Le Roi des étudiants/Le frère et la sœur

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Décarie, Hébert et Cie. (p. 116-123).

Chapitre XVI

Le Frère et la Sœur


Après maintes accolades et une prodigieuse quantité de baisers sonores, le Caboulot s’arrêta enfin pour reprendre haleine.

Il jeta son chapeau sur une chaise et se dirigea vers le guéridon pour y déposer un peu plus soigneusement un cahier de notes qu’il avait à la main.

Ce dernier mouvement lui fit apercevoir l’ouvrage de broderie oublié par sa sœur. Il s’en empara, et l’examinant avec une attention comique :

« Ah ! çà, ma grande sœur, s’écria-t-il, aurais-tu, par hasard, l’intention de te marier ?

— Pourquoi cette question ? fit Louise, en s’efforçant de sourire.

— Parce que, tonnerre d’une pipe, voici un jupon qui sent le "matrimonium" à plein nez.

— Oh ! le vilain garçon qui fouille dans les ouvrages de femmes !

— C’est que, hum !… mademoiselle ma sœur, vous m’avez toujours soutenu que vous ne travailliez pas pour les autres, et qu’à moins de prévisions matrimoniales très… très prudentes…

— Eh ! bien ?…

— Cette robe de baptême ne vous est pas destinée.

— Curieux, va ! Es-tu bien sûr, au moins, que ce soit une robe de baptême ?

— Dame ! ça m’en a tout l’air… Au reste, c’est peut-être une jaquette pour ta poupée, petite sœur.

— Tu sais bien que je ne "catine" plus.

— Alors, c’est une robe de baptême, puisque ça ne peut être que ceci ou cela. Sors-moi un peu de ce dilemme-là.

— Je n’ai pas fait ma rhétorique, et j’aime mieux rester entre les pattes de ton terrible dilemme, que d’en sortir pour me faire quereller.

— Ah ! ah ! voilà enfin un aveu… Ainsi, il est établi, irréfutablement établi que Mlle Gaboury s’est fait couturière pour entretenir à l’Université son flandrin de frère…

— Mais, pas du tout : j’ai des moments de loisir, des heures d’ennui… je les utilise, je m’amuse.

— Oui, oui… va-t-en voir s’ils viennent… Ce n’est pas à moi que l’on fait avaler de pareilles couleuvres.

— Quand je te dis…

— Ne dis rien, ne dis rien : tu t’enferrerais davantage. Je sais à quoi m’en tenir. Mon père et toi, vous suez le sang pour amarrer les deux bouts, et c’est moi qui en suis la cause : voilà l’affaire tirée au net.

— Mais, mon cher enfant…

— Louise, ma grande sœur, ce n’est pas bien, ça !… Je ne veux pas t’en dire plus long aujourd’hui… Et, tiens – comme je n’ai pas de rancune, moi – je vais te punir immédiatement en t’annonçant une nouvelle qui va probablement te causer une certaine émotion.

— Ah ! oui… ce grand secret que tu tiens en réserve depuis ce matin ?…

— Précisément. Te doutes-tu un peu de quoi il s’agit ?

— Mais, non… à moins que tu n’aies eu des nouvelles de… "lui".

Et Louise, toute tremblante, regarda anxieusement son frère.

« J’en ai, ma sœur, répondit gravement le Caboulot.

— Tu as des nouvelles de Gustave ?… tu sais où il est ? demanda vivement la jeune fille, qui devint pâle.

— Mieux que cela : je l’ai vu.

— Ici, à Québec ?

— À l’Université, où il est étudiant en médecine, comme moi.

— Ah ! mon Dieu ! »

Et Louise, étourdie par cette nouvelle imprévue, se laissa tomber sur un siège.

Depuis six ans que Gustave Lenoir – il portait son vrai nom à cette époque – était allé subir, au pénitencier de Kingston, la condamnation que lui avait valu son duel avec Lapierre, aucune nouvelle de lui n’était parvenue au Canada.

