Le Roi de Rome et les femmes/5

La bibliothèque libre.
A. Méricant (p. 221-269).
LES AMIES INCONNUES ET LES MAÎTRESSES ANONYMES
Aventures galantes que Prokesch consent à avouer. — Celle à laquelle il était favorable. — Intrigues avec la comtesse Naudine Caroly, née princesse de Kaunitz. — Une fugue au bal masqué. — La lettre de la chanoinesse amoureuse. — La surveillance autrichienne a-t-elle pu être trompée par le duc ? — Par politique, a-t-on favorisé la débauche du duc ? — Accusations formelles de la légende. — Le « grossier Portugais ». — Rôle de l’Empereur d’Autriche. — Ses théories sur la vie amoureuse. — Singulières pudibonderies dans l’éducation des archiduchesses. — Le Roi de Rome amoureux dans les histoires romanesques. — Une scène de débauche romantique. — Duperie d’une correspondance d’amour apocryphe. — Palmyre, fils du duc de Reichstadt, roman. — L’Aiglon et ses amours au théâtre. — Contribution populaire à la légende.}}
I

Légendaire et viciée dans sa vraisemblance, la liaison avec Fanny Elssler est celle-là qui prime toutes ses rivales dans la vie du duc. Il en est d’autres, lesquelles méritent créance, qui sont véridiques, mais ce n’est point de celles-là qu’on se soucie ! D’instinct, et par amour des contrastes, on court à la danseuse, et l’Histoire, qui s’y oppose, n’est qu’une vieille radoteuse. Aussi bien, mieux vaut-il croire que voir. Mais qui donc à vu ?

Ici encore, dans cette matière, il faut recourir à Prokesch. Lui, qui a nié le roman avec la danseuse, nous donne confirmation de celui qui a failli s’ébaucher avec la cantatrice. Cette Mlle  Pèche, dont il parle, recueillait alors les succès les plus flatteurs au théâtre de la cour. « C’était une jeune et belle personne, d’une réputation irréprochable. » Prokesch ne l’eut pas vue d’un mauvais œil devenir la maîtresse du duc. Il en avoue les raisons : « Une liaison de ce genre aurait formé pour lui une heureuse distraction, l’aurait empêché de broyer du noir au sujet de son avenir et de son passé, eût réveillé en son âme l’énergie vitale[1]. » On s’occupa donc de rapprocher du duc la chanteuse. Gustave de Neipperg semblait entré assez avant dans ses bonnes grâces, puisque c’est lui qui se chargea de présenter le prince et de l’introduire dans l’intimité de Mlle  Pèche. Quels arrangements prit-on avec elle ? Comment la prépara-t-on à son rôle ? On ne sait, mais il paraît bien certain que la jeune femme ne demanda pas mieux que de jouer à la consolatrice de l’infortune prisonnière. La visite du prince eut lieu vers la fin de décembre 1831. Mlle  Pèche « le reçut comme si elle se fût attendue à cette visite ». Qui sait lire entre les lignes devine. Le duc s’en froissa. « Cette confiance en elle-même le choqua », confesse Prokesch. À la vérité, la cantatrice sut mal dissimuler son rôle et le visiteur flaira toute l’intrigue. Tout était à recommencer. Recommença-t-on ? Prokesch dit non, et les dates lui donnent raison. Sept mois plus tard, en effet, le duc mourut.

Dans cette intrigue, Prokesch dénonce le nom. Il est quelquefois plus réservé. Ainsi, il parle de la brusque passion du duc pour « la comtesse de ***, née princesse *** ». La personne lui paraissait légère, frivole, « une enfant élevée dans les boudoirs et les salons luxueux du grand monde ». C’était évidemment là un signalement qui pouvait s’appliquer à nombre de grandes dames de la société viennoise. Qui eût cherché à soulever le masque, eût perdu ses loisirs. Heureusement cette discrétion n’a pas été gardée par Prokesch dans ses notes intimes. Là, en toutes lettres, il a écrit le nom de la dame : la comtesse Naudine Caroly, née princesse Kaunitz[2]. Le nom de Kaunitz n’a pas de quoi surprendre dans l’occurrence. On connaît les tours badins auxquels se livrait, à cette époque, un autre Kaunitz, à Vienne.

Dans l’aventure de Mlle  Pèche on trouvait pour intermédiaire Gustave de Neipperg. Dans celle-ci l’entremetteur est de plus haut rang : le comte Maurice Esterhazy, secrétaire d’ambassade, et au surplus « jeune homme plein de connaissances et de talents de société[3] ». Ces talents on voit jusqu’où il les poussait. La comtesse Caroly n’eut pas plus de succès que Mlle  Pèche auprès du duc. Non qu’il demeurât insensible aux grâces qu’elle lui étala, au contraire : « Le duc s’était mis dans la tête mille idées romanesques à son sujet. » Prokesch intervint, montra les dangers possibles de cette liaison qui le pouvait faire « descendre jusqu’à la médiocrité, cette rouille de l’existence ». Et, annotant de sa main, plus tard, le livre de Montbel, il ajoutera : « Après avoir fleureté quelque temps avec elle, le duc de Reichstadt renonça bien vite à cette liaison médiocre[4]. » Il dit qu’elle se borna « à des badinages dans les bals ». Croyons-le sur parole.

Cependant, à lire la suite de son récit, on peut se montrer moins confiant. Citons le texte :


Il me raconta un jour que la nuit précédente, lui et le comte Maurice Esterhazy, dont la société enjouée le distrayait, s’étaient rendus masqués au bal de la Redoute, et que là ils avaient suivi la comtesse *** jusqu’à sa demeure, où ils avaient trouvé une nombreuse société également en train de danser ; que les deux masques, connus seulement de la maîtresse de la maison, étaient demeurés pour tous les invités une énigme indéchiffrable. Le duc ne s’était pas dissimulé qu’il avait commis un acte d’étourderie ; mais il n’avait pu résister à l’attrait de faire quelque chose qu’à la cour on le crut incapable d’oser et d’exécuter. Heureusement rien ne transpira de cette affaire, ainsi que j’ai pu m’en convaincre plus tard, bien qu’alors cela me parut impossible[5].


