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Le Roi des étudiants/Première escarmouche

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Décarie, Hébert et Cie. (p. 70-77).

CHAPITRE X

Première escarmouche


Le lendemain de la fameuse nuit dont nous venons de raconter les diverses péripéties, et qui se trouvait être le 20 juin 186… Paul Champfort cheminait seul sur la route de la Canardière, se dirigeant vers la Folie-Privat.

Il était environ cinq heures de l’après-midi.

Encore tout ému des confidences de son ami Després, et le cœur réchauffé par un rayon d’espoir, le jeune homme marchait d’un pas allègre, se demandant quel événement nécessitait sa présence au cottage, puisque sa tante avait pris la peine de l’envoyer quérir à Québec par un domestique.

Il y avait donc du nouveau là-bas !

Qui sait ?… Le mariage projeté, et dont les apprêts occupaient la famille de sa tante depuis plusieurs semaines, était peut-être retardé ou même rompu par quelque circonstance fortuite, quelque caprice de la jeune fiancée !…

Laure était si excentrique et son humeur sujette à tant de bizarres contradictions !

Et puis, après tout, Lapierre, pour être un fort habile homme, n’en était pas moins faillible comme le commun des mortels. Il pouvait bien, dans l’orgueil de son triomphe, avoir froissé d’une façon ou d’une autre l’ombrageuse susceptibilité de mademoiselle Privat et fait naufrage au moment d’atteindre le port !… D’ailleurs, qui empêchait que le remords, cet implacable juge de la conscience, ne l’eût enfin arrêté sur la pente de la trahison, au moment de conduire à l’autel la fille de sa victime !…

Champfort se faisait à lui-même toutes ces réflexions et se laissait ainsi bercer par une rêverie pleine d’optimisme, lorsqu’il arriva chez sa tante.

Madame Privat était occupée pour quelques minutes, dit au jeune homme :

— Ah ! te voilà, mon cher Paul… Ce n’est pas mal à toi d’être venu, bien que ce soit sur mon invitation expresse et qu’il m’ait fallu te dépêcher une estafette pour avoir l’honneur de ta visite… car tu nous négliges, Paul : voilà bien quatre grands jours que nous ne t’avons pas vu…

— Je vous en prie, ma tante, répondit l’étudiant, n’allez pas croire au moins que ce soit par indifférence. Mes examens approchent et je n’ai vraiment pas une minute…

— À perdre, n’est-ce pas ?

— Oh ! ma tante, que dites-vous là ? Vous savez bien que je ne suis nulle part plus heureux qu’ici, dans votre famille, et que les instants que j’y passe me semblent toujours trop courts.

— Voyons, mon pauvre Paul, ne va pas prendre mes taquineries au sérieux : je suis en gaieté aujourd’hui et je lutine tout le monde.

— Vous serez toujours jeune, ma tante…

— De caractère, peut-être… mais de figure, oh ! oh !… Allons, vilain flatteur, va t’amuser au salon avec ta cousine, en m’attendant. J’ai encore quelques ordres à donner, et je vous rejoindrai dans un instant. Paul obéit et se dirigea vers le salon.

Le piano, touchée par une main exercée, résonnait par toutes ses cordes, tantôt exhalant sa colère avec d’éclatants accords, et tantôt gémissant en une douce mélodie où semblaient trembler des sanglots.

Champfort s’arrêta à la porte, le cœur serré et en proie à une indicible émotion.

« Toujours seule et triste ! murmura-t-il. Pauvre Laure ! »

Puis, ne voulant pas laisser plus longtemps ignorer sa présence à deux pas de sa cousine, il frappa doucement.

Le piano se tut aussitôt, et Mlle Privat vint elle-même ouvrir.

« Ah ! c’est vous, mon cousin, fit la jeune fille un peu surprise.

— En personne, ma cousine, et enchanté d’avoir le plaisir de vous voir.

— Vous êtes bien aimable de condescendre jusqu’à venir visiter de pauvres campagnards comme nous.

— Je ne mérite pas aujourd’hui ce compliment, ma chère Laure, car c’est à la demande expresse de ma tante que je me suis transporté au cottage.

— En vérité ? Alors, c’est maman qu’il faut remercier. Il ne fallait rien moins que sa puissante intercession pour obtenir une faveur si précieuse.

— Comme vous dites, ma cousine. Je ne suis pas à moi en ce temps-ci : j’appartiens à mes auteurs de médecine.

— Heureux mortels que ces auteurs !

— Pas tant que vous croyez, car ils ont en moi un amant assez volage.

— C’est dans l’ordre, » répondit un peu sèchement la jeune fille.

Toute cette conversation s’était tenue sur un ton aigre-doux, moitié plaisant, moitié sarcastique, surtout du côté de Laure.

Champfort était habitué à ces boutades et ne s’en étonnait plus.

Il se dirigea vers le piano et, jetant les yeux sur un cahier de musique ouvert en face :

« Du Schuybert ? fit-il… Est-ce cela que vous jouiez tout à l’heure, ma cousine ?

— Quoi, vous écoutiez, monsieur ?

— Non pas, j’arrivais et je n’ai pu commander à mes oreilles de ne pas entendre la ravissante musique qui jaillissait de vos doigts.

— Ravissante musique ! ricana Mlle Privat… Mon cher cousin, vous n’êtes pas difficile : j’improvisais, je laissais courir ma pensée sur les touches.

— En ce cas, votre pensée, ma chère Laure, était bien triste.

— Pourquoi pas ?… Est-ce qu’il m’est défendu, à moi, d’être triste ? Ne puis-je, par hasard, avoir du chagrin comme le commun des mortels ?

— Oh ! vous avez certainement ce droit ; mais, pour ma part, je souhaiterais de tout mon cœur vous le voir exercer moins souvent.

