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Le Roi des étudiants/Une distillerie clandestine

La bibliothèque libre.
Décarie, Hébert et Cie. (p. 170-182).

Chapitre XXII

Une distillerie clandestine


À l’époque où se passaient les événements que nous sommes en train de raconter, il y avait, sur la route de Charlesbourg, une singulière habitation.

C’était une vieille masure tombant en ruine, lézardée sur toutes ses faces et laissant croître une mousse verdâtre dans les interstices de ses pierres branlantes.

Cette maison de sinistre apparence avait dû appartenir autrefois à quelque riche bourgeois, à en juger par ses vastes dimensions et les vestiges d’élégance qui restaient de son architecture délabrée. Mais, depuis de longues années, sans doute, son propriétaire l’avait abandonnée, car elle tombait de vétusté, sans qu’une main charitable songeât le moins du monde à entraver les ravages du temps. Les larges fenêtres cintrées de la façade étaient veuves de plus d’un carreau, et les deux petits soupiraux de la cave en manquaient absolument. Seule, une armature en fer, composée de gros barreaux entrecroisés, protégeait ces dernières ouvertures, percées au ras du sol.

Mais ce qui contribuait, plus que tout le reste, à faire de cette vieille mâsure un lieu de prédilection pour maître Satanas et ses diablotins, c’était sa situation exceptionnelle. Accroupie sur un monticule de rochers grisâtres, à l’entrée d’un bois et sur le bord d’une profonde ravine, l’habitation solitaire, semblait, en effet, ne pouvoir manquer d’attirer l’attention du diable, comme pied-à-terre à quelques arpents de Québec.

La superstition populaire se disait que le sombre roi de l’abîme eût été là comme chez lui au milieu des chouettes et des hiboux, à quelques pas d’un quartier célèbre en vols et en assassinats, non loin de la haute chaîne des Laurentides, où se trouvait probablement l’enfer.

Et les paysans, revenant du marché, qui passaient par là, une fois la nuit tombée, faisaient prendre le grand trot à leur monture et se signaient formidablement, en face de la maison suspecte.

Même, plus d’un de ces braves Charlesbourgeois, que leur mauvaise étoile forçait à cheminer, ainsi la nuit, affirmaient avoir vu d’étranges lumières danser derrière les carreaux crasseux de la mâsure abandonnée, et entendu des cris encore plus étranges éveiller les échos d’alentour.

Il était donc évident que cette maison maudite était hantée, et servait de refuge à des légions de diablotins en rupture de ban qui venaient y faire leur sabbat.

Il n’y avait, d’ailleurs, pour s’en convaincre, qu’à regarder, au beau milieu des nuits les plus noires, l’épaisse fumée phosphorescente qui s’échappait de la haute cheminée.

Le bois dont se chauffent les chrétiens ne fait pas une fumée comme celle-là, une fumée pointillée de tisons brûlants et sentant le soufre à plein nez.

Donc, la vieille maison était hantée !

Voyez-vous ça !… l’enfer ayant une succursale sur le bord d’une grande route, et aux portes d’une honnête ville, d’une respectable capitale !

Ah ! Québec pouvait bien contempler, tous les dix ou vingt ans, le spectacle d’un de ses quartiers les plus populeux flambant comme une manufacture d’allumettes !

Cependant, malgré toutes ces preuves plus convaincantes les unes que les autres, en dépit des hurlements sinistres et des lumières dansant comme des feux-follets, nonobstant même la fumée noirâtre pointillée de tisons ardents, nous devons à la vérité historique de dire que les bons habitants de Charlesbourg se trompaient… que la maison mystérieuse n’était pas hantée !

Ou, si l’on tient à ce qu’elle le fût, ce n’était pas par des démons folâtres, mais bien par une vieille femme inoffensive, n’ayant pour toute compagnie qu’un grand chien fauve, un gros chat noir et un… fils aux trois-quarts idiot.

Que faisait là ce quatuor disparate ?

Ah ! dame ! c’est précisément la question que se posaient inutilement, depuis longtemps, les gens timorés et à l’imagination plus superstitieuse que rusée.

Ceux-là seuls – et ils étaient en petit nombre – qui auraient été à même de répondre, se gardaient bien de le faire. Une indiscrétion de leur part eût pu les priver de l’avantage inappréciable de partager un secret important, et faire ouvrir les yeux à des autorités justement inflexibles.

Voici comment et pourquoi…

La masure sinistre servait de quartier-général à un certain nombre de jeunes gens qui y avaient installé une distillerie clandestine de whisky, dans le but de frauder la douane et de boire à bon marché. La cave, haute et pavée, servait de laboratoire, et c’est là qu’était installé, sur un fourneau adossé à la cheminée, un alambic de gros fer-blanc et le reste du matériel indispensable.