Ainsi, ne peut-on pas supposer que s’échappant une fois pour le bal, le duc ne se soit échappé une autre fois pour l’amour ? Et, cette fois-là, en a-t-il fait la confidence à Prokesch ? Pareille hypothèse doit être hasardée, ne serait-ce que pour prouver à quel point il est difficile de mener à solution complète pareille enquête.

Prokesch, cependant, n’est point le seul à avoir été mêlé aux intrigues amoureuses dont le fils de l’Empereur était l’objet. Par le maréchal de Castellane nous est parvenu l’écho de certaines confidences du gouverneur du duc, le comte de Dietrichstein. On sait, et déjà nous l’avons fait remarquer, avec quelle prudence doivent être accueillis les dires de Dietrichstein. L’affaire Camerata a montré à quel point, – en le supposant sincère avec Barthélemy, – il exagérait son influence sur le duc. Il déclarait notamment que le prince se hâtait de lui remettre toutes les lettres qui lui parvenaient directement. C’était un soin dont certains correspondants déchargeaient le destinataire, en écrivant directement au comte. Ainsi une dame de la cour, polonaise et chanoinesse, « fort jolie », dit-on, adressait à Dietrichstein une missive enflammée et spirituelle relative au duc « auquel, déclarait-elle, la nature semblait avoir empreint l’aristocratie du génie ». C’est pourquoi il lui apparaissait comme « un héros de roman », mais aussi, comme « un aigle élevé dans un poulailler ». Rien d’étrange à cela : « Au reste, on ne comprend pas les aigles dans le pays où vous êtes. » Le tout était saupoudré d’ironie et flambait de passion. M. de Dietrichstein allait-il montrer la lettre au duc ? Il jugea convenable de la garder pour lui. Donc, malgré la réserve de Prokesch, malgré le silence de Dietrichstein et des autres gouverneurs du duc, il paraît bien certain que plusieurs passions ont traversé cette vie recluse. Il eût été contraire à l’ordre naturel des choses et de la nature, qu’il n’en fût point ainsi. Mais, en en constatant la réalité, on peut se demander en quelle mesure ces aventures ont été possibles. La surveillance autrichienne y a-t-elle mis des obstacles sérieux, ou cette surveillance s’est-elle trouvée en défaut quelquefois ? De ce dernier point, la sortie nocturne du duc avec le comte Esterhazy ne permet point de douter. Elle se passe, il est vrai, postérieurement à la déclaration de Dietrichstein à Barthélemy, mais cette déclaration n’avait point été prise au sérieux en France. En 1832 déjà on écrivait : « Justement mécontent de n’avoir pu parvenir jusqu’au prince et d’avoir ainsi manqué le but de son voyage, M. Barthélemy a donné comme une règle générale ce qui n’était qu’une exception, dont il fut malheureusement victime, et que je ne me chargerai point d’expliquer[6]. » Celui qui parlait ainsi était-il bien informé, ou voulait-il simplement faire pièce au poète du Fils de l’Homme ? On l’ignore, mais Barthélemy, contredit par tant de faits, l’est par le roi Joseph lui-même dans des circonstances qui enlèvent toute suspicion à ses dires. D’Amérique, où il est alors en exil, l’ex-roi d’Espagne, écrit à un de ses correspondants : « J’ai de bonnes nouvelles de mon neveu par une lettre de Vienne, d’un ami sûr qui l’a vu plusieurs fois[7]. » Il n’est donc point si impossible et si difficile que l’assure Barthélemy, d’approcher du captif. Il est donc certain que la surveillance a été en défaut quelquefois, et si elle l’a été pour la politique, quelle raison ne nier qu’elle ne l’ait été pour l’amour ?

II

Cette quasi-liberté pour les aventures galantes, la légende l’admet et en tire grief contre le gouvernement autrichien. C’est lui qui a poussé le prince aux excès sensuels en lui donnant cette liberté dans le but d’abréger une jeune vie, d’abolir en elle le spectre de celui qui avait écrasé, aux jours de l’Empire, la tête de l’aigle bicéphale sous son rude talon. Et c’est ainsi qu’on écrit : « Nous ne voulons pas insinuer que l’on ait eu l’intention odieuse de lui ouvrir [au duc] une voie qui le conduirait à sa perte ; mais nous croyons qu’une surveillance si ingénieuse et si active sur tant d’autres points, aurait pu facilement l’empêcher de tomber dans des écarts dont les suites furent funestes[8]. » Une telle théorie est-elle admissible ? Sans doute « pour déterminer des princes à abdiquer volontairement leur qualité princière, à rentrer dans le courant humain et contemporain, il n’y a guère eu jusqu’ici que l’amour[9] », mais la politique autrichienne a-t-elle poussé ce moyen jusqu’à l’extrême, en a-t-elle usé ? On le conçoit fort bien, « c’est un point particulièrement obscur et sur lequel la vérité est difficile à dégager[10] ». En tous cas les accusations les plus formelles et les plus violentes n’ont point manqué à cet égard[11]. Ceux-là même qui passent sous silence les mobiles du crime, n’admettent point de doute sur le résultat qu’il eut : « Comme s’il [le duc] eût voulu s’adonner à la fois à tous les genres d’excès, et tenir contre sa propre existence une gageure homicide, il ouvrit son cœur à des impressions qui auraient pu devenir pour lui la source de consolations douces et tendres, mais qui n’étant que le résultat de passions fougueuses, sans discernement et sans but, hâtèrent

la ruine totale de ce corps usé si jeune par des fatigues physiques et morales poussées au-delà des forces humaines[12]. » Le procès-verbal d’autopsie, publié par Montbel pour la première fois, contredit ce raisonnement. Peu importe ! Le branle est donné, et on écrit encore : « Le plus grand inconvénient n’était pas d’accoutumer à des plaisirs abrutissants et indignes de lui un prince chaste et pur. Il était dans l’atteinte portée à une santé déjà frêle et délicate, à un tempérament déjà miné par des fatigues intellectuelles et que l’abus des voluptés sensuelles menaçait de ruiner entièrement[13]. » Enfin « on a nommé une femme qui aurait été assez misérable pour se faire le bourreau du jeune prince, on a dit quel fut le prix du sang qu’elle avait épuisé[14] ».

