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Le Roi Mystère/Partie 3/16

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Nouvelles éditions Baudinière (p. 337-347).
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3e partie

XVI

TU TE RÉVEILLERAS D’ENTRE LES MORTS

Sinnamari ne s’était point aperçu que la porte secrète se refermait derrière lui. Il descendait toujours. La lanterne l’éclairait peu. Et, prudemment, il tâtait du pied les marches de pierres. Il pensait que Liliane avait dû trébucher, que, peut-être, parvenue sur le sol du caveau, elle était tombée dans quelque excavation. Il arriva aux dernières marches de l’escalier.

Un parfait silence régnait autour de lui. Il était dans la paix suprême de la terre. Sans qu’il parvînt à en démêler la cause, une inquiétude soudaine vint l’étreindre au cœur. Il se fit violence. Il avança encore. Il quitta l’escalier. Et, tout à coup, sa lanterne s’éteignit, comme si on avait soufflé dessus. Il fut dans la nuit du caveau. Il s’arrêta, formidablement inquiet.

Subitement, la nuit s’éclaira de la flamme de torches. Il recula. Mais deux mains formidables s’abattirent sur ses épaules, et une voix laissa tomber ces mots :

Au nom du Roi, je vous arrête !…

Vingt visages étaient penchés sur lui, éclairés fantastiquement par le flamboiement écarlate des torches, que tenaient contre les murs des géants immobiles… D’où venaient ces gens ? Par quel sortilège trouvait-il tout à coup, dans ce caveau qu’il croyait connu de lui seul, cette silencieuse assemblée ? Qui l’avait réunie ? Par quel chemin était-elle venue ? Pour quoi faire ? Pour le juger, sans doute, puisqu’on venait de l’arrêter au nom du Roi ! Non, non, ce n’était pas possible ! Eux, des juges ! Allons donc !… Il les reconnaissait bien. Ce n’étaient point là figures de magistrats qu’il avait accoutumé de croiser tous les jours dans les couloirs et dans les chambres du Palais, mais des figures amies, des gens qui se disaient fort honorés de lui serrer la main, quand, par hasard, il daignait les distinguer dans la cohue de la vie parisienne : figures de sportsmen, de clubmen, de gentlemen, figures du Tout-Paris de toutes les premières et qui avaient été rassemblées, sans doute, bon gré, mal gré, au fond de ce trou, pour y assister à quelque sinistre « farce », inventée par ce pince-sans-rire de Teramo-Girgenti ou par R. C. lui-même…

Une farce ?… Une plaisanterie ?… Dans la petite maison de la rue des Saules ?… Dans cette cave-tombeau ?… R. C… mais, malheureux, c’est Robert Carel ! C’est son fils à elle !… Et il t’a condamné à mort !… R. C. va tenir sa parole, Sinnamari !…

Le terrible procureur commença de frissonner terriblement… Alors, ils étaient venus là, en spectateurs de sa mort !… Car, maintenant, il n’en doutait plus ! Il allait mourir !… Il allait mourir !… Il entendait encore la voix de R. C. ! « Dans quarante-quatre jours, jour pour jour, heure pour heure !… »

Sinnamari voulut secouer l’étreinte de ses deux geôliers… Mais son effort fut vain… Il sentit ses cheveux se dresser sur sa tête… Il avait peur… peur !… Sinnamari avait peur !…

Ses yeux épouvantés faisaient le tour des choses… ne reconnaissaient plus l’ancien caveau, transformé en une véritable chambre mortuaire… Des draps noirs, des draperies noires où pleuraient des larmes d’argent, tout l’ornement des exécutions de première classe, en honneur au dernier acte des aventures romantiques, formaient un cadre sinistre au drame qui allait se dérouler là et dont il était le principal acteur… celui qui allait mourir.

