Le Roi des étudiants/Le Roi des étudiants entre en campagne

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Décarie, Hébert et Cie. (p. 124-131).

Chapitre XVII

Le Roi des Étudiants entre en campagne


Gustave Després – nous voulons lui conserver ce nom sous lequel il était connu à l’Université – Gustave Després, disons-nous, occupait, rue Saint-Georges, un appartement confortable, composé de deux pièces.

L’une de ces pièces, bien éclairée et presque spacieuse, donnait sur la rue et cumulait les attributions de cabinet de travail, de salon et de laboratoire chimique.

C’était une sorte de pandémonium où il y avait un peu de tout.

Les crânes grimaçants y coudoyaient sans façon les fioles de médicaments ; les tibias et les fémurs, épars et disparates, se prélassaient philosophiquement sur les meubles ; un atlas d’anatomie, tout ouvert et peu soucieux de la crudité de ses planches, reposait cyniquement sur un volume de poésie d’Alfred de Musset… et la grande table, dressée au milieu de la pièce, ne se faisait pas scrupule de marier, dans le plus charmant des désordres, livres de médecine et romans, scalpels et pipes, tabac et journaux, os humains et cornues de verre !…

Ajoutez à tout cela une bibliothèque adossée à la muraille, dans un coin, un canapé, deux chaises, un joli hamac havanais suspendu aux solives du plafond, et un petit poêle de fonte, en forme de pyramide, à deux pas de la table… puis faites-vous un peu l’idée du chaos que ça devait être…

Cependant, le Roi des Étudiants se plaisait au milieu de ce désordre artistique. Il aimait à embrasser d’un coup d’œil, pêle-mêle et heurtées, toutes ces choses si peu faites pour aller ensemble… Sa puissante imagination y puisait des éléments de rêverie et s’y repaissait, comme le fait le gourmet à la vue d’une table abondamment servie.

La seconde pièce, plus petite et située en arrière, servait de chambre à coucher. Il est inutile pour nous d’y pénétrer et d’en faire la description.

Passons donc.

Comme on le voit, le logement de notre ami Després ne manquait pas d’un certain luxe ; et, pour un carabin surtout, il pouvait presque passer pour somptueux.

C’est que le Roi des Étudiants n’était plus ce jeune homme riche seulement d’illusions que nous avons connu à Saint-Monat. Un de ses oncles, célibataires, avait eu, deux années auparavant, le bon esprit de coucher Gustave sur son testament, et la non moins bonne idée de partir pour un monde meilleur.

Or, ce respectable vieux garçon laissait après lui, outre les regrets de rigueur, une petite fortune assez rondelette, que Després empocha sans se faire prier le moins du monde.

Et voilà comment il se faisait que le Roi des Étudiants pouvait loger sous des lambris décents, et tenir tête aux exigences de la haute dignité dont l’avait revêtu ses confrères.

Le 22 juin de l’année 186… juste au lendemain de la scène à laquelle nous venons d’assister entre le Caboulot et sa sœur, Gustave Després fumait sa pipe, nonchalamment étendu dans son hamac.

Il était environ trois heures de l’après-midi.

Le Roi des Étudiants venait de rentrer du cours, et, à moitié perdu dans un nuage de fumée, il paraissait réfléchir profondément.

Quelques heures auparavant, il avait eu avec Champfort une longue conférence, qui s’était terminée par le dialogue suivant :

« Ainsi, Paul, tu ne crois pas qu’il aille ce soir à la Folie-Privat ?

— Edmond, qui l’a vu tout à l’heure, doit remettre à ma tante une lettre de Lapierre, dans laquelle il s’excuse de ne pouvoir se rendre aujourd’hui à la Canardière.

— Ah ! voilà qui ne laisse aucun doute. Dans ce cas, je vais commencer de suite mes petites combinaisons. »

Il n’est que temps, mon cher Després, car le pouvoir de ce coquin s’affermit de jour en jour.

— Bah ! laisse-moi faire : nous avons encore quatre grandes journées devant nous, et c’est plus qu’il m’en faut pour charger la mine qui fera tout sauter.

— Que comptes-tu faire à ton entrée en campagne ?