La vieille femme et son imbécile de fils étaient les seuls ouvriers de cette manufacture primitive. La mère distillait patates, grains et autres céréales, tandis que le fils entretenait le feu, coupait le bois et tirait l’eau d’un immense puits creusé dans un angle de la cave.

Il y avait bien aussi le chien et le chat, mais ces deux quadrupèdes n’étaient pas attachés directement à la distillerie. Tout au plus pouvait-on les considérer comme des comparses. Le premier veillait au salut commun, et le dernier gardait, d’une patte énergique, la matière première – les céréales – contre les rats et autres vermines de la même catégorie.

Le whisky de contrebande de cette distillerie au petit pied n’était certes pas de première qualité, mais on y ajoutait divers ingrédients savants qui en relevaient le goût ; et, d’ailleurs, il coûtait si peu, grisait si bien et se fabriquait si vite, que les habitués n’avaient pas le droit de se montrer difficiles.

Depuis deux ans déjà, dans cette maison isolée sur la route de Charlesbourg, à deux pas de Québec, les céréales se transformaient ainsi en whisky, à la barbe des autorités du fisc, lorsque nous y pénétrons. C’est dans la soirée même où Gustave Després était transporté mourant chez le père Gaboury.

Il fait nuit. Les chouettes houloulent dans les lézardes de la muraille ; les grenouilles coassent au sein du marécage voisin ; le gros chat noir ronronne, accroché à la gouttière du toit, et le grand chien fauve, couché sur le perron de pierre de la masure, fait semblant de dormir.

Entrons.

Nous sommes dans une vaste salle où il n’y a pour tous meubles qu’une immense table de bois brut, flanquée de cinq ou six chaises boiteuses. Au fond de la pièce, dans un angle obscur, une gigantesque armoire s’adosse à la muraille, tandis que, tout près de là, se voit la porte entrouverte d’un cabinet noir.

Un feu de branches mortes flambe dans l’âtre d’une large cheminée, faisant mijoter à gros bouillons un pot-au-feu de lard salé.

La maîtresse du logis est là, tout près, surveillant la cuisson du succulent souper qui se prépare.

C’est une femme d’un âge incertain, mais à coup sûr, plus près du crépuscule de sa vie que de son aurore. Une sorte de résille emprisonne sa chevelure grise et permet à sa figure anguleuse, heurtée, de se détacher en vigueur… La bonne femme culotte tranquillement un brûle-gueule, pendant que, d’un genou distrait, elle bat la mesure de ses pensées.

Cette estimable contrebandière répond au doux nom de la "mère Friponne" – une petite appellation d’amitié qui lui vient de ses pratiques.

En face d’elle, et accoudé fantastiquement sur la grande table, se voit le digne rejeton de la mère Friponne. C’est un grand garçon d’un blond fadasse, efflanqué, boursouflé, à l’œil atone, aux chairs flasques. Tout indique chez cet être dégradé l’abrutissement le plus complet.

À portée de sa main, sur la table, il y a une bouteille et une petite tasse de fer-blanc. De temps à autre, le brave garçon se verse une rasade et l’avale – histoire d’apaiser sa faim, en attendant le souper qui retarde.

À un moment donné, la vieille retire son brûle-gueule de ses lèvres, arrête le mouvement cadencé de son genou, relève son nez pointu et apostrophe ainsi son aimable rejeton :

« Ah ! çà, vilain garnement, vas-tu bientôt cesser de boire ? Tu es rendu à ton sixième verre depuis une demi-heure. »

À laquelle apostrophe le vilain garnement répond d’une voix enrouée :

« C’est pour empêcher le gosier de me racornir.

— Ivrogne ! bois de l’eau.

— L’eau m’est contraire.

— Voyez-vous ça !… monsieur qui a des délicatesses d’estomac !

— Vous dites vrai, la mère ; il n’y a que le whisky qui me désaltère.

— Tu es brûlé, brûlé de la tignasse aux talons.

— Hé ! c’est pour ça que je bois tant – pour jeter de l’eau sur le feu.

— Tu n’es qu’une sale trogne, et tu me ruines.

— Ah ! pour ça, non : le whisky coûte trop bon marché ici.

— Bon marché… hum ! il ne faut pas trop le dire… les policemen ont le nez fin…

— Bah ! je m’en moque, moi, de ces gens-là… et, pourvu que la grande chaudière ne crève pas…

— Ce n’est pas ça qui est à craindre, car elle est en fer-blanc double. Il y a autre chose qui me chiffonne.

— Quoi donc, la mère ?