Tout autour de ce caveau en deuil, il y avait une double rangée de soldats, oui de soldats, dont il n’avait encore jamais vu l’uniforme, avec des fusils, des armes dont l’acier flamboyait à la lueur des torches… Est-ce qu’on allait le fusiller ?…

Car, de quelle mort allait-il mourir ?…

Au fond du caveau, un large rideau rouge avait été tiré complètement, de bout en bout, entre les draperies noires. On eût dit qu’il y avait là, derrière, quelque théâtre en miniature, quelque tréteau… quelque chose enfin qu’on cachait, mais que, certainement, on allait montrer tout à l’heure et dont la pensée en délire de Sinnamari ne pouvait se détacher. Qu’est-ce qu’il y avait derrière le rideau rouge, le rideau rouge tiré entre les draperies noires ?

Pour la première fois, Sinnamari avait peur.

Et cette sensation inconnue lui ôtait toute faculté autre que celle d’avoir peur… d’avoir peur de mourir…

En vérité, en vérité, il n’y avait là que des amis. Il reconnaissait les principaux invités de la soirée Teramo-Girgenti.

Ainsi, ils avaient voulu assister à ses derniers moments… Des gens qui le craignaient, qui travaillaient avec lui, dont il faisait tous les jours la fortune, qu’il avait accablés de faveurs !… Jusqu’à Mme Demouzin qui avait tenu à être de cette petite partie, ma parole !… Jusqu’à Philibert Wat qui se tenait, muet et immobile, telle une statue de la terreur, dans ce coin…

Tout à coup, une voix sourde et lugubre annonça :

— Monsieur le procureur général !

… Bien vivant le procureur général ! Et derrière lui, bien vivant, le comte de Teramo-Girgenti !

Le procureur général !…

Il semblait tout étonné, le grave et honnête magistrat, de se trouver dans un lieu pareil, au milieu de tant de gens qui paraissaient du reste aussi inquiets que lui. Comment était-il venu là ? Quelle curiosité le comte avait-il excité chez ce juge austère ? Quelle visite « à l’envers de Paris » avait-il promise ? Le procureur général avait cru certainement faire une promenade ordinaire au fond des Catacombes… Oh ! la chose avait dû être admirablement préparée, et ce souterrain, que les yeux de Sinnamari venaient d’apercevoir, aboutissant à sa cave, n’avait pas été creusé en un jour.

Non… il avait fallu quarante-jours pour le creuser. Les quarante-quatre jours de trêve que lui avait si insolemment accordés le roi des Catacombes…

Le procureur général n’avait pas vu Sinnamari resté entre ses deux gardes tout au fond du caveau, appuyé contre le mur… presque dans l’ombre de l’escalier !… Le haut magistrat regardait cette salle étrange, ces soldats bizarrement accoutrés, ces personnages muets et effrayés, ces porteurs de torches, et ce rideau rouge !

— Monsieur le procureur général, expliqua Teramo-Girgenti d’une voix fort naturelle et dénuée de toute emphase, monsieur le procureur général, peut-être seriez-vous moins étonné de vous trouver tout à coup transporté dans un décor si vous m’aviez fait l’honneur, il y a quarante-quatre jours, d’assister à la petite fête qui a inauguré mon hôtel.

» Sans quoi, continua Teramo-Girgenti, vous n’ignoreriez pas que j’ai promis de ressusciter une morte !…

— Ah ! très bien ! très bien ! reprit le procureur général sur un ton doucement ironique… Nous allons donc assister à une séance de magie !… La chose me sera d’autant plus agréable que je ne m’y attendais pas. C’est parfait !… Votre ressuscitée va être tout à fait contente !… Pour les morts comme pour les vivants, vous faites bien les choses, monsieur de Teramo-Girgenti !…

Et le procureur général, très franchement, rit… et puis brusquement il cessa de rire parce que personne, contrairement à son attente, ne riait avec lui.

Si bien que ce rire solitaire l’étonna lui-même et qu’il en fut tout impressionné ! Il regarda les visages les plus proches, mais ceux-ci se détournèrent de lui, funèbres et mystérieux. Car eux tous qui se rappelaient l’histoire de Teramo et qui avaient vu apparaître Sinnamari, tous sentaient qu’ils allaient assister à de l’horreur et à de l’épouvante !…

Quant à Sinnamari, ses yeux, quittant peu à peu le rideau rouge et se tournant vers l’autre extrémité du caveau, venait de découvrir que la tenture noire qui couvrait, à cet endroit, le mur, avait été soulevée, et que, devant la pierre mise ainsi à nu, un groupe de trois terrassiers, immobiles, appuyés au manche de leurs pioches, attendaient…