On s’était répété vaguement que le malheureux jeune homme, après s’être sorti de prison, avait traversé la frontière et s’était lancé tête baissée dans le formidable tourbillon de la guerre américaine. Mais, à part ce maigre renseignement, on ignorait absolument ce qu’il était devenu. Et le père de Gustave lui-même, questionné à ce sujet, déclarait ne rien savoir sur le compte de son fils.

De sorte que toutes les connaissances du jeune Lenoir avaient fini par le croire mort, tué sans doute – comme tant de ses compatriotes – dans une de ces épouvantables boucheries de la guerre de sécession.

Louise seule, ou à peu près, persistait à espérer… Son cœur, revenu tout entier aux chastes élans du premier amour, se refusait à accepter l’idée d’une séparation éternelle… Quelque chose lui disait qu’elle reverrait Gustave et que, régénérée par l’expiation, elle pourrait arracher de l’âme endolorie du jeune homme le dard que sa trahison y avait planté.

Pourtant, jusqu’à ce jour, rien n’était venu donner raison à cette voix intérieure, et, si tenace que fût l’espérance de la pauvre fille, elle subsistait malgré elle la froide influence de la désillusion.

Et voilà que tout à coup, sans préparation, elle apprenait, que, non seulement Gustave était vivant, mais encore qu’il était à Québec et que son frère l’avait vu !…

On conçoit donc l’émotion indescriptible qui s’empara d’elle.

Après une minute d’un silence anxieux, que le Caboulot respecta, Louise reprit, d’une voix tremblante :

« Ainsi, tu l’as vu ?

— Comme je te vois.

— Et tu lui as parlé ?

— Il y a deux mois que je lui parle tous les jours sans le connaître.

— Il est donc bien changé ?

— Ah ! pour ça, c’est plus que je ne puis dire : j’étais si jeune quand il venait chez nous, là-bas, que je n’ai guère fait attention à ses traits. Tout ce que je sais, c’est qu’il a beaucoup vieilli et que je ne l’aurais certes pas reconnu, sans l’histoire qu’il nous a contée.

— Quelle histoire ? »

Le Caboulot hésitait.

« Dis, insista Louise.

— Je veux tout savoir.

— Ce serait rouvrir inutilement une plaie maintenant fermée. »

La jeune fille s’approcha de son frère, puis lui prenant les mains :

« Mon cher enfant, dit-elle gravement, tu te trompes : la blessure dont tu parles saigne toujours. »

Le Caboulot la regarda avec surprise et douleur.

« Quoi ! fit-il, tu aimerais encore cet homme ?

— Eh bien ! oui, je l’aime ! répondit Louise avec explosion.

— Même après ce qu’il a fait ?

— Surtout après ce qu’il a fait, repartit avec force la jeune fille. S’il n’eût pas souffert à cause de moi, peut-être l’aurais-je oublié à jamais !… »

Le Caboulot paraissait ahuri.

Il regardait sa sœur avec des yeux hagards.

Tout à coup, un souvenir lui traversa la tête, et il lui fut impossible de se contenir plus longtemps.

« Eh bien ! ma sœur, s’écria-t-il, aime-le si tu veux, mais ce n’en est pas moins un fier misérable.

— Un misérable ?

— Oui, oui, un misérable, un gredin, un gibier de potence, tout ce que tu voudras ! » glapit le Caboulot exaspéré.

Et, comme Louise paraissait altérée, l’enfant reprit doucement :

« Vois-tu, ma chère sœur, je lui aurais peut-être pardonné le mal qu’il t’a fait, s’il eût montré du repentir… mais, loin de là, le brigand cherche à faire d’autres victimes, et, pas plus tard que la nuit dernière, Gustave nous racontait…

— Gustave ? interrompit Louise avec stupeur.

— Oui, Gustave.

— Gustave Lenoir ?

— Eh ! tonnerre d’une pipe, quel autre Gustave veux-tu que ce soit ?… »

Et le Caboulot regarda sa sœur avec des yeux tout écarquillés.

Louise respira.

« Quel est donc celui que tu appelles misérable et qui cherche encore à faire des victimes ? demanda-t-elle, la gorge serrée.