— C’est que nos pratiques nous laissent. Voilà plus de deux jours que personne n’est venu, et, pourtant, ça fait le deuxième baril que nous faisons.

— As pas peur, la mère… je les boirai, moi.

— Ça nous rapportera un beau profit, vraiment.

— C’est encore curieux, allez…

— Tu es fou.

— Fou, le Simon à la mère Friponne ?… Ah ! que non. Tenez, vous allez voir. Faisons un marché.

— Radote tout seul et laisse-moi brasser ma fricassée. »

Et la bonne femme se leva, pour se livrer toute entière à cette importante opération.

Mais elle laissa bientôt tomber sa cuiller-à-pot, en entendant un bruit argentin auquel son oreille ne se trompait jamais.

Ce bruit était produit par la chute de plusieurs pièces de monnaie que Simon faisait trébucher sur la table.

La mère Friponne ne fit qu’un saut de la cheminée à son fils. Sans plus d’explications, elle saisit le pauvre garçon à la gorge et, lui montrant le poing resté libre :

« Brigand ! rugit-elle, tu m’as volée.

— Lâchez-moi ! vous m’étouffez ! râla Simon.

— Non, je vas t’étrangler tout-à-fait.

— Aïe ! ouf !

— Fainéant ! bourreau ! assassin ! rends-moi mes pauvres épargnes.

— Aïe ! aïe ! ! aïe ! ! !

— Mon argent ! mon argent ! ! mon argent ! ! ! »

La lutte prenait des proportions épiques, et les doigts crochus de la mère Friponne étaient sur le point d’envoyer le malheureux Simon "ad patres", lorsqu’un spasme suprême le dégagea.

Son premier soin fut de mettre la table entre sa terrible mère et lui ; son second, de pousser coup sur coup trois ou quatre soupirs de cachalot. Après quoi, il cria :

« C’est à moi, cet argent-là ; c’est le beau monsieur de l’autre jour qui vient de me le donner.

— Tu mens ! grogna Friponne.

— Je mens ?… Ah ! mais vous m’y faites penser : il est à un arpent d’ici, sur la butte qui m’attend, et moi qui l’avais oublié ! »

Simon se précipita vers la porte, mais l’incorruptible Friponne le happa au passage.

« De quel monsieur veux-tu parler ? demanda-t-elle, d’une voix terrible.

— De "l’Américain".

— Ah !

— C’est la vérité, vrai ; et, tenez, il est là qui m’attend… il va me battre, c’est sûr.

— Pourquoi t’a-t-il donné cet argent ?

— Je l’ai rencontré il y a environ une demi-heure, dans le petit bois en arrière, comme je ramassais une brassée de branches sèches. Il avait une fille presque morte dans ses bras, et il m’a dit comme ça :

« — Y a-t-il du monde chez vous ?

« — J’sais pas, que j’ai répondu.

« — Vas-y voir, qu’il a repris ; je vais t’attendre ici.

« Et il m’a mis dans la main ces belles pièces blanches que je viens de vous montrer. Voyez, êtes-vous contente, à présent ?… direz-vous encore que je vous vole ? »

Et Simon, radieux d’avoir établi son innocence, oublia de nouveau sa commission et se dressa majestueusement devant sa mère.

Mais celle-ci ne le laissa pas jubiler longtemps.

— Imbécile ! cria-t-elle, triple fou ! tu ne vois donc pas que cet homme t’attend pour entrer ici et qu’il doit être furieux.

— Tiens, c’est pourtant vrai !

— Cours vite lui dire qu’il n’y a personne et qu’il peut venir sans crainte. »

Et la vieille poussa rudement son fils au dehors, pendant qu’elle grommelait entre ses dents :

« Une si bonne paye ! un Américain bourré d’or et qui m’a promis cent belles piastres, le faire attendre ! »

Cinq minutes plus tard, Simon rentrait, suivi d’un homme bien mis, qui tenait dans ses bras une jeune fille exténuée…

Cet homme était Lapierre ; la jeune fille, Louise Gaboury.

— Bonsoir, la mère, dit l’homme ; vous pouvez vous vanter d’avoir pour fils un fier imbécile : il m’a laissé morfondre à la porte pendant près d’une heure, sans nécessité… Mais c’est égal ; puisque me voilà, arrivé sans encombre, je lui pardonne. Avez-vous une chambre pour cette femme ?

— J’en ai plusieurs, répondit la mère Friponne, mais il y en a de plus mignonnes les unes que les autres.

— Je veux la meilleure et, surtout, la plus éloignée d’ici.

— Alors, c’est la chambre du nord – un vrai nid d’hirondelle pour la tenue.

— Cette chambre ferme-t-elle à clé ?

— Il y a un solide verrou en dehors : ça vaut mieux.

