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Le Roi Mystère/Partie 3/17

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Nouvelles éditions Baudinière (p. 347-351).
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3e partie

XVII

À LA FIN DUQUEL M. MACALLAN SE DÉCLARE DÉGOÛTÉ DE LA VIE ET LE PROUVE

À peu près dans le même moment, M. Macallan s’asseyait à la table de l’auberge du Bagne devant une fenêtre ouverte qui donnait presque en face de la porte du jardin de la petite maison de la rue des Saules. La mère Fidèle lui avait apporté son papier, sa plume et son encre, et M. Macallan écrivit à son ami d’Inverness, lord Iverdeen… C’était une longue, très longue lettre, dont nous traduisons quelques passages, comme par exemple ceux-ci :

« Ah ! mon cher ami, qu’est-ce que je vais devenir maintenant ? La vie est triste !… Je ne veux pas assurément refaire un nouveau roman-feuilleton… celui qui vient de se terminer m’a coûté trop cher. Tout compte fait, j’en suis de cent soixante quinze millions. Je vous donne ici le compte arrêté hier soir, et dans lequel n’entrent pas les frais d’exécution de Sinnamari que l’on va m’apporter tout à l’heure. »

M. Macallan poussa un soupir, regarda la porte de la petite maison de la rue des Saules et reprit le cours de sa correspondance, que nous continuons à traduire…

« J’ai dit adieu à Robert Carel. Ce garçon-là me dégoûte et je suis fort heureux de rompre d’une façon définitive avec lui !… Ah ! by jove ! Si j’avais su, je me serais peut-être mieux arrangé avec son frère le Vautour, qui aurait pu être un roi des Catacombes étonnant ; Robert, au fond, n’était qu’une mazette sentimentale… Enfin, tout de même, j’ai su en tirer quelque chose, et mon roman-feuilleton finit mieux que j’aurais pu l’espérer !…

» J’ai pu croire à un moment donné que tout allait rater par la faute de ce petit imbécile, qui était tombé amoureux !… J’avais tout prévu dans cette histoire, et selon les règles des meilleurs auteurs, de ceux qui ne quittent jamais mon chevet, sauf que R. C. deviendrait amoureux ! Le mal d’amour ! C’est mal terrible pour un bandit, qui ne doit pas avoir de cœur, qui n’a pas le droit d’avoir de cœur !…

» Malgré cela, je me suis bien amusé et je ne regrette pas la fantaisie que j’ai eue de faire vivre DANS LA VIE des héros de roman ! Ça m’a coûté plus cher qu’un yacht, mais je connais peu de milliardaires américains qui puissent se vanter d’avoir eu de pareilles sensations…

» Vous savez combien je m’ennuyais, mon ami, quand j’ai rencontré à Chicago cette pauvre Française qui faisait métier de sage-femme et qui m’a raconté cette histoire qui lui était arrivée à Paris, dans laquelle il y avait une pauvre femme enfermée, un père exécuté innocent, des enfants abandonnés, des magistrats criminels, etc., etc., et le cri de perroquet qu’elle avait entendu : « Tu es la Marguerite des Marguerites ; tu es la perle des Valois ! »

» Justement, je venais de terminer la série des romans de M. Capendu, qui commence par cet extraordinaire Hôtel de Niorres et qui se continue avec le Roi des Gabiers, le Roi du Bagne et quelques autres rois. J’avais relu trois fois le Comte de Monte-Cristo et je commençais à connaître par cœur les œuvres de M. Fortuné du Boisgobey. Vous savez, cher ami, que je ne peux pas lire les auteurs de ce temps-ci, à quelque nation qu’ils appartiennent, tant je les trouve inférieurs et d’une si mince et si pauvre imagination !

» Hélas, je raffolais du bon roman-feuilleton français, le seul qui compte à mes yeux dans la littérature, le seul qui ait le sens commun et qui se déroule d’après des règles et des lois admirables et pleines d’ingéniosité. Or, il n’y avait plus de roman-feuilleton ! Le récit de l’aventure réelle de cette pauvre femme me donna l’idée d’en faire un à mon tour… Seulement, moi, je ne sais pas écrire ! Alors, je résolus de le vivre !…

» Vous vous rappelez… quelle joie ! quels transports ! quels enthousiasmes délirants quand cette pensée fut entrée dans mon esprit… Comme j’eus vite fait de terminer toutes mes affaires et de quitter l’Amérique !… J’allais au-devant de celui qui allait être un héros, au-devant du fils du guillotiné, au-devant du futur roi des Catacombes !… Je l’avais déjà nommé ainsi… »

Nous jugeons inutile de reproduire ici tous les passages de la lettre où M. Macallan prenait plaisir à se rappeler à lui-même les étapes par lesquelles il avait dû passer avant de retrouver les enfants de Robert Carel et de les faire élever à sa convenance pour le rôle qu’il leur destinait plus tard. M. Macallan était arrivé assez vite à découvrir la petite maison de la rue des Saules, et c’est pourquoi depuis longtemps il avait établi son siège d’observation à l’auberge du Bagne. Il n’avait eu garde de faire part à R. C. de sa découverte. Il désirait que le jeune héros trouvât tout lui-même, selon les moyens raisonnables d’un roman-feuilleton bien compris.

Ceci dit, nous ne serons plus étonnés maintenant des bizarreries, ni de l’attitude, ni du langage de l’outrecuidant avorton, du mystérieux gnome, ni des mouvements d’impatience de R. C. dans ses rapports avec lui. Robert Carel brûlait du désir de venger père et mère, ainsi qu’il sied à un cœur bien né, mais parfois il agissait en dehors des règles, allait trop vite en besogne ou se montrait trop paresseux, et Macallan n’était pas content.