En général, la responsabilité de la criminelle manœuvre est attribuée à Metternich. Dans le drame qui se joue dans la « Sainte-Hélène morale[15] », il apparaît comme le traître, le mauvais génie, et si l’Empereur est quelquevois excusé et défendu, le chancelier est toujours voué à l’exécration de la postérité. Du rôle qu’il a joué dans la débâcle napoléonienne, il a acquis la haine française, qui ne l’épargne point depuis 1814. Elle redouble et dresse de retentissants réquisitoires contre lui, dès le jour où on apprend le piège où il a entraîné le Roi de Rome. À ces accusations, Barthélemy a, le premier, fourni le texte.

En 1824, l’infant don Miguel, après avoir tenté de détrôner son père, s’était réfugié à Vienne. La cour autrichienne lui avait accordé le sûr refuge de l’exil, en attendant de lui faciliter l’accès du trône contre lequel il avait levé les drapeaux insurrectionnels. De la vie qu’il menait à l’époque de son bannissement, Barthélemy traçait, dans les notes du Fils de l’Homme, cet édifiant tableau :

Traité à la cour de François comme un homme sans mœurs, dégoûtant de débauche, il avait vu les portes du palais impérial se fermer pour lui, et dès lors le frère de l’Empereur don Pedre ne fut plus qu’un coureur de filles et un pilier d’estaminets. Pour ne pas déroger tout à fait, il s’était formé pourtant une espèce de cour, où toutes les nymphes de Vienne venaient ensemble ou tour à tour réveiller les désirs du jeune sultant, et le distraire par des orgies scandaleuses. Là, chaque jour, la pipe allemande ou le cigarito portugais à la bouche, l’assassin de Moneira, jurant caraco, distribuant des arrêts à coups de cravache ou même à coups de poings, s’instruisait, en gouvernant son petit sérail, à l’art de décimer un royaume. Quelquefois, pour varier ses plaisirs, il prenait ses premières leçons d’équitation sur un grand lévrier allemand, qui, mieux appris que les mules portugaises, sut respecter les côtes d’une majesté en herbe.


C’est ce personnage qui, au dire de Barthélemy, avait été placé, par Metternich, auprès du duc de Reichstadt pour le pervertir. Le poète l’écrivit d’abord en prose :


Le ministre Metternich, voyant que don Miguel apprenait chaque jour à ses flegmatiques vassaux, qu’un fils de roi, issu des Bragance, pouvait être aussi mauvais garnement que le dernier mauvais sujet de S. M. François II, voulut mettre un terme à cette conduite avilissante, et chercha comment il pourrait occuper la nullité du Portugais. Précisément, à la même époque, le duc de Reichstadt (sic) avait besoin d’un ménin ; mais fidèle au système qui avait présidé l’éducation du jeune prince, le premier ministre voulut placer auprès de lui, ou un homme assez dévoué pour tout lui taire, ou un être assez stupide pour tout ignorer ; cette dernière espèce même fut préférée, et l’on choisit don Miguel pour occuper ce poste.


Barthélemy contait ensuite comment ce machiavélique projet avait été, inconsciemment, déjoué par le prince avili :


Cependant cet homme qu’on avait cru si peu dangereux, ce Portugais si grossier, avait fait un cours d’histoire dans les billards et les tabagies ; les mots de Napoléon, d’abdication vaguement écrits dans sa tête, n’en sortaient que par idées confuses ; mais ces idées, il les exprimait tout haut devant le duc de Reichstadt, et quelques mots suffirent au fils de Napoléon pour lui révéler ses destinées[16].


Ce conte à dormir debout, il le répéta en vers :


... Quand, chassé de l’Europe chrétienne,
Don Miguel vint quêter l’assistance de Vienne,
Ce grossier Portugais, qui s’est fait roi depuis,
Fut lui-même un écho de ces merveilleux bruits[17].


Ce fut sur ce thème que la légende broda. Ainsi, en 1850, le bénévole J.-M. Chopin, écrivait : « On a fait choix de don Miguel parce qu’il était complètement dépravé et que les complaisances des maîtres qui l’entouraient [le duc] n’auraient pas été jusqu’à conduire leur élève dans des lieux mal famés[18]. » De là aussi l’affirmation d’un écrivain, soucieux cependant d’exactitude : « Il est établi que le prince de Metternich comptait sur les femmes pour étouffer chez le duc de Reichstadt des rêves dangereux[19]. » Vertement, sous le Second Empire, le zélé Guy de l’Hérault, s’indignait : « Un pareil fait n’a pas besoin de qualifications[20]. » A-t-il besoin de démentis ?

Ces démentis, cependant, sont venus. Enregistrons-les. « On a parlé, observe M. Henri Welschinger, de relations intimes du duc avec l’infant don Miguel, de 1824 à 1827. Ces relations se sont bornées à quelques visites banales. Le caractère ignoble de don Miguel ne pouvait avoir la moindre affinité avec la nature délicate du fils de Napoléon[21]. » D’ailleurs, à prendre les affirmations de J.-M. Chopin au pied de la lettre, don Miguel eût conduit le duc de Reichstadt dans des maisons closes à l’âge de quatorze ans. C’est là un grief dont on peut décharger la mémoire de Metternich. Ceux qui lui demeurent à charge suffisent.