— Très bien. Et les fenêtres ?

— Une seule, et encore, on peut l’assujettir en dehors avec des clous.

— Je vous loue cette chambre, mais à une condition : vous y garderez cette jeune fille prisonnière jusqu’à nouvel ordre – pendant trois ou quatre jours au plus ; vous la traiterez convenablement et ne la laisserez manquer de rien ; en outre, personne ne doit savoir qu’elle est ici, et il faut que vous veilliez attentivement à ce qu’elle ne s’échappe pas…

— Ah ! pour ça, j’en réponds, interrompit la mère Friponne.

— Bien. À ces conditions-là, je vous donnerai cinquante piastres le jour où je viendrai rendre la liberté à cette jeune fille. En attendant, voici dix billets de cinq pour vous mettre à même de bien soigner ma protégée. Ça vous va-t-il ?

— Si ça me va !… c’est-à-dire que la charmante poulette sera tellement bien chez la mère Friponne, qu’elle n’en voudra plus partir et que vous serez obligé de l’emmener de force. »

Et la vieille, après cette boutade un peu prétentieuse, engouffra dans sa poche les précieux billets de l’Américain et se mit en devoir d’installer Louise dans sa fameuse chambre du nord.

La chose se fit en peu de temps, car les prières et les larmes de la pauvre fille ne retardèrent pas d’une minute son emprisonnement. La mère Friponne avait les fibres du cœur furieusement coriaces, et elle en avait vu d’autres que ça sans s’émouvoir.

Quand tout fut terminé et que les verrous furent scrupuleusement poussés en travers des ais de la porte, la fabricante de whisky en contrebande retourna à la cuisine, où l’attendait stoïquement Lapierre.

« Ça y est, dit-elle. La petite a bien fait quelques difficultés, mais la mère Friponne a encore la poigne solide, et tout s’est passé comme sur des roulettes.

— C’est bien, » répondit distraitement Lapierre.

Et il ajouta d’une voix sourde :

« Celle-là, du moins, ne viendra pas se jeter dans mes jambes, lors de la signature du contrat. Quant à l’autre… »

Il n’acheva pas sa pensée, mais réfléchit quelques secondes et demanda :

« Votre cave est-elle sûre ?

— Que voulez-vous dire ? balbutia la bonne femme, songeant à sa petite industrie.

— Oh ! rassurez-vous, reprit le questionneur, je n’ai aucunement l’intention d’aller vous dénoncer aux agents du fisc. Faites le négoce qu’il vous plaira de faire ; je n’ai rien à y voir. Vous savez ce que je vous ai dit il y a deux jours : chacun gagne sa vie comme il peut, et il n’y a que les sots qui crèvent de faim. La contrebande n’est une faute que lorsqu’on se fait prendre. C’est ma morale à moi.

— Et la mienne aussi, ne put s’empêcher d’ajouter la vieille.

— C’est la bonne, reprit Lapierre. Distillez donc en paix et ne craignez rien en moi, si vous me servez bien. Mais répondez à ma question :

« Votre cave est-elle sûre ? »

— Dame ! je crois bien ! répondit Friponne, en se gourmant… des murs de deux pieds d’épaisseur, la porte condamnée, les soupiraux défendus par des barreaux de fer gros comme mon poignet !…

— Ah ! ah !… De sorte qu’un homme qui serait enfermé là n’en sortirait qu’avec votre permission ?

— Pour ça, oui.

— En ce cas, la mère, préparez-vous à gagner encore une petite centaine de piastres et à recevoir un nouveau pensionnaire. Je vous l’enverrai probablement lundi dans la nuit. Il est un peu turbulent, mais les deux gaillards qui l’emmèneront ici vous aideront à le calmer… D’ailleurs, vous ne le garderez pas longtemps. »

La mère Friponne était éblouie.

« Ah ! mon bon monsieur, s’écria-t-elle, quel fier homme vous faites et je vous remercie donc !… Deux cents piastres ! mais c’est une petite fortune !

— Il s’agit de la gagner loyalement, répliqua Lapierre, se disposant à partir.

— N’ayez souci ; vos pensionnaires sortiraient plutôt de l’enfer que de chez la mère Friponne.

— C’est ce que nous verrons. Je reviendrai demain. Au revoir. »

Et, Lapierre partit, se dirigeant rapidement vers Québec, tout en grommelant :

« Ah ! mon petit Després, il paraît que je t’ai manqué ; mais j’ai bien peur que, tout de même, tu ne puisses apporter à Mlle Privat les preuves que tu lui as promises… »

Quant à la vieille et à son fils Simon, ils se mirent tranquillement à table, comme d’honnêtes travailleurs qui ont fait une bonne journée.