— Eh ! je te le dis depuis une heure, gronda le Caboulot : cette bête féroce, qui mord et déchire ceux qui lui font du bien, c’est Lapierre !

— Lapierre ! exclama la jeune fille, serait-il donc à Québec, lui aussi ?

— Il n’y est que trop, le brigand… Plût au ciel qu’il fût encore à canailler aux États-Unis, puisque ma pauvre sœur a la coupable faiblesse d’aimer un monstre semblable !

— Mais ce n’est pas lui que j’aime ! se récria vivement Louise.

— Vrai ?… Ah !… Mais qui donc aimes-tu, alors ?… Dis vite, petite sœur… Oh ! si c’était !…

— Oui, c’est lui… c’est Gustave ! Tu aurais dû le comprendre de suite. »

Le Caboulot ne répondit pas. Il sauta au cou de sa sœur et la couvrit de baisers.

Il avait la pensée tellement occupée de Lapierre, depuis le matin, qu’il avait cru que Louise voulait faire allusion à ce dernier, en parlant de blessure encore saignante.

De là le quiproquo et l’indignation en pure perte de notre bouillant ami le Caboulot.

Rassuré tout à fait, le petit étudiant devint calme et reprit :

« Ah ! Louise, tu m’as fait une fière peur, et la bile m’en a frémi dans sa vésicule !

— Mon cher Georges, il n’y a rien à craindre de ce côté-là, répondit la jeune fille. Je méprise ce Lapierre depuis le jour où j’ai appris sa lâche conduite dans la terrible nuit du duel.

— Il n’en fallait pas plus, assurément… Mais combien tu le mépriserais davantage, si tu avais entendu Després… pardon, Gustave…

— Pourquoi dis-tu Després ?

— C’est le nom que porte Gustave depuis… depuis qu’il a été au pénitencier.

— C’est juste, murmura Louise… Il ne veut plus porter un nom qui lui rappelle tant d’amers souvenirs.

— En effet, ma sœur… Je disais donc que si tu avais entendu Gustave, la nuit dernière, nous raconter toutes les infamies de ce brigand de Lapierre, tant au Canada qu’aux États-Unis, ce ne serait plus du mépris que tu éprouverais pour lui, mais de l’indignation et du dégoût.

— Qu’a-t-il donc fait, mon Dieu ? s’écria Louise… Voyons, mon cher Georges, raconte-moi tout cela minutieusement et n’oublie rien, surtout, de ce qui concerne ce pauvre Gustave… J’ai été bien coupable envers lui, et s’il était en mon pouvoir d’adoucir un peu l’amertume de ses souvenirs, je le ferais au prix des plus grands sacrifices.

— Tu sauras tout, Louise. Je ne te cacherai pas un mot, car, moi aussi, je veux t’aider à ramener l’espérance et le pardon dans le cœur de mon pauvre ami Gustave. »

Et le Caboulot fit à sa sœur le récit détaillé de tout ce qu’avaient révélé, la nuit précédente, Champfort et Després. Il n’omit pas l’engagement solennel pris par le Roi des Étudiants de démasquer Lapierre et de venger d’un seul coup toutes les dupes de ce chenapan.

Puis, lorsqu’il eut terminé :

« Ma, sœur, dit-il, nous avons notre coup d’épaule à donner dans cette œuvre solennelle de justice rétributive… J’ai compté sur toi : me suis-je trompé ?

— Mon frère, répondit gravement Louise, Dieu défend la vengeance, mais il ordonne la charité. Or, c’est de la charité que d’empêcher une malheureuse jeune fille d’être sacrifiée à un monstre pareil.

« Je ferai mon devoir : je vous aiderai !

— Merci, ma sœur, répondit le Caboulot : à cette condition, Gustave pardonnera peut-être !

— Que Dieu le veuille ! » soupira la jeune fille.

Le Caboulot se leva.

Sa figure rayonnait.

« À l’œuvre, maintenant ! dit-il. Le citoyen Lapierre n’a qu’à bien se tenir. »

Le frère et la sœur se séparèrent.

Six heures sonnaient à l’horloge de la cuisine et le père Gaboury rentrait.