Les terrassiers ne se tenaient donc point là, dans ce coin-là, justement, justement dans ce coin-là de pierre nue, laissée à découvert par la tenture préalablement relevée, ne se tenaient point là, dis-je, à cause du travail qu’ils avaient fait, mais à cause du travail qu’ils avaient à faire… Quel travail ? Sans doute, Sinnamari en eut-il la vision bien nette, et cette vision suffit-elle à lui enlever ce qui lui restait de force, car comme il avait ouvert la bouche pour crier, il la referma sans qu’elle eût laissé échapper aucun son. Et ses yeux se fermèrent aussi pour ne plus voir les terrassiers !…

Tout de même, on entendit une sorte de glapissement, un petit rire aigre et qui parut singulièrement démoniaque en ce lieu, d’autant qu’on ne pouvait se rendre compte d’où il venait. Raoul Gosselin, qui se trouvait là et qui tenait, toute serrée contre lui la tremblante Marcelle Férand, finit par découvrir tout en haut d’un pilier, accroupi sur une petite planchette scellée dans la brique, la figure énigmatique, terrible, ridicule, de M. Macallan. Il le montra du doigt à son amie, qui en fut encore plus épouvantée.

Le comte de Teramo-Girgenti, entraînant le procureur général à travers l’assistance qui les laissait passer avec effroi, s’en était allé vers le coin devant lequel se tenaient les trois ouvriers terrassiers. Il montra la pierre et dit :

— La morte est là !

Tout l’effort du procureur général consistait à ne point paraître trop étonné des phénomènes surnaturels qu’on lui promettait. Quand Teramo-Girgenti lui eut dit : « La morte est là », c’est donc sur le ton de la même ironie aimable et d’une curiosité polie qu’il demanda :

— Mais où donc sommes-nous, cher monsieur… dans un cimetière ?

— Non, répliqua froidement le comte, dans un tombeau !… un tombeau connu seulement du propriétaire de cette maison et de moi !… Monsieur le procureur général, ceci est la cave d’un petit pavillon perdu sur les hauteurs de Montmartre, dans lequel il y a plus de vingt ans, un homme tortura si bien une femme, que celle-ci qu’il tenait prisonnière, mourut de mort violente, à l’issue d’une scène d’orgie, en donnant prématurément le jour à un enfant.

— Quelle lugubre histoire ! fit le procureur général, beaucoup plus impressionné qu’il ne voulait le paraître… Et personne ne l’a su ?… La justice ?…

— La justice, monsieur le procureur général, l’ignora… mais un juge la connaissait…

— Et ce juge n’en a rien dit ?

— Ce juge a caché l’histoire, comme il a caché le cadavre de sa victime !… Et il a cru enterrer pour toujours l’une et l’autre de ses propres mains quand, dans cette cave, le lendemain de son forfait, il a traîné le corps de la malheureuse !…

— Et le mari ? demanda le procureur général.

— Le juge dont je vous parle avait eu la précaution d’envoyer le mari, pour un crime dont lui, juge était seul coupable, à l’échafaud !

— De qui tenez-vous cette histoire, monsieur de Teramo-Girgenti ? interrogea solennellement le procureur général.

— Du fils aîné des deux victimes : de Robert Carel lui-même !…

— Robert Carel !… murmura le procureur général. Ce nom eut, je crois, quelque retentissement jadis, dans les annales judiciaires !…

— C’était aussi le nom du père qui fut jugé par les assises de la Seine…

— Mais il me semble, monsieur, que si vous n’avez, pour étayer une pareille accusation, que le témoignage du fils, ce témoignage devrait vous paraître au moins suspect…

— Je ne vous demande point d’y ajouter foi !…

— Que me demandez-vous donc, monsieur ? Je ne vous comprends plus !…

— Le témoignage des vivants est devenu si suspect, monsieur le procureur général, que je ne vous demande qu’une chose : c’est d’écouter les morts !…

— Et qui les fera parler ?

— Moi !…

Teramo-Girgenti se tourna alors du côté des trois ouvriers et leur fit signe. Ils s’approchèrent.

