Le Roi des étudiants/La Folie-Privat et ses habitants

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Décarie, Hébert et Cie. (p. 63-69).

CHAPITRE IX

La Folie-Privat et ses habitants


Le promeneur qui laisse Québec par la barrière du pont Dorchester et se dirige vers les luxuriantes campagnes de la côte de Beaupré, ne peut manquer, s’il a l’esprit bien fait, d’admirer le magnifique paysage qui se déroule aux environs de cette partie de la capitale.

Ce ne sont, de chaque côté de la route poudreuse, que chalets et cottages, maisons de plaisance et villas minuscules, coquettement assis sur la la croupe des collines ou accrochés aux flancs des vallons.

Tout cela est largement pourvu d’arbres au feuillage abondant, et respire une fraîcheur qui repose l’âme… Ce petit coin de l’Éden, où tout est verdure et calme, semble avoir été jeté à dessein en cet endroit pour faire contraste à l’aride et brûlant promontoire de Québec, qui, droit en face, étage au soleil les toits étincelants de ses milliers de maisons.

Cette patrie des heureux de la fortune s’appelle la "Canardière".

C’est là que les bourgeois aisés de la ville vont se reposer, pendant la belle saison, de la fatigue des affaires, et retremper, sous les ombrages de leurs parcs, leurs forces morales épuisées.

Naturellement, dès son arrivée à Québec, la veuve du colonel Privat s’était empressée de s’acheter à grand renfort d’argent, une résidence d’été dans cet endroit de prédilection. Elle l’avait baptisée du nom de Folie-Privat…

Mais quelle délicieuse Folie !…

Perdue à demi sous bois, comme un bijou dans un écrin, la façade seule en était visible du chemin. On y arrivait par une large avenue sablée qui tranchait comme un ruban grisâtre sur une verte pelouse, plantée confusément de sapins, de peupliers, de lilas, et de quelques arbres à fruit. Tