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Le Roi des étudiants/Deux attentats dans une journée

La bibliothèque libre.
Décarie, Hébert et Cie. (p. 161-170).

CHAPITRE XXI

Deux attentats dans une journée


À la vue de cet homme, à la figure bouleversée, qui venait d’exécuter un si prodigieux saut par-dessus les arbustes de la haie, le couple s’arrêta, étonné.

Lapierre, lui, continua pour quelque temps sa course furibonde, puis il ralentit son allure et, finalement, prit le pas ordinaire à environ deux arpents du parc.

« C’est lui ! s’écria le jeune homme qui accompagnait la dame voilée.

— Qui, lui ? fit celle-ci un peu émue.

— Lapierre !… Joseph Lapierre !

— C’est impossible…

— Je te dis que je l’ai parfaitement reconnu. Une figure comme la sienne ne s’oublie pas.

— Mais, que faisait-il dans ce bois ?

— Je n’en sais rien… Tout ce que je puis dire, c’est qu’il n’était pas là pour prier le bon Dieu, et que nous ferions bien d’aller nous promener un peu de ce côté.

— Quelle idée !

— Partout où cet homme a passé, ça doit sentir le crime… Allons voir, ma sœur ; je vais te frayer un passage.

— Mon pauvre frère, nous n’avons pas le droit de pénétrer ainsi chez des étrangers, et si quelqu’un nous surprenait…

— Pénétrons tout de même : c’est mon idée… Advienne que pourra ! Lapierre vous a, ce soir, une physionomie qui ne me revient pas du tout, et le coquin m’a tout l’air… Enfin, allons toujours.

La jeune fille, à moitié convaincue, se laissa conduire par son frère, et, après plusieurs essais infructueux, ils se trouvèrent enfin de l’autre côté de la haie.

Un sentier, à peine visible, se présentait en face d’eux.

Ils s’y engagèrent.

Mais les deux hardis promeneurs n’avaient pas fait un arpent, qu’un spectacle terrible s’offrit à leurs regards et qu’ils poussèrent simultanément un cri d’effroi :

« Un cadavre ! »

Un homme gisait, en effet, en travers du chemin, la figure horriblement tatouée de sang et le front ouvert par une large blessure.

Il paraissait mort, ou, du moins, respirait si péniblement qu’il n’en valait guère mieux.

Ce moribond, comme on le sait, n’était autre que Gustave Després.

Cependant, le jeune garçon s’était approché du cadavre supposé, tout en murmurant :

« Hum ! ce pauvre diable me fait l’effet de n’avoir guère besoin de soins médicaux, car je le crois parti pour un monde meilleur… Voyons toujours. »

Et il se mit en frais de relever la tête du malheureux, pour examiner sa blessure.

La jeune femme, elle, demeurait là, près du lieu de la catastrophe, immobile, clouée au sol, les yeux démesurément ouverts et incapable de prononcer une parole.

Tout à coup, le médecin improvisé, qui s’occupait à étancher le sang sur le front de l’homme gisant par terre, lâcha la tête qu’il soutenait et se releva d’un bond, en poussant un cri terrible :

« Gustave !… c’est Gustave !

— Que dis-tu là ? fit la jeune fille, en joignant les mains et s’avançant, pâle d’effroi.

— Je dis que Gustave a été assassiné… il est mort.

— Grand Dieu ! serait-ce possible ?

— Hélas ! ce n’est que trop vrai. Regarde plutôt. »

La jeune fille, surmontant sa terreur, se courba sur l’homme assassiné et releva son voile pour mieux voir.

Si Gustave Després eût alors ouvert soudainement les yeux, il aurait contemplé un spectacle auquel il ne se serait, certes, pas attendu : il aurait vu Louise Gaboury, sa fiancée infidèle des bords du Richelieu, penchée sur lui et pleurant à chaudes larmes.

Mais le Roi des Étudiants dormait probablement son dernier sommeil, car il ne bougeait pas et sa respiration était imperceptible.

Disons ici, en peu de mots, comment il se faisait que Louise se trouvait là en compagnie de son frère ; car on devine aisément que le jeune garçon, improvisé médecin, n’était autre que notre vieille connaissance, cet excellent Caboulot.

Depuis les révélations qu’il avait faites à sa sœur, le petit étudiant avait dans la tête une idée fixe : rapprocher Louise de Després et les faire travailler de concert à la vengeance commune.

Il se doutait bien qu’une première entrevue ne suffirait pas à effacer de la mémoire du Roi des Étudiants les événements de Saint-Monat et la trahison de Louise ; mais, bon lui-même et possédant un cœur d’or, le Caboulot se disait que Gustave finirait par pardonner, en face du repentir et des larmes de sa sœur.

Cramponné à cette idée, le jeune Gaboury avait, non sans peine, décidé Louise à l’accompagner chez Després ; là, il apprit que ce dernier venait de partir, avec un jeune homme, pour la Canardière.

Le parti du Caboulot fut bientôt pris. On sait que son caractère bouillant était l’ennemi acharné des atermoiements.

« Gustave est à la Canardière, dit-il à sa sœur : eh bien ! allons-y. Nous aurons bien du malheur si nous ne le heurtons pas en chemin.

— Y songes-tu ? avait répondu Louise… Jamais je ne me déciderai à une semblable démarche.

— Tu m’as promis de te laisser guider par moi ; conséquemment, tu dois m’obéir. Pas de réplique : en avant, marche ! »

Et le tyrannique Caboulot avait, sans cérémonie, pris le bras de sa sœur et l’avait conduite nous savons où.

Cependant, Louise, toujours agenouillée, disait :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! ce pauvre Gustave, le revoir en cet état !

— Mort ! mort ! sanglotait à son tour le Caboulot, mort sans avoir atteint son but, sans s’être vengé et avoir vengé la société !

— Mort sans m’avoir pardonnée ! » reprenait Louise, comme un écho funèbre.

Ces lamentations duraient depuis cinq minutes, quand tout à coup le Caboulot bondit sur ses pieds, galvanisé par une pensée soudaine.

« Assez pleuré ! cria-t-il. L’homme qui sort d’ici est l’assassin de Gustave : il faut que cet homme-là meure avant d’entrer dans Québec. Je l’attraperai bien. »

Et il se disposa à prendre son élan.

« Es-tu fou ? exclama Louise en le retenant par le bras… Me laisser seule ici ?… abandonner ce pauvre Gustave, qui vit peut-être encore ?…

Et elle posa la main sur le cœur du moribond.

Le Caboulot trépignait.

« Je veux le tuer ! je veux le tuer ! rugissait-il… Point de pitié pour cet assassin d’enfer, pour cet ignoble espion, pour ce voleur de dot !

— Attends, attends ! dit tout à coup Louise, anxieuse et penchée sur la poitrine du cadavre.

— Point d’attente !… C’est tout de suite… la main me démange ! répondit sourdement le Caboulot, fou de colère et de douleur. »

Il allait bondir, quand Louise eut un soudain tressaillement.

« Reste, mon frère, Gustave n’est pas mort… son cœur bat, » s’écria-t-elle.

Et elle releva vers le bouillant Georges sa pâle et douce figure, où brillait un rayon d’espérance.

« Dis-tu vrai ? » exclama le petit étudiant, qui se précipita sur le corps de Després et appliqua son oreille sur la poitrine du blessé.

« En effet, dit-il au bout de quelques secondes, le cœur bat et ce pauvre Gustave est encore vivant… Tout espoir n’est pas perdu. »

Puis se relevant :

« Vite, à l’œuvre… Je cours chercher de l’eau… Nous le sauverons, Louise. »

Heureusement qu’un ruisseau coulait à quelques pas de là, sous le petit pont dont nous avons déjà parlé. Le Caboulot s’y transporta en deux enjambées et rapporta de l’eau dans son chapeau.

Quoique étudiant de première année, le jeune Gaboury aurait eu honte de ne pas savoir bassiner une blessure. Il lava donc à grande eau la plaie qui ouvrait le front de Després, puis la banda soigneusement avec le mouchoir de Louise, préalablement trempé dans le ruisseau.

Et, satisfait de son pansement, il regarda le blessé, lui tenant le pouls, comme aurait pu faire un vrai médecin.

Ce traitement si simple du futur docteur en médecine suffit cependant pour ranimer le Roi des Étudiants. Le pouls reparut à l’artère radiale ; la figure se colora imperceptiblement, et la respiration devint plus facile. Quelques mots inintelligibles s’échappèrent même des lèvres pâles du jeune homme.

Mais il ne bougea pas autrement, et ses yeux demeurèrent entrouverts.

« Allons, grommela le Caboulot, avec toute l’importance d’un vieux praticien, le cerveau a subi une plus forte commotion que je ne le pensais, et Gustave a besoin de soins attentifs. Je vais aller chercher une voiture et nous le transporterons à Québec, chez lui.

— Non pas, répliqua vivement Louise, c’est chez nous qu’il faut l’emmener. Je serai sa garde-malade, et peut-être…

— Au fait, tu as raison, ma sœur, et je ne suis qu’une grue de n’avoir pas songé à cela. Gustave sera tellement dorloté et médicamenté chez le père Gaboury, qu’il reviendra à la santé malgré lui… Mais, ajouta-t-il en remettant son chapeau sur sa tête, je suis ici à dire des fariboles, tandis que je devrais galoper à la recherche d’une voiture. Attends-moi : je ne serai pas longtemps. »

Et le petit étudiant partit comme un trait, bondit par-dessus la haie avec l’agilité d’un acrobate, prit sa course dans la direction de Québec, et disparut finalement à un coude du chemin.