— Ces hommes vont s’attaquer à cette maçonnerie. Approchez-vous, monsieur le procureur impérial, et regardez-la, examinez-la, c’est une vieille maçonnerie, à laquelle on n’a point touché depuis vingt ans.

Un premier coup de pic vint frapper le mur. En même temps, un grincement étrange, une plainte rauque se fit entendre dans un coin, des ténèbres, comme si on y étranglait quelqu’un !… C’était Sinnamari qui commençait à mourir !

Les trois ouvriers eurent vite fait de desceller pierres et briques et de faire sauter plâtres et gravats. Soudain, ils s’arrêtèrent et reculèrent, effrayés… Une niche venait d’apparaître… à la hauteur de leurs têtes, et, dans cette niche, une figure… une figure extraordinairement momifiée de femme… L’un d’eux approcha une torche et recula encore… La torche vacillait affreusement dans sa main débile… Le comte la lui prit et s’approcha à son tour du trou nouvellement pratiqué dans la muraille… La tête apparut encore dans la lueur… elle paraissait flamber dans un brasier d’enfer… Il y eut des cris d’effroi… C’était une tête fort bien conservée et qui avait dû être remarquablement belle ; les cheveux étaient tout blanc et tombaient en mèches désordonnées sur ce visage ravagé par une douleur qui y laissait encore ses traces, après vingt ans de mort !

Le procureur général se tourna vers Teramo-Girgenti, et lui demanda d’une voix qu’il essayait en vain d’affermir :

— Comment avez-vous appris, monsieur, qu’il y avait un cadavre ici ?

— Par suggestion, répondit Teramo.

— Qui avez-vous interrogé ?… Toujours les morts ?…

— Non, monsieur le procureur général, un vivant !

— Pourrais-je savoir son nom ?

— Oh ! Tout le monde vous le dira. La chose s’est passée devant tous ces messieurs chez moi. Et du reste je suis sûr qu’il vous le dira lui-même… C’est M. le procureur impérial, votre collègue, M. Sinnamari !

— Le procureur impérial ?

— Cela vous étonne ?… Évidemment, monsieur le procureur général, M. Sinnamari, à première vue, ne paraît guère suggestionnable !… C’est une forte et puissante nature qui pourrait apparaître, au profane, rebelle à tout ce qui touche à l’hypnotisme. Et, cependant, je n’ai eu qu’à prendre la main de M. Sinnamari et à lui demander : « Où est le cadavre ? » Sa main m’a répondu qu’il était ici !… Ah ! c’est une science encore bien mystérieuse que celle de l’hypnotisme… Songez donc que si la main de M. le procureur impérial avait scellé elle-même ces pierres sur ce cadavre, sa main n’en aurait pas su davantage !

Les ouvriers travaillaient maintenant avec précaution… mais bientôt toute la niche où s’allongeait le corps de la morte, qui avait été placé debout dans la maçonnerie, fut visible… Le corps était revêtu de longs voiles blancs, d’une sorte de peignoir qui l’enveloppait, encore d’un suaire, de la tête aux pieds.

À ce moment, la plainte de tout à l’heure se renouvela dans l’ombre, et puis, cette plainte, sourde d’abord, devint un cri éclatant. On entendit, toujours dans le même coin d’ombre, comme un bruit de lutte acharnée…

— Qu’est-ce que c’est ? demanda le procureur général.

— Oh ! ce n’est rien, répondit le comte, c’est M. le procureur impérial qui, fort impressionné par ce spectacle, demande sans doute à s’en aller ! Gardes, faites avancer M. le procureur impérial ! commanda la voix étonnamment vibrante de Teramo-Girgenti.

Et alors on vit…

On vit s’avancer en face de la tête de la morte la tête de Sinnamari. Toutes les manifestations de l’horreur étaient gravées en traits affreux sur cette face de damné. Ses yeux, où se lisait une épouvante sauvage, fixaient maintenant, sans pouvoir s’en détacher, les paupières closes de la morte !