— Mais pas grand-chose, mon cher. Je compte aller tout bonnement me promener à la Canardière. Ta tante possède un fort joli parc, et j’ai l’intention d’y aller herboriser.

— Oui, je comprends… et, tout en herborisant, tu feras nos petites affaires.

— Précisément, mon cher. Tu peux t’en rapporter à moi : une fois dans le cœur de la place, je mènerai rondement les choses. Ce n’est pas pour rien que je suis allé jusqu’aux États-Unis relancer le misérable qui m’a envoyé au pénitencier ; ce n’est pas pour rien, non plus, que j’attends depuis de longues années le moment où je pourrai broyer cette canaille sous mon talon…

« L’heure approche ; elle va sonner… le Roi des Étudiants entre en campagne !

— Vive le Roi des Étudiants ! avait dit Champfort, en prenant congé.

— À demain, avait répondu Després. Il y aura probablement du nouveau. »

Et Champfort était parti, laissant Després débrouiller seul les fils de sa trame.

Depuis environ une demi-heure, Gustave jonglait dans son hamac, en suivant d’un regard distrait les capricieuses ondulations des petites colonnes de fumée qui s’échappait de ses lèvres, lorsque soudain, un coup de sonnette retentit.

Gustave sauta à terre et murmura :

« C’est lui ; il est exact. »

Quelques secondes ne s’étaient pas écoulées ; quand on frappa à la porte et que la figure sympathique d’Edmond Privat se montra dans l’encadrement.

« Ah ! mon cher, voilà qui s’appelle répondre gentiment à une invitation, s’écria Després en secouant la main du jeune homme.

— Votre Majesté ne pourra donc pas dire, comme Louis XIV, qu’elle a failli attendre, répondit Edmond en riant.

— Oh ! ma Majesté n’y regarde pas de si près, et n’est pas aussi exigeante que le Roi-Soleil. Elle s’accommode fort bien de l’empressement amical de ses fidèles sujets de l’Université Laval.

— En ce cas, sire, mettez mon amitié à contribution, repartit Edmond, en s’inclinant avec un respect comique.

« Votre Majesté m’a dépêché une estafette, armée d’un billet, m’invitant à transporter ma rutilante personne ici. Je suis accouru. Que veut le Roi des Étudiants ?

— Ce qu’il veut ?… Je vais te le dire, "prends un siège, Cinna", et assieds-toi. »

L’étudiant en droit s’installa dans un fauteuil.

« Mon cher Edmond, reprit Després d’une voix grave, j’ai à te parler de choses infiniment sérieuses, et j’ai besoin, avant d’entamer un sujet d’une aussi grande importance, que tu me dises sincèrement si tu aimes un peu cette vieille culotte de peau, qui s’appelle Gustave Després. »

Edmond regarda son ami avec des yeux étonnés, puis se levant d’un bond et lui prenant les mains :

« Si je t’aime ! si je t’aime !… s’écria-t-il. Mais, en vérité, mon pauvre Gustave, en douterais-tu, par hasard ?

— Allons, je te crois. Merci… avec de braves cœurs comme toi, on peut tout entreprendre et il faut jouer cartes sur table.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda Edmond, et pourquoi ces airs solennels ?

— Il y a, mon cher, que je veux empêcher un crime abominable de se consommer et un bandit d’entrer de force dans une famille respectable.

— Mais… qu’ai-je à voir dans cette affaire et comment puis-je t’être utile ?

— Tu as tout à y voir et tu dois m’aider, car la famille dont je parle est la tienne et le bandit qui cherche à s’y introduire se nomme Joseph Lapierre.

— Quoi ! s’écria le jeune Privat, mon futur beau-frère ?…

— Lui-même, mon cher.

— Et tu dis…

— Que c’est une horrible canaille, indigne de dénouer les cordons des souliers de ta sœur.

— Mais, d’où sais-tu cela ?

— Je possède tous les secrets de ce garnement et j’ai en ma possession assez de preuves pour le confondre de la façon la plus évidente…

— En vérité ?… Mais alors, ma pauvre sœur est donc victime de quelque horrible machination ?