Dans cette question, à la fois pénible et délicate, on voit la légende épargner l’empereur d’Autriche. Elle n’a pas osé croire le grand-père complice de l’avilissement méthodique et volontaire de son petit-fils. En ce point elle s’accorde avec Prokesch, quand il déclare que François II avait détourné le duc de Reichstadt de la conquête de femmes appartenant à d’autres. Mais puisqu’elle ne peut se résoudre à ne pas croire le prisonnier victime de ses excès et que d’autre part l’Empereur doit être, pour elle, déchargé de cette responsabilité, comment tourne-t-elle cette difficulté ? Ainsi : « L’attachement, la faiblesse, l’amour aveugle de l’Empereur François pour son petit-fils l’a toujours empêché de réprimer les écarts dans lesquels son âge, son inexpérience et ses passions l’entraînaient. » Donc : « Le duc de Reichstadt n’a succombé que sous le coup des excès qu’il a commis. » Seul il demeurerait coupable ? Point, car « nouvel Achille on l’efféminait » et « on rendait son moral négatif par l’abstinence... Chez lui les ressorts de l’homme physique avaient été brisés tout d’abord comme on luxe les ailes d’un moineau pour l’empêcher de voler[22] ». On. Qui ? Qu’on s’étonne dès lors des hypothèses qu’on ne s’est point fait faute de bâtir ! Mais, répétons-le, l’Empereur d’Autriche y échappe, et ce pour des raisons qui ne relèvent point uniquement que de l’ordre moral. C’est qu’on sait que la cour de Vienne offre l’image la plus parfaite de ce que peut être la « bigoterie » (le mot est de Méneval) sur le trône. Ici point de plaisirs, point de lectures : le cloître. Des bals, ce qu’il faut en donner pour faire croire qu’il est un palais dans Vienne ; au reste, la prison. Deux impératrices ont laissé la vie à ce régime-là. « Cet empereur sans maîtresses, est terrible pour ses épouses, il les tue à la peine[23]. » S’il en est ainsi pour les femmes, il en est pis encore pour les enfants, surtout les filles. De l’éducation des archiduchesses d’Autriche sous ce règne, Méneval a laissé un tableau dont nul n’a contesté la vérité. Ces archiduchesses ont une éducation moyenâgeuse faite « comme pour étouffer en elles les passions dont leurs lèvres charnues semblent accuser le germe[24] ». Elle fait comprendre pourquoi celui qui l’ordonne, et y soumet inflexiblement les enfants de sa race, échappe à l’accusation infamante au pilori de laquelle on cloue Metternich, seul. C’est intégralement qu’il importe de citer ce témoignage de Méneval :


Les précautions les plus minutieuses étaient prises pour préserver les jeunes archiduchesses des impressions qui auraient pu effleurer leur innocence. Cette intention était louable sans doute ; mais les moyens employés pour atteindre ce but n’étaient pas tous sagement conçus. Au lieu d’éloigner de ces princesses les livres contenant des passages qui pouvaient égarer ou fausser leurs idées, on avait imaginé de couper avec des ciseaux, non seulement des pages de ces livres, mais des livres et même des mots, dont le sens était jugé équivoque et suspect. Il devait résulter d’une censure aussi maladroitement exercée un effet contraire à celui qu’on voulait produire ; ces passages, qui fussent restés inaperçus si on les eût laissés subsister, étaient interprétés de mille manières par de jeunes esprits, d’autant plus fertiles en suppositions qu’ils étaient excités par la recherche de l’inconnu. Le dommage qu’on voulait prévenir se trouvait ainsi augmenté. D’un autre côté, il arrivait que les royales élèves n’avaient plus pour leurs livres que de l’indifférence ; ces livres devenaient pour elles des corps sans âme, dépouillés qu’ils étaient, à leurs yeux, de tout intérêt, après les mutilations qu’ils avaient subies. L’archiduchesse Marie-Louise, devenue impératrice, avouait que l’absence de ces passages avaient excité toute sa curiosité. Sa première pensée, lorsqu’elle était devenue maîtresse de ses lectures, avait été de rechercher, dans des exemplaires complets des livres qui avaient servi à ses études, les endroits retranchés, pour connaître ce qu’on avait voulu lui cacher. Dois-je ajouter que, dans le même esprit de bigoterie et de scrupule mal entendu, les animaux domestiques du genre mâle, dont on redoutait apparemment les instincts immodestes, étaient écartés de l’intérieur des appartements des princesses, et que les seules espèces femelles y étaient tolérées, comme présentant des idées plus pudiques ? Ce système d’éducation, qui était encore pratiqué durant l’enfance de MarieLouise, a sans doute fait place à des idées moins étroites. On a dû reconnaître qu’il ne pouvait qu’affaiblir les intelligences, ou faire dans des têtes inexpérimentées, plus ou moins ardentes, autant de ravages que des principes corrupteurs. Ces observations ne peuvent s’appliquer qu’à l’enfance des archiduchesses ; elles ont reçu, dans leur jeunesse, une éducation distinguée, et ont eu pour maîtres des professeurs choisis parmi les littérateurs et les savants les plus éclairés[25].


Ceci ne fait-il point comprendre pourquoi le Roi de Rome, sa pudeur et son enfance, eurent un protecteur naturel, et malgré lui, dans cet empereur dont la cour s’encombrait encore, malgré le vent révolutionnaire français, des coutumes de l’âge féodal ?
III