Comment était-elle restée, après tant d’années de tombeau, si semblable à elle-même ? Comment l’œuvre de destruction était-elle si peu avancée qu’on eût pu croire que cette femme n’était descendue au tombeau que de la veille ! Sa gaine de ciment et de plâtre l’avait sans doute préservée de la rapide pourriture !… En vérité, elle paraissait encore si vivante dans la mort que Sinnamari, les cheveux dressés sur la tête, la repoussa d’un geste instinctif et désordonné, comme s’il l’avait déjà vue s’avancer vers lui, d’un pas d’outre-tombe !…

Derrière Sinnamari, un homme prononça alors des paroles étranges dans une langue inconnue. Et ces paroles furent accompagnées d’un geste si souverain que la morte lui obéit. Oui, à l’appel de Teramo-Girgenti, la morte elle-même répondit. Les yeux que l’on croyait clos à jamais s’ouvrirent, la bouche respira… la poitrine haleta… et la morte se mit en marche !… se mit en marche vers Sinnamari…

L’assemblée recula dans un désarroi indescriptible… Deux femmes s’évanouirent de terreur… Les hommes tremblaient comme des enfants dans les ténèbres ; le procureur général saisit le poignet de Teramo-Girgenti, mais retira aussitôt sa main, car il avait eu la sensation de toucher un bras de feu… et il raconta plus tard que Teramo, à ce moment, brûlait comme un fer rouge !

La morte sortit du mur… Sinnamari était tombé à genoux… On assista à ce spectacle plus extraordinaire encore que celui d’une morte qui se met en marche : Sinnamari, ne pouvant plus marcher, tombant à genoux. La morte le toucha. Et il crut tout de suite qu’il allait mourir !… Elle ne dit qu’un mot :

— Assassin !

Et lui ne répondit qu’un mot :

— GRÂCE !

Et ce mot, le mot de l’aveu, ayant passé comme un souffle sur la tête de tous les assistants, le caveau fut aussitôt plongé dans les ténèbres. Et chacun resta ainsi un instant, se demandant ce qui allait sortir des ténèbres. Il en sortit cette chose effrayante qui fit hurler Sinnamari… À la place de la morte, il y avait Liliane !… Sinnamari comprit de quelle illusion formidable il avait été le jouet et de quelle trahison sa maîtresse s’était rendue coupable ! C’est elle qui l’avait perdu, elle dont il se croyait aimé !…

— Comédie !… hurlait-il. Comédie !

Mais une voix couvrait déjà la sienne…

— La comédie est terminée, proclamait une voix, que la tragédie commence !

On se retourna vers celui qui avait parlé ainsi. C’était Teramo-Girgenti qui, d’un geste, venait de se débarrasser de tous les accessoires de la vieillesse. Ses cheveux blancs, sa barbe blanche tombèrent, et il apparut dans tout le rayonnement de sa fulgurante jeunesse.

— Je ne suis ni comte, ni Teramo-Girgenti, je suis le roi des Voleurs, le roi des Cavernes, le roi des Catacombes !

Et il s’avança vers Sinnamari qui recula, malgré l’effort de ses gardiens, car il crut que l’autre allait le poignarder ou lui brûler la cervelle.

— Assassin de mon père, assassin de ma mère, je t’accuse encore d’avoir fait de moi, Robert Carel, qui était né pour être un honnête homme, un bandit !…

Puis, tourné vers Liliane :

— Je t’accuse d’avoir fait de ma sœur, une prostituée ! Une prostituée qui a roulé, jusqu’au fond de ton lit, pour mieux te perdre, Sinnamari !

Dans la gorge de Sinnamari passa une sorte de grondement.

Le roi des Catacombes continua :

— Et maintenant, tu vas mourir ! Il y a un prêtre ici, il y a tout ce qu’il faut ici pour mourir, Sinnamari… Mais, avant de mourir, il faut que tu saches encore ce qu’est devenue ta dernière victime, le troisième enfant de Robert Carel, qui est venu au monde la nuit, où, ici même, dans cette maison, mourait sa mère… notre mère… Sais-tu ce que tu as fait de celui-là ?… Eh bien ! regarde, regarde ce que tu as fait de mon frère !…

Et le geste du Roi des Catacombes sembla tirer lui-même le rideau rouge qui voilait tout le fond du caveau. Le rideau glissa et l’on sut ce qu’il cachait. Il cachait un échafaud ! l’antique échafaud de planches, sur lequel on voyait un lourd billot. Et près du billot, dans toute sa force au repos, immobile, debout, les mains jointes au pommeau de l’épée colossale, un homme, un géant, dont aucun masque ne dissimulait le profil d’oiseau de proie… Le Vautour !