— Que vous importe ? riposta Laure, avec une nuance d’amertume. Est-ce que ces choses-là dérangent un homme comme vous, qui n’a d’attention que pour d’affreux livres de médecine ?

— Laure, répliqua Champfort un peu ému, me croyez-vous sans cœur, et votre antipathie pour moi va-t-elle jusqu’à me refuser d’avoir de l’affection pour vous et votre famille ?…

— Que parlez-vous d’antipathie ? interrompit la jeune fille.

— Jusqu’à arrêter sur mes lèvres l’expression du profond intérêt que je porte à tous les membres d’une famille qui m’est chère par le double lien du sang et de la reconnaissance ? poursuivit Champfort, en s’animant.

— Tout doux, mon cousin, je n’ai pas cette prétention, et mon antipathie, comme vous dites, ne va pas jusque là.

— C’est fort heureux pour moi que vous sachiez mettre des bornes à cet inexplicable sentiment. Le poids m’en est déjà assez lourd comme ça, et je serais véritablement au désespoir de le voir s’augmenter, ne fût-ce que d’un atome. »

Laure se mordit légèrement les lèvres et ne répondit pas. Ses doigts se mirent à errer sur les touches d’ivoire, en gammes capricieuses, pendant que ses yeux rêveurs se fixaient vaguement sur ceux de Champfort.

Tout à coup, elle demanda brusquement :

« Êtes-vous fataliste, Paul ?

— Pourquoi cette question ? fit le jeune homme surpris.

— Peu importe… répondez toujours.

— Précisez davantage.

— Soit : croyez-vous qu’il y ait une destinée à laquelle on ne puisse se soustraire ?

— Non, je ne crois pas à cela : la vie humaine n’est pas une machine que Dieu monte avec un ressort à la naissance, et qui en suit l’invincible impulsion jusqu’à la mort.

— Ah ! vous pensez donc que l’on doit, en toute circonstance, se raidir contre un malheur qui nous semble inévitable.

— Je suis d’avis qu’il y aurait lâcheté à agir autrement.

— Même lorsque ce malheur est nécessaire ou nous paraît tel ?

— Même en ce cas… Mais, ma chère Laure, que parlez-vous de malheur et pourquoi ce mot vient-il sur des lèvres qui ne devraient que sourire ?

— Qui sait ?…

— Est-ce au moment où l’avenir ne vous promet que joie et félicité, où tout est rose à votre horizon, où vos souhaits les plus chers vont être réalisés… par votre mariage avec l’homme que vous aimez…

— Allez toujours…

— Est-ce à ce moment-là que vous devez avoir des idées sombres et parler de malheur ?

— Qui vous dit que je parle pour moi ?

— Qui me le dit ?… Eh ! mon Dieu, rien et tout.

— Ce n’est pas répondre.

— Il m’est difficile de répondre autrement, car mes suppositions ne sont fondées que sur un pressentiment, et ce pressentiment…

— Voyons.

— Je ne sais si je dois…

— Oui, oui, parlez.

— Sans réticences ?

— Sans réticences… comme à une amie.

— Eh bien ! "mon amie", ce pressentiment qui m’assiège murmure à l’oreille de mon cœur une étrange chose.

— Dites.

— Vous le voulez ?

— Je le veux.

— Voici : c’est que vous avez quelque motif mystérieux pour épouser l’homme qui vous fait la cour, et que…

— Achevez.

— Vous n’aimez pas cet homme."

Laure devint très pâle, et, pour cacher son trouble, elle se mit à exécuter sur le piano le plus fantastique des galops.

Quand ce fut fini, elle se retourna vers Champfort et se contenta de lui dire avec un singulier regard :

— « Mon cher Paul, il me vient une curieuse idée, à moi aussi.

— Me feriez-vous le plaisir… ?

— Oh ! volontiers : c’est que vous êtes jaloux de monsieur Lapierre.  »

Ce fut au tour de Champfort de pâlir. Mais, comme il n’avait pas à sa disposition la ressource du piano pour se donner contenance, Laure put à son aise suivre, sur la figure de son cousin, l’impression qu’elle avait produite.

Cependant, Paul balbutiait :

— «  Quelle idée ! grand Dieu, quelle idée !

— Elle est drôle, n’est-ce pas ?

— Oh ! pour le moins… être jaloux de « cet homme »!

— Comme vous dites cela ! fit la jeune fille avec un mélange de hauteur et de surprise. Est-ce que, par hasard, mon fiancé aurait le malheur de vous déplaire ?

— Ma foi, répondit Champfort avec une insouciance presque dédaigneuse, je vous avouerai ingénument que je n’ai pas encore eu la pensée d’analyser le sentiment qu’il m’inspire.

— Au moins peut-on supposer que ce n’est pas de la sympathie…

— Je suis trop poli pour vous contredire.

— Voilà un aveu… Mais que vous a-t-il donc fait, le pauvre jeune homme ?… Il a l’air de vous aimer beaucoup, cependant.  »

L’œil de Champfort s’alluma et l’étudiant parut sur le point d’éclater ; mais ce ne fut qu’un éclair, et Paul répondit négligemment :

— «  Oh ! rien… à moi personnellement, du moins.

— C’est à quelqu’un des vôtres, alors, à nous, peut-être, qu’il a fait quelque chose ? »

Champfort, au lieu de répliquer, se leva et fit un tour dans le salon. Cette conversation le mettait au supplice, et il ne savait trop comment s’y soustraire.

— « Vous ne répondez pas ? insista la jeune fille.

— Les événements répondront pour moi !  » murmura l’étudiant d’une voix sombre.

Laure, vivement intriguée, ouvrait la bouche pour demander une explication, lorsque des pas rapides se firent entendre dans la pièce voisine, et Mme Privat parut.