Il nous demeure à examiner sommairement le parti qu’a tiré la légende de ces amours possibles ou apocryphes du duc de Reichstadt. Le sujet était évidemment trop pathétique, trop susceptible de mériter l’intérêt et de conquérir la sympathie, pour ne point tenter les romanciers. Au lendemain même de la mort du prince on s’en empare, mais ce qu’a écrit Prokesch et réédité Montbel est seul exploité. C’est le thème sur lequel on brode, abandonné à la fantaisie ou au zèle de chaque auteur, et ce qu’on en tire est assez piètre. Il faut attendre jusqu’en 1842 pour rencontrer une œuvre plus volumineuse et plus importante, faisant la part plus large au roman, l’étendant, l’amplifiant, en lui donnant la couleur et le relief d’un ouvrage historique. C’est à quoi prétend Franc-Lecomte, avec son Histoire de Napoléon II, né roi de Rome, mort duc de Reichstadt, faisant suite à toutes les histoires de Napoléon. C’était une singulière suite que leur donnait là le sieur Franc-Lecomte ! Il la garantissait cependant par les plus sérieuses références. « Je m’aiderai surtout, prévenait-il, de renseignements précieux : ils me seront fournis par un capitaine de la vieille garde, parvenu, après des efforts inouïs et grâce à une généreuse patience à se fixer non loin de la prison dans laquelle on devait ensevelir la plus grande espérance de l’Empire. » Ce capitaine « aussi distingué par sa haute instruction que par son fidèle courage » avait écrit des mémoires. Franc-Lecomte en usait d’autant plus abondamment qu’il les avait certainement rédigés lui-même. Le thème, au surplus, en est simple. Le capitaine, avec sa sœur et sa nièce Marguerite, s’est installé près de Schoënbrunn dans l’espoir d’approcher le duc et de le ramener en France. Le hasard a amené le duc dans l’humble demeure et ç’a été le coup de foudre. Le fils de l’Empereur est tombé amoureux de Marguerite. Il trouve donc mille raisons pour revenir voir le capitaine, lequel en use pour raconter au duc l’histoire de son Père. Le duc y répond en exposant, par le menu, les tracas, les persécutions, les indignes traitements dont il est l’objet de Metternich. Le vétéran apprend, par des hasards que nous ne nous chargerons ni d’expliquer, ni de comprendre, que Metternich n’est que le jouet d’ un puissant personnage : la Pensée. Cette Pensée, est un individu qui chez Franc-Lecomte joue un rôle abstrait. Seul le manuscrit du vieux grognard dit en quelque endroit : « Le marquis fit autrefois une cour servile à l’Empereur ; mais trompé dans ses prétentions ambitieuses, il a depuis poursuivi le père et le fils de son horrible vengeance. » La Pensée est donc dotée d’un marquisat. Quant à son horrible vengeance, elle consiste à tendre au duc les rets de l’amour. C’est une baronne, anonyme mais luxurieuse, qui l’y fera tomber. Franc-Lecomte l’appelle romantiquement « un ange déchu ». C’est, vraisemblablement, au sortir d’une soirée de Marion de Lorme que l’idée lui en est venue. La baronne, maîtresse de la Pensée, consent donc à jouer son rôle, à débaucher le duc et à lui faire abdiquer toute dignité morale dans sa couche. Elle s’y prend d’une manière qui ne laisse pas de paraître piquante et que Franc-Lecomte orne de toutes les fleurs de son style. C’est au cours d’une rêverie du prince dans les jardins impériaux, près d’une grotte, dite de Robinson, où il aimait, dans sa jeunesse, à jouer, que la grande scène de corruption se place. C’est une page d’histoire à la manière romantique : Soudain, le duc est tiré de sa rêverie : il a entendu un faible gémissement derrière lui, comme une douce voix partie de la grotte : il se retourne, regarde... une femme est là : elle semble sommeiller ; mais c’est pour mieux étudier ses poses voluptueuses : on dirait qu’un rêve affreux la poursuit ; mais elle feint l’effroi pour prendre plus librement une attitude lascive. Napoléon n’est plus dans la grotte de Robinson ; ce n’est pas non plus celle de Calypso... Il a honte de se trouver dans l’antre du vice, en face de la jolie baronne de ***, cette fameuse courtisane. Elle semble sortir d’un profond sommeil ; elle se dresse comme terrifiée... Avec quelle pudeur ne pourrait-elle pas réparer un désordre mal simulé !
Qu’elle n’espère pas avoir fasciné par son regard le fils du héros... Le piège est trop grossier : le vice enlaidirait la beauté la plus remarquable. Cette femme soudoyée par la haine et la vengeance a déjà compris sa défaite... Elle oublie sa mission de corruption : elle tremble à l’aspect de cette figure noble et sévère. « Pardon, prince », s’écrie-t-elle en se jetant à ses pieds...
{{taille|Le fils de Napoléon ne semble même pas l’écouter. La dégradation se lit-elle sur le front d’une femme ? Le prince la regarde avec étonnement, puis il détourne les yeux avec une sorte de dégoût... La baronne n’est pas habituée à un pareil accueil : elle reste aussitôt muette. — « Oh ! mon Dieu ! pense-t-elle !... Non... jamais... » Puis reprenant : « Monseigneur, je n’obtiens que vos mépris, je le vois... mais je ne vous en donnerai pas moins une preuve de dévouement, tant il est vrai que vous inspirez un véritable attachement à toutes les personnes qui approchent de vous. Prince, je veux vous sauver ; un grand danger vous menace... » Le duc regarde avec une sorte d’incrédulité. « Oui, Monseigneur, apprenez les projets de vengeance médités par un ennemi personnel de votre illustre père, qui vous continue sa haine, à vous, le malheureux fils du grand Empereur. » Elle ne peut poursuivre. Le prince la regarde avec plus de mépris. « Monseigneur, en vous voyant, j’ai vite oublié les promesses que j’ai faites... Mais vous ne reconnaissez pas toute l’infamie... » Elle n’a pas besoin d’achever. Le duc a tout compris. Cette révélation le fait frémir... Il a tout pardonné ; mais il maudit les hommes à l’aspect de tant de corruption.
Quelle ne dut pas être la douleur de François II, de toute la famille impériale et du prince de Metternich lui-même, s’ils eurent connaissance de cette tentative impie !


Du coup voilà donc la baronne convertie à l’idée napoléonienne, à Napoléon lui-même, à son fils, de la manière la plus ardente et la plus ingénue. Pour racheter la coupable posture dans laquelle elle a été surprise, elle se dévouera au prisonnier, l’avisera des noirs projets que médite la Pensée, le mettra en garde contre les embûches, se révélera, enfin, plus Marion de Lorme que Marion de Lorme elle-même. C’est la courtisane rachetée par l’amour. Le seul tort de Franc-Lecomte, c’est de ne point avoir porté son œuvre à la Porte Saint-Martin.

