monsieur, elle ne remonte pas ! Nous avons beau l’appeler, elle ne remonte pas !… Il lui est peut-être arrivé quelque chose !…

Sinnamari, très mécontent de ce malheureux hasard, qui avait fait découvrir à Liliane l’escalier secret, et ne comprenant pas, du reste, comment les choses avaient pu se passer, rentra vivement dans la maison et s’en fut à la cuisine. Les domestiques étaient penchés au-dessus de l’escalier et n’osaient pas avancer. Sinnamari appela :

— Liliane !… Liliane !…

Mais rien ne lui répondit.

— C’est bizarre, fit-il. Elle sera peut-être tombée… elle se sera évanouie…

Et il appela encore :

— Liliane !… Liliane ! Donnez-moi une lumière ! commanda-t-il.

On lui alluma une petite lanterne de jardin.

— Voulez-vous que je descende avec vous, monsieur ? demanda le maître d’hôtel.

— C’est inutile !… Restez tous ici !

Et Sinnamari entra dans le trou noir et descendit les premières marches du petit escalier.

Les domestiques le regardaient s’enfoncer dans la terre. Soudain, la muraille, devant eux, remua. Le mur, de lui-même, se refermait !… Et quand ils se ruèrent dessus, il ne bougea plus… pas plus, comme on dit, que « la pierre du tombeau ! »

Alors le maître d’hôtel de Liliane, qui ressemblait à s’y méprendre au maître d’hôtel qui avait servi son dernier dîner à ce pauvre Eustache Grimm, dit :

— Que la volonté du Maître soit faite !

En quittant Sinnamari, Liliane n’était point descendue dans le mystérieux escalier, comme l’avait raconté la femme de chambre ; elle était montée tout droit dans cette chambre que nous connaissons bien, dont l’unique fenêtre était garnie de barreaux, et qui avait servi de prison à sa mère.

Quand elle en eut poussé la porte, elle se trouva en face de son frère qui, sous les aspects du comte de Teramo-Girgenti, vint à elle et l’embrassa longuement, tendrement.

— Allons ! Le moment est venu…

Et il fit asseoir Liliane sur cette petite chaise où s’était assise leur mère quand elle rédigeait ses horribles mémoires, aux heures sinistres de son martyre et de sa folie.

— Qu’allez-vous faire, mon frère ? demanda Liliane.

— Je vais ressusciter notre mère, Liliane… répondit le comte.

Et il ajouta qu’il avait apporté dans cette chambre tout ce qu’il fallait pour cela. Alors, il prit entre ses mains le visage de Liliane, qui lui obéissait docilement, et avec les ingrédients qui se trouvaient à sa portée, il eut tôt fait de transformer ses joues fleuries, ce front jeune et charmant en une effroyable tête de morte…

Soudain Teramo-Girgenti la prit par la main et la conduisit devant une glace. Liliane poussa un tel cri d’horreur que toute la petite maison de la rue des Saules en retentit comme aux temps où l’on martyrisait la morte. Elle avait vu son propre spectre !

— Je suis morte ! s’écria-t-elle en fuyant son image.

— … Non ! ma mère… fit Teramo d’une voix tremblante, car son œuvre lui aussi l’épouvantait… tu es ressuscitée !…

Le cri de Liliane avait attiré les domestiques dans le vestibule et dans l’escalier de l’étrange petite maison… Ils n’osaient aller frapper à cette porte cependant, car ils savaient que derrière cette porte se trouvait le Maître !

Tout à coup la porte s’ouvrit et ils virent descendre un vieillard et une morte… Alors ils s’enfuirent de toutes parts… et, le chemin se trouvant libre, le vieillard et la morte arrivèrent au perron, sortirent de la petite maison, et rentrèrent de compagnie sous la petite voûte qui se trouvait sous le perron. Là, ils disparurent : la morte semblait avoir entraîné le vieillard dans la terre…