— Mlle Privat est en effet si bien enchevêtrée dans le réseau de mensonges tissé autour d’elle par Lapierre, qu’elle ne peut s’échapper et qu’elle marche fatalement au sacrifice, croyant laver de la mémoire de son père une souillure imaginaire.

— Ah ! je comprends maintenant ses tristesses incompréhensibles et la demi-confidence qu’elle m’a faite un jour.

— Quelle confidence ? »

Edmond raconta à Després la scène du parc que l’on sait. Puis, quand il eut fini :

« Depuis ce jour, ajouta-t-il, j’ai compris qu’il y avait un secret terrible entre ma sœur et son fiancé… mais lequel !… C’est ce que je n’ai jamais pu deviner.

— Ce secret, mon cher, je te l’expliquerai en temps et lieu. Pour aujourd’hui, contente-toi de prendre ma parole et de savoir que ce secret est une habile combinaison de Lapierre pour forcer ta sœur à l’épouser et à lui apporter surtout une dot considérable.

— Oh ! l’infâme !… s’écria le frère de Laure, en serrant les poings… mais je ne souffrirai pas cela, moi, et dussé-je le tuer sur les marches de l’autel…

— Mauvais moyen, mon cher. La violence ne fait jamais de bonne besogne.

— Que faire alors ? je ne peux pourtant pas laisser cette pauvre Laure donner tête baissée dans un pareil traquenard.

— Que faire ?… Me laisser agir et suivre mes instructions. Cet homme m’appartient, Edmond. Il y a six ans que je le guette et que je m’apprête à venger la perte de mon bonheur.

— Que t’a-t-il donc fait ? demanda naïvement le jeune étudiant.

— Ce qu’il m’a fait ? rugit Després… Il m’a volé ma fiancée, puis, après s’être battu en duel contre moi, m’a dénoncé aux autorités, qui, elles, m’ont envoyé au pénitencier de Kingston…

— Voilà ce qu’il m’a fait ! »

Il se fit un silence.

Edmond Privat attendait que le calme fut revenu sur la figure sombre de Després. Enfin, il tendit à son camarade sa main finement gantée :

« Mon cher Gustave, dit-il, le danger que court ma sœur m’épouvante… je m’en rapporte à toi pour l’éloigner de sa tête… Mais, de grâce, ne perdons pas de temps et suis-moi au cottage. Nous tâcherons d’ouvrir les yeux de cette malheureuse enfant.

— Mon cher, j’allais te proposer cette petite promenade. J’ai besoin en effet de voir Mlle Privat, mais je dois lui parler à elle seule. La chose est-elle possible ?

— Hum ! à la maison, ce n’est guère praticable.

— Ne peux-tu la prier d’aller faire un tour dans le parc avec toi ?

— Oh ! pour cela, oui : c’est très facile.

— Une fois dans le parc, tu me feras l’honneur de me présenter à elle et tu t’éloigneras un peu, de manière à nous permettre de converser librement. Le reste me regarde.

— Mais, ma mère te verra pénétrer dans le parc.

— Pas du tout : j’entrerai sous le bois en faisant un détour, à distance du cottage.

— En effet, tout est pour le mieux : partons.

— Une minute. Lapierre ne viendra pas chez vous aujourd’hui, n’est-ce pas ?

— Je suis certain que non. Il a une affaire importante à régler, m’a-t-il dit, et j’apporte une lettre de lui à ma mère.

— Très bien. Maintenant un dernier mot.

— Parle.

— Donne-moi ta parole d’honneur de ne pas souffler mot à personne de la conversation que nous venons d’avoir.

— Pas même à ma mère ?

— Pas même à ta mère.

— Puisque tu le veux, je te la donne.

— Merci. Maintenant, je fais un bout de toilette et je te suis. As-tu ta voiture ?

— Oui, elle est à la porte.

— C’est bien ; nous serons rendus là-bas avant cinq heures.

— Oh ! oui, il n’est que quatre.

Després, qui avait fini sa toilette, rejoignit son camarade, et une minute après tous deux roulaient à grand fracas vers la Canardière.

Le Roi des Étudiants entrait en campagne.