Louise resta donc seule, en face du moribond.

La nuit tombait : l’obscurité envahissait le parc et la clarté rougeâtre qui estompait le couchant faisait ressortir davantage les teintes sombres de la forêt.

Aucun bruit ne s’élevait de la route de la Canardière ; seules, les grenouilles, croassant dans les flaques d’eau, faisaient entendre leur monotone trémolo, auquel répondait d’une façon sinistre la respiration comateuse du blessé.

Louise eut peur…

Quoique éveillée, elle eut un singulier cauchemar. Il lui sembla que le corps de Després se redressait lentement et se remettait sur ses pieds, avec des mouvements d’automate ; les yeux du malheureux se changeaient en charbons ardents ; sa blessure se rouvrait et laissait couler un flot de sang lumineux ; puis, enfin, une voix sépulcrale se faisait entendre, qui disait : « Tu vois, Louise, cette horrible blessure : elle va me tuer ; mais ce n’est rien en comparaison de celle que tu fis à mon cœur, il y a sept ans… Je me meurs depuis ce jour, Louise : adieu !… » Et le corps retombait lourdement en travers du sentier durci…

À cette horrible vision, la pauvre jeune fille sentit une sueur glacée inonder ses tempes, et elle ne put que se laisser choir sur ses genoux, en voilant sa figure de ses mains tremblantes.

Elle était dans cette position depuis une minute à peine, quand un frôlement imperceptible agita le feuillage tout près de là… Une figure blême se glissa derrière la jeune fille agenouillée ; deux mains, tenant un foulard plusieurs fois replié, s’avancèrent en silence de chaque côté de sa tête ; puis, soudain, le foulard glissa rapidement sur la bouche, et se trouva noué derrière la nuque de Louise…

La malheureuse affolée de terreur, voulut crier ; mais l’horrible figure lui apparut, grimaçante et moqueuse…

Alors, la pauvre jeune fille perdit tout à fait connaissance entre les bras de la sinistre apparition, pendant que ses lèvres décolorées murmuraient :

« Encore lui ! »………………………………………

Cinq minutes plus tard, le roulement sourd d’une voiture se fit entendre et un homme apparut dans le sentier.

C’était le Caboulot.

Il était suivi du cocher de la voiture, qui venait lui aider à transporter le Roi des Étudiants évanoui.

La première parole du Caboulot fut à l’adresse de sa sœur.

« Ai-je été trop longtemps, ma sœur ?… As-tu eu peur ? » demanda-t-il.

Pas de réponse.

« Où es-tu donc, Louise ? » reprit le jeune homme, en élevant la voix.

Même silence.

L’inquiétude commença à gagner le petit étudiant. Louise pouvait bien s’être éloignée de quelques pas, et pour une minute ou deux ; mais, dans tous les cas, elle devait se trouver à portée d’entendre les appels réitérés de son frère.

Le Caboulot se fit cette supposition, et beaucoup d’autres, mais inutilement : Louise demeura introuvable. On eut beau chercher, fouiller le parc : rien !

Alors, un véritable désespoir s’empara de l’enfant. Il aurait sangloté, s’il eût été seul.

Que faire ?…

Le petit étudiant le demandait à tous les échos de la Canardière et à tous les saints du calendrier. Placé dans la dure alternative d’abandonner sa sœur ou de risquer la vie de son ami Després, en le privant des soins immédiats que requérait son état, le Caboulot ne savait quel parti prendre… Il se lamentait et s’arrachait les cheveux ; mais ces démonstrations violentes n’avançaient pas les choses…

Le cocher risqua un avis. Par hasard, ce cocher-là se trouvait être un homme de bon conseil.

« Mon petit monsieur, dit-il, écoutez-moi. Votre position est embêtante, je l’avoue ; mais ce n’est pas en vous donnant des taloches et en geignant que vous en sortirez… Allons au plus pressé ; il y a ici un homme qui peut mourir, faute de soins : dépêchons-nous de le transporter en bon lieu. Puis, si vous ne trouvez pas votre sœur à la maison, eh bien ! vous aurez toute la nuit pour chercher. Pas vrai ?

— Vous avez raison, murmura le Caboulot ; si Gustave mourait sans médecine, je me le reprocherais toute ma vie. Transportons-le dans la voiture, et filons vers Québec. Je reviendrai plutôt.

Trois quarts d’heure après, le Roi des Étudiants reposait dans le lit virginal de Louise.

Un médecin était à son chevet.