— Tu en as fait le bourreau !

À la vue de cet échafaud dressé au milieu d’eux, tous les spectateurs de cette horrible scène eurent la sensation exacte de l’épouvantable réalité. Certains avaient pu, jusqu’alors, se demander jusqu’où irait cette inquiétante comédie ; ils le savaient maintenant, ils ne pouvaient plus en douter… elle irait jusque-là, c’est-à-dire jusqu’à l’échafaud.

La chose était tellement gigantesque, tellement folle, que le procureur général se dit une dernière fois : « Allons ! Allons ! Je rêve !… Ou l’on se rit de moi, ou j’assiste à quelque mascarade ! » Mais il n’eut qu’à regarder celui qu’on appelait le roi des Catacombes et celle que l’on appelait Liliane d’Anjou et l’homme rouge que nous appelons le Vautour, pour comprendre d’une façon définitive que ceci n’était pas un jeu. Il voulut parler, crier, protester, et, avec lui, derrière lui, autour de lui, vingt voix s’élevèrent, étranglées par l’angoisse.

— Silence à tous, commanda R. C., et que personne ne bouge ! Sous peine de mort !

Ces paroles furent accompagnées d’un mouvement des soldats qui entouraient la caverne et qui mirent tranquillement l’assistance en joue…

Ils étaient quatre maintenant à entourer Sinnamari. Celui-ci s’était levé. Il avait regardé l’échafaud, il avait regardé le bourreau… et, il se montrait maintenant aussi calme, disons le mot, aussi fort qu’il avait été tout à l’heure faible, pusillanime et lâche.

Les quatre hommes le poussèrent vers l’échafaud. Quelques marches conduisaient à la plate-forme où attendait le bourreau ; avant de les lui faire gravir, les gardiens de Sinnamari lui entravèrent les jambes, lui enlevèrent sa jaquette et son faux col. Sinnamari avait les cheveux courts, taillés en brosse, et le cou haut, bien dégagé. La dernière toilette fut donc vite faite, sans l’aide des ciseaux. Les poignets ramenés dans le dos furent solidement liés.

Pendant ces rapides préparatifs, Sinnamari, plus maître de lui que jamais, aussi paisible que s’il eût continué d’être le maître des autres, laissait faire. Il semblait penser à autre chose… Vraiment, il était beau de dédain, d’insouciance et d’insolence…

On le poussa… Il obéit… Il monta sur la plate-forme d’un pas assuré. Alors un homme que d’autres hommes maintenaient et sur la bouche duquel on essayait en vain de glisser un bâillon pour qu’il ne troublât pas de ses cris ce moment suprême, le procureur général parvint encore à se faire entendre…

— Vous n’accomplirez pas ce crime devant moi ! criait-il… ou alors, tuez-moi comme lui !… Vous n’êtes que des assassins !… Vous n’êtes que des assass…

Le bâillon lui ferma enfin la bouche et clôtura sa folle indignation. Mais on ne pouvait mettre des bâillons à tout le monde, et la vocifération du procureur général eut au moins la vertu d’entraîner à sa suite quelques protestations. Puis l’assistance, dans un mouvement irréfléchi, se précipitait vers l’échafaud, oubliant la menace des fusils. Mais les protestataires furent rejetés les uns sur les autres, entourés d’un quadruple cordon de troupe, réduits à l’impuissance. S’écrasant les uns les autres, ils firent encore entendre une clameur désespérée où dominaient les cris hystériques des femmes.