C’était surtout lorsque le Vautour, par une indiscrétion de la Mouna, qui avait deviné la chose du premier coup, en observant dans le salon de la Roquette R. C. et Mlle Desjardies, c’est surtout, disons-nous, lorsque le Vautour eut appris à Macallan que le roi des Catacombes était amoureux… que Macallan ne se connut plus de rage. Il résolut de tout faire pour sauver son élève de l’influence de la jeune fille, et nous avons vu qu’il n’avait même pas hésité un instant à s’allier à ses ennemis pour l’enlèvement de Gabrielle… D’un autre côté, la puissance que ses millions avaient donnée à R. C. était telle, que celui-ci ne se gênait guère pour secouer de temps à autre la tutelle de Macallan lorsqu’elle le gênait…

« Dès qu’il fut devenu amoureux, je ne l’ai plus reconnu, écrit à son ami M. Macallan… Il me traitait comme de la semelle de botte.

» Songez, cher ami, que tout avait été réglé entre nous à l’avance… Un si beau drame, et, ma foi, tout fait… Comme dans le Comte de Monte-Cristo, nous avions un magistrat, Sinnamari, dans le rôle de Villefort ; un soldat, le colonel Régine, dans le rôle du général de Morcef, et un fonctionnaire concussionnaire, Eustache Grimm, auquel on ferait jouer le rôle du banquier Danglars !…

» Avec l’affaire Didier-Lamblin, nous les tenions tous !… On les déshonorait d’abord ! On les conduisait ensuite à l’échafaud comme par la main !

» Toutes nos précautions avaient été prises, et il n’y avait plus qu’un signe à faire pour que tout éclatât. Mais une nuit, il eut besoin de sa sœur, Liliane. Et pourquoi avait-il besoin de Liliane d’Anjou ?… Tout simplement pour reprendre à Sinnamari, qui les cachait chez lui, tous les papiers compromettants de l’affaire des décorations.

» Ce dernier incident, sans doute, entrait dans le programme et il était entendu depuis longtemps que, pendant que Liliane retiendrait Sinnamari dans sa chambre, on le volerait dans son cabinet de travail… Cécily, dans les Mystères de Paris[1] d’Eugène Sue, n’agit pas autrement, et abuse de sa beauté pour participer au châtiment du notaire Ferrand. Mais le misérable, aussitôt qu’il fut mis en possession des papiers de Sinnamari par le dévouement héroïque de Liliane, alla les rendre à Sinnamari pour rentrer en possession de sa maîtresse !…

» Ça, mon ami, comment appelez-vous cela ?… Ça n’a plus de nom dans aucune langue ! En vérité, en vérité plus j’y songe, et plus je regrette d’avoir dépensé tant de millions pour un homme dont le cœur était si fragile !

» Et, ma foi, je n’aurais pas été fâché de le voir écrasé par la jalousie du Vautour que j’avais fait élever dans l’ignorance de sa naissance. Le Vautour tenta bien de supplanter mon amoureux, mais, au dernier moment, il se réconcilia avec R. C., celui-ci lui ayant enfin appris, malgré mes ordres, qu’il était son frère. Le Vautour, alors, oublia tout pour ne plus songer qu’à venger ses parents. Je vous dis que le Vautour au fond était plein de nobles sentiments. Enfin il est trop tard, n’y pensons plus. »

Longuement encore, Macallan, plume en main, se lamenta. Il gémit sur la belle ordonnance de son roman-feuilleton-vivant, à jamais détruite par la folie amoureuse de R. C. Et il ne parvint à se consoler un peu qu’en faisant un récit des plus dramatiques de la scène finale où le crime se trouvait tout de même puni par la mort de Sinnamari ! Ici, nous devons encore lui laisser la parole :

« Ah ! mon cher ami ! Caché sur une petite planchette d’où je pouvais tout voir, je puis dire que j’ai ressenti là la plus belle émotion de ma vie !… R. C., il faut que je l’avoue, rachetait bien des choses en me procurant de telles délices ! Certes, il faut encore regretter là que la pusillanimité des spectateurs ait fait glisser le rideau au moment le plus intéressant, de telle sorte que je n’ai pas vu l’exécution, mais je l’ai entendue ! Et cela, je crois bien n’en était que plus magnifique. Apprenez, cher ami, que Sinnamari a crié comme un sourd ! Et qu’il a fallu au moins trois coups pour le décoller !… Ah ! à ce moment, by Jove, je n’ai pas regretté mes cent soixante quinze millions.

» Et maintenant, c’est fini : Régine fou, Eustache Grimm mort de faim, Sinnamari décollé… Que vais-je devenir ?… Tout cela se termine beaucoup trop tôt… Je commence déjà à m’ennuyer. Or, comme rien ne m’effraie tant que l’ennui, je me décide à partir pour des régions nouvelles, de tous inconnues.

» Vous apprendrez par les journaux le jour et l’heure de mon départ.

Cordial shake-hand.
Macallan »

Macallan, ayant signé d’une main ferme, s’abîma dans une longue rêverie. Un masque de morne ennui couvrit ses traits. Longtemps il resta immobile, perdu dans ses songes, puis soudain il se leva, saisit sa plume et la brisa. Ensuite, prenant dans la poche de son pantalon un revolver qu’il arma, il se fit sauter la cervelle.

Le mot d’ordre fut donné en haut lieu d’ignorer tout de cette mystérieuse affaire. Rapide l’oubli se fit, mais, comme dans la vie, le vice et la vertu furent à la fois récompensés.

Dixmer fut nommé chef de la Sûreté.

Et le Professeur, de son vivant, vit dresser son buste, par les soins de ses amis de Montmartre, au centre de la place Pigalle.

FIN
  1. Les Mystères de Paris, par Eugène Sue.