Cependant le capitaine a reçu la visite d’anciens frères d’armes venus à Vienne pour ramener le duc de Reichstadt sur le trône que la chute de Charles X laisse, à peu près, vacant. De même des envoyés bonapartistes français vont discuter, avec Metternich, les conditions du retour du fils de l’Empereur en France. Le chancelier,inspiré par la néfaste Pensée, déclinera toute proposition, se basant sur les irrésolutions et les prétendus refus du prince. Dare-dare la baronne en avise le duc par un petit billet qui nous va donner un échantillon de son style revu, corrigé et imaginé par l’abondant et zélé Franc-Lecomte :


Prince, on vient de découvrir que la courtisane avait plus de générosité qu’on ne l’espérait : on n’ose point l’en punir ; on craint ses révélations ; mais je dois vous prévenir de vous tenir en garde contre les séductions de tout genre dont un ennemi personnel va vous entourer. La Providence vous a protégé jusqu’à ce jour en déjouant les projets de sa vengeance ; nous devons espérer que le même secours vous sera toujours accordé pour vous soustraire au péril.
Je vous engage à devenir plus circonspect au sujet de vos visites au Prater : selon eux, ce n’est que le banal rendez-vous de vos amours ; à la fin on pourrait découvrir la vérité et le noble dévouement de ceux qui vous aiment, au lieu de vous servir, ferait leur malheur.
Des envoyés français doivent demain avoir une conférence sur vos intérêts avec le prince de la diplomatie autrichienne : on s’autorise de vos refus pour décourager les différents émissaires : je vous engage à vous présenter inopinément au conseil, pour démontrer la vérité de toutes les protestations du cabinet de Vienne.

La Baronne ***.

Pouvez-vous alors empêcher le duc de Reichstadt de soupirer sur le mode mineur :

— Et c’est une courtisane qui depuis trois mois me rend les services les plus importants ! Elle était destinée à me perdre, et elle m’aide à tromper leurs espérances ! Le ciel est donc juste une fois avec moi ?...


Tout compte fait, les événements tournent au pis. Le retour du duc est devenu impossible ; la conspiration échoue, et celui qui en est l’unique objet tombe dans la crise fatale qui le va emporter. Peu à peu l’espoir s’éteint ; la jeune flamme impériale décline dans le palais des empereurs féodaux, tout sera dit bientôt. La nièce du capitaine n’y résiste pas, et se hâte de mourir. On l’inhume, et « sa bière se rencontra avec celle de la baronne *** à la porte de l’un des cimetières ». L’une est morte d’amour, l’autre de remords, et il ne reste plus au duc qu’à les aller rejoindre. C’est ce qu’il fait. Voilà ce que Franc-Lecomte appelle la suite de toutes les histoires de Napoléon. Quelles histoires de Napoléon avait-il donc lu ?

Si nous avons insisté sur ce conte, c’est qu’il est le premier en date, du moins par l’importance du volume et qu’il condense les bribes éparses de la légende. Mais ne chicanons pas sur la part de l’auteur : elle est assez brillante pour ne point lui en contester le mérite.

J.-M. Chopin dédaigne ces balivernes. J.-M. Chopin veut des documents. J.-M. Chopin en publie, et ils sont de poids : un lot de lettres d’amour du duc de Reichstadt à sa cousine l’archiduchesse Frédérique-Sophie. Où J.-M. Chopin s’est-il procuré ces pièces capitales ? J.-M. Chopin en garde le secret. Ne le lui arrachons pas. Qui a douté un seul instant que J.-M. Chopin ne soit un plaisantin ou un jobard ? S’est-il laissé prendre à l’offre d’un faussaire doublé d’un sot ? A-t-il été l’un et l’autre ? À quoi bon le chercher ? Ce qu’il a publié crie au faux, hurle à l’apocryphe. Il en est cependant qui s’y sont laissé prendre, témoin le nommé Guy, lequel se déclare de l’Hérault.

Ce livre de Guy de l’Hérault a paru trois ans après celui de J.-M. Chopin, en 1853. Sa valeur est nulle, car, outre qu’il croit aux apocryphes précités, il ne fait que démarquer Barthélemy, Méneval, Bausset et Gourgaud, quand il n’en imprime pas dix pages d’un seul coup. Il a même fait mieux que de citer J.-M. Chopin comme une autorité : il a cru à l’authenticité du Manuscrit venu de Sainte-Hélène, qui est à Napoléon ce qu’une moderne tiare est à Saïtapharnès, et il le publie comme le testament politique de l’Empereur ! Telle est la valeur de sa critique, et ainsi la dupe amène et mène la dupe.

Cela demeure sans inconvénient aucun, quand on reste dans le domaine du roman, tel Frédéric Soulié. Pour sa nouvelle Sans nom, il s’inspire incontestablement de Franc-Lecomte. Comme lui il représente le duc de Reichstadt amoureux de la fille d’un ex-capitaine, mais d’avoir commis une injustice à son égard le prince est à ce point affecté, qu’il meurt. Quant à l’amante qui, jusqu’alors n’avait cru posséder la tendresse que d’un simple officier, elle n’apprend son titre véritable qu’en assistant aux funérailles du cher disparu.

Il se trouva néanmoins des gens pour prendre cela au sérieux. « Nous avons fait les recherches les plus scrupuleuses pour nous assurer si cette histoire était vraie, confessait avec importance le comte de Suzor, et nous sommes forcé d’avouer que nous n’avons recueilli aucun fait qui puisse nous engager à ajouter foi à ce récit, que nous sommes dès lors autorisé à considérer comme un roman dont la féconde et brillante imagination de l’auteur a fait tous les frais[26]. » Il en avait douté, cet historien !

Notre époque s’est évité, du moins, ce ridicule, en laissant sombrer dans l’indifférence et l’oubli, un roman de J.-B.-X. Bardon, Palmyre, fils du duc de Reichstadt ; Clermont-Ferrand et Paris, 1870, 2 volumes in-18°. L’auteur avait, d’une manière un peu vague et un peu fumeuse, prévenu ses bénévoles lecteurs. Il disait :


Notre ouvrage rencontrera certainement beaucoup de contradicteurs ; peut-être même, n’atteindrons-nous pas le but que nous nous proposons. Quoi qu’il en soit, repoussant dès maintenant tout ce qui, dans notre écrit, pourrait être mal interprété dans un sens hostile aux deux grandes puissances qui régissent individuellement et respectivement la société française : l’Église et l’État, fort de notre conscience, mû par le désir de faire quelque bien, nous laissons paraître ce premier essai. Heureux si Dieu daigne bénir nos efforts pour avoir tant osé !