Et puis soudain, un silence mortel régna. L’homme qui allait mourir avait fait un signe. Il demandait à parler. Le roi des Catacombes ordonna qu’on le laissât parler. Sinnamari dit :

— Tout à l’heure, quelqu’un ici même a demandé grâce ! Je ne sais pas qui, mais assurément ce ne peut être moi… Mais s’il semblait à quelqu’un d’entre vous que j’aie réellement prononcé ce mot de pardon imbécile, que celui-là se souvienne qu’avant de mourir, j’ai demandé pardon d’avoir demandé pardon !…

Sinnamari se retrouvait lui-même, avec toute sa puissance morale, à la seconde même de la mort, et il en conçut un orgueil incommensurable. Avant de s’avancer vers le billot, il regarda R. C. et, dans un geste de mépris infini, il haussa les épaules…

Le Vautour lui mit aussitôt la main sur les épaules et le courba. Sinnamari se ploya alors à genoux et allongea la tête sur le billot. Soudain, il releva un peu la tête et avec un retour de blague faubourienne qu’il affectait dans les grandes circonstances, il dit :

— Ah ! pardon ! Avant de mourir, j’aurais quelque chose à vous demander ! J’ai assez vu vos figures. Vous ne pourriez pas tirer le rideau !…

Ce fut le Vautour lui-même qui s’avança au bord de l’échafaud… Il paraissait troublé par tous ces cris et il tira le rideau. On eût dit que sa main tremblait… Le rideau était tiré… Deux, trois, quatre secondes s’écoulèrent… On entendait le bruit rauque des respirations… Et puis, il sembla que le sifflement d’une épée passait dans l’air, au-dessus de toutes les têtes qui s’inclinèrent comme si le même coup allait les frapper — et, formidable, un coup retentit dont l’échafaud tout entier résonna, derrière le rideau rouge. Et après le coup, on entendit un cri de douleur atroce et des plaintes… et des plaintes… et il y eut un autre coup… et il y eut encore des plaintes… un gémissement lamentable qui ne demandait qu’à finir.

Et on entendit encore un coup !…

Et puis l’échafaud se tut !…

Dans le caveau, c’était la folie déchaînée ; certains étaient tombés à genoux et pleuraient, d’autres riaient, comme rient les fous !… Alors, on vit l’homme rouge sortir du rideau rouge, s’avancer devant le rideau rouge et il dit :

C’est fait !…

Et il resta devant le rideau comme s’il avait été changé en statue.

Les rangs des soldats s’écartèrent… Les invités de ce funèbre spectacle s’esquivèrent en poussant des cris insensés, par le souterrain qui s’ouvrait devant eux… En un instant, le caveau fut vide… Le roi des Catacombes lui-même le quitta, la tête basse, le front soucieux, la poitrine gonflée d’un affreux soupir.

Il ne resta dans le caveau que cet homme rouge debout, devant ce rideau tragique… et que le corps allongé sur le sol de Liliane d’Anjou évanouie…

Dix minutes plus tard, à quelques pas de la petite maison de la rue des Saules, dans ce cimetière où nous avons introduit une fois déjà le lecteur, Robert Carel se tenait debout devant un tertre qui ne portait aucun nom ; le vent glacé qui passait dans les branches des cyprès eût pu seul l’entendre murmurer :

— Vous qui êtes ici, vous que j’ai réunis ici dans une même tombe anonyme, mon père, ma mère… dormez en paix, vous êtes vengés !… Vos bourreaux ont été frappés selon la justice de Dieu !… L’un d’eux est devenu fou en apprenant que les deux enfants qu’il chérissait plus que sa vie étaient le fruit de l’adultère ! Le second est mort de faim ; le troisième, mon père, est mort, comme vous, sur l’échafaud ! Priez pour moi !… Ayez pitié de moi !… Adieu !…

Les yeux en pleurs, Robert Carel se retourna alors vers Paris, dont les dômes et les flèches d’or flambaient déjà sous les feux du soleil couchant.

— Adieu, Paris ! s’écria-t-il… Adieu, ville bénie, ville maudite ! La plus belle et la plus détestable des cités du monde !… Tu ne me reverras jamais. R. C. est mort !… Robert Carel est mort !… Le roi des Catacombes est mort !… L’œuvre de vengeance est morte !… Mais Robert Pascal est vivant, lui, et l’œuvre commence !…

Et par-delà l’espace, Robert Pascal, loin de Paris, loin du monde, loin des hommes, dans le coin de nature heureuse où celle qui l’aimait l’attendait, sourit à sa belle fiancée !