J.-B.-X. Bardon s’illusionnait sur le nombre de ses contradicteurs, et, en demeura vraisemblablement dépité au point que son premier essai fut aussi le dernier. À lire son ouvrage on s’explique le silence de ses contemporains. N’y voit-on pas le maréchal de palais Bertrand, le Bertrand de Sainte-Hélène, fermer les yeux au duc de Reichstadt mourant ? Et, ce même duc, l’auteur ne l’enterret-il pas dans le château de Schoënbrunn[27] ? Quant au roman, le voici : Le duc de Reichstadt a séduit une aimable jeune fille, Amélie de Voralberg. De ces relations est né un fils que le prince a baptisé Napoléon-Jean Léopold, comte de Palmyre. « Pourquoi, Palmyre ? » se demande la mère. À quoi, avec le calme de l’ingénuité le serein J.-B.-X. Bardon répond : « Je ne l’ai jamais su[28]. » Sur son lit d’agonie, le duc épouse « par testament » la douce Amélie. Puis, ayant ainsi mis ses affaires intimes en ordre, il décède. Palmyre parvenu à l’âge d’homme découvre le secret de son illustre naissance. Avant de trépasser, sa mère le lui révèle. Et Palmyre s’écrie : « Par mon père et par ma mère je suis Français, vengeons-nous d’abord, nous verrons ensuite ce que la Providence nous réserve. » Sur quoi il part en Italie chasser les Autrichiens, malgré l’animosité du comte Cavour. Mais c’est là un insignifiant obstacle ! Palmyre le franchit, réussit dans ses plans, et, le soir de Solférino, « monté sur un coursier noir comme les ombres de la nuit », il paraît devant François-Joseph, en déroute, pour lui crier : « “Orgueilleux fils de l’empoisonneur, fils de l’assassin d’un homme appelé à devenir grand, Dieu te punit et aujourd’hui ma vengeance commence !” Et poussant un éclat de rire sardonique, il disparut sans que personne eut songé à l’arrêter. » Imitons cette réserve et laissons Palmyre courir des aventures dont le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il en est de moins savoureuses dans Rocambole.


*
* *

Ce n’est pas du roman que la légende passa à la scène. Celle-ci, au contraire, précède celui-là, et tandis que le premier des recueils sur ce sujet ne paraît que dix ans après la mort du duc, la première pièce où est évoquée[sic] son martyre et son agonie, est jouée à Paris moins d’un mois après la fin du drame de Schoënbrunn.

C’est, en effet, le 19 août 1832, que l’Ambigu-Comique représente À vingt et un ans ou l’agonie de Schoënbrunn, drame en un acte de Clairville et Francis (Cornu), avec musique d’Adrien, où le duc de Reichstadt meurt, en serrant dans ses bras, sa sœur de lait Francia. Et, sept jours plus tard, au théâtre du Panthéon, c’est La Mort du Roi de Rome, drame en un acte d’Ornoy. Désormais, pendant plusieurs mois elles vont se succéder, ces tragédies populaires, pleines de bonne foi, de pitié et de grands mots. Voici encore, le 8 septembre, au théâtre du Temple : Vienne et Schoënbrunn, ou 1826 et 1832, drame en trois actes mêlé de chants, par Eugène Grangé. Les noms des principaux personnages, le comte Habrutismann et le jésuite Cagottini, indiquent à eux seuls les tendances de l’ouvrage. On y voit d’héroïques grognards enseigner au duc les splendeurs de l’Empire, la tendre Maria prodiguer ses soins au captif, et les geôliers inhumains faire fusiller les valeureux guerriers qui ont risqué leur tête dans cette aventure. Et, afin que l’horreur de l’Autriche déshonorée soit plus complète encore, le jésuite Cagottini torture le duc à son heure dernière pour lui arracher l’aveu de fautes imaginaires.

Deux jours après, au Vaudeville, nouveau drame : Le Fils de l’Empereur, histoire contemporaine en deux actes, par Ch. Dupeuty, Fontan et Th. Coignard. Une fois encore, c’est la mise à la scène d’un inutile complot de demi-solde, hardie tentative échouant par la mort du duc. Point d’amour dans cette fragile trame. Ce n’est que le lendemain, 11 septembre, que le public en a la primeur dans Le Fils de l’Empereur, drame-vaudeville en trois actes, par Valory (Mourier) et Saint-Gervais, que donnent les Folies-Dramatiques. Et cette même année, le bilan dramatique de ce sujet d’actualité, se complète par un Duc de Reichstadt, en deux actes mêlés de couplets, que commettent M. Jacques Arago et, – qu’on nous le pardonne, – M. Louis Lurine.

La présidence de Louis-Napoléon ramène le mélancolique héros à la scène. Pour rendre le drame pathétique et arracher des larmes aux spectateurs bienveillants, ne suffit-il pas de voir les amours du duc contrariées et de l’entendre mêler, aux plaintes de sa déchirante agonie, le nom de la maîtresse perdue et du Père mort à Sainte-Hélène ? Aucun dramaturge n’y manque et voilà de belles séries de représentations assurées. C’est d’abord, le 13 juin 1850, à l’Ambigu, Le Roi de Rome, drame en cinq actes, par Charles Desnoyer et Léon Beauvallet, où pendant quelques semaines court Paris. Ce succès donne le ton de celui des reprises des drames de 1832 qu’on ressuscite çà et là, dans les faubourgs, à travers les départements. Pour le retrouver il faut attendre cette soirée du 10 janvier 1899 où, au Nouveau-Théâtre, MM. Pouvillon et Armand d’Artois, font jouer Le Roi de Rome, pièce en cinq actes et un prologue, où, M. de Max dresse l’image même du Fils de l’Homme sur l’horizon fumeux des batailles de l’Empire. Pour la première fois l’aventure Camerata est mise sur la scène d’après le récit de Prokesch. L’intrigue amoureuse du duc avec Olga de Melk, la jeune femme du maître des cérémonies de la cour, pour être imaginée, demeure au moins dans le cadre de la vraisemblance. La part romanesque, étroitement soudée à la partie historique, combinée par une main experte en matière scénique, ne trahit pas ici le sujet et n’outrage pas, par la fantaisie, la noble et douloureuse mémoire dont elle déroule les tragiques destinées[29].

Vint enfin L’Aiglon... Mais c’est parler d’un triomphe qui dure encore et que la dernière Princesse du Rêve et de la Poésie a frappé à l’éternel souvenir de son effigie. Des détails intimes donnés par Prokesch, M. Edmond Rostand n’a rien négligé. Il y a ajouté. Napoléone devient ici l’héroïne de la tentative héroïque ; une lectrice française assume la part du roman sentimental. S’il est des taches dans cette fresque d’amour et de gloire, ce n’est point au poète qu’il les faut reprocher, et ce n’est pas une œuvre d’histoire qui a été livrée au public. Telle que, acceptons-là, avec ses beaux cris vers les fantômes impériaux et ses nobles appels vers la grande mémoire de l’Homme, acceptons-là, dans sa robe pourpre et violette, car elle relie le présent sans enthousiasme au passé plein d’espoir. Elle continue la tradition de la mélancolique légende ébauchée avec foi et sans art, et l’achève dans un épanouissement qui honore les Lettres de France. C’est le magnifique chaînon d’or qui nous rattache aux temps de naguère, qui perpétue parmi nous le rêve des Fidèles de 1830 et de 1832. Si le bon goût peut sourire quelquefois du mode d’expression des poètes et des dramaturges de l’époque des cabriolets et des spencers à collets de velours, la sympathie ne leur doit jamais être marchandée. Ceux-là ont chanté sans espoirs et sans salaire, vaincus d’un parti qui n’attendait plus rien des Aigles. Du mystère qui enveloppait la prison autrichienne ils ont dégagé la Légende du Jeune Homme captif ; ils ont rimé pour elle, et c’est tant mieux si leurs maladroits poèmes ont retenti au cœur des foules. Des médiocrités pratiques de leur époque ils ont consolé les espoirs trahis, les vœux écrasés, les souhaits méprisés. À la Banque triomphante, installée aux Tuileries, ils ont rappelé les splendeurs consolatrices, les gloires de l’Idée, et montré que ce n’est point sur un sac d’écus à l’effigie lippue que s’assied l’âme de la Patrie.

  1. Comte de Prokesch-Osten, Mes relations avec le duc de Reichstadt... ; déjà cit. pp. 127, 128.
  2. Henri Welschinger, Le Duc de Reichstadt... ; déjà cit., Le Correspondant, n° 1054, 25 août 1906, p. 682.
  3. Comte de Prokesch-Osten, Mes relations avec le duc de Reichstadt... ; déjà cit., p. 78.
  4. Henri Welschinger, Le Duc de Reichstadt... ; déjà cit., Le Correspondant ; n° 1054, 25 août 1906, p. 682.
  5. Comte de Prokesch-Osten, Mes relations avec le duc de Reichstadt... ; déjà cit., pp. 90, 91.
  6. Histoire populaire et complète de Napoléon II... ; déjà cit., pp. 164, 165.
  7. Lettre à M. Charles Ingersoll ; Point-Breeze, 21 mars 1831. — Georges Bertin, Joseph Bonaparte en Amérique (1815-1832) ; Paris, 1893, in-18°, p. 355.
  8. J.-M. Chopin, Histoire du Roi de Rome... ; déjà cit., tome II, p. 32.
  9. Frédéric Masson, Jadis et aujourd’hui ; deuxième série ; déjà cit., p. 43.
  10. Émile Dard, Le Duc de Reichstadt... ; déjà cit., p. 277.
  11. M. Wertheimer signale encore ces accusations dans un ouvrage allemand : Marie-Louise und der Herzog von Reichstadt, die Opfer der Politik Metternichs ; Paris, 1842, in-8°.
  12. Histoire populaire et complète de Napoléon II... ; déjà cit., pp. 204, 205.
  13. Guy de l’Hérault, Histoire de Napoléon II... ; déjà cit., p. 194.
  14. Félix Wouters, Histoire de la famille Bonaparte depuis mil huit cent quinze jusqu’à ce jour ; Paris, 1849, deuxième édition, in-8°, p. 205.
  15. [Barthélemy], Le Voleur, 20 février 1829. — Jules Garson, Les Créateurs de la légende napoléonienne : Barthélemy et Méry ; Paris, 1899, in-8°, p. 39.
  16. Méry et Barthélemy, Le Fils de l’Homme... ; déjà cit., pp. 44, 45.
  17. C’est-à-dire des exploits de Napoléon. — Méry et Barthélemy, Le Fils de l’Homme... ; déjà cit., p. 18.
  18. J.-M. Chopin, Histoire du Roi de Rome... ; déjà cit., tome II, p. 43.
  19. Auguste Ehrhard, Une vie de danseuse... ; déjà cit., p. 93.
  20. Guy de l’Hérault, Histoire de Napoléon II... ; déjà cit., p. 193.
  21. Henri Welschinger, Le Roi de Rome... ; déjà cit., p. 398.
  22. A. F. B., Révélations sur la mort du duc de Reichstadt, sa cause, ses suites, etc. ; Paris, chez Delaunay, libraire, au Palais-Royal, 1833, in-8°, pp. 13, 22, 23.
  23. Frédéric Masson, Jadis et aujourd’hui ; deuxième série... ; déjà cit., p. 38.
  24. Le Portefeuille, revue diplomatique ; dimanche 2 janvier 1848, p. 14.
  25. Baron de Méneval, Napoléon et Marie-Louise ; souvenirs historiques... ; déjà cit., tome II, pp. 64, 65.
  26. Comte P. de Suzor, Napoléon II, duc de Reichstadt... ; déjà cit., p. 231.
  27. Cf. Palmyre, fils du duc de Reichstadt... ; déjà cit., tome I, pp. 43, 45.
  28. Cf. Palmyre, fils du duc de Reichstadt... ; déjà cit., tome I, p. 43.
  29. Nous empruntons ces détails relatifs aux pièces où figure le Roi de Rome, au précieux ouvrage de M. L. Henry Lecomte, Napoléon et l’Empire racontés par le théâtre (1797-1899) ; Paris, 1900, in-8°, pp. 318, 321, 409, 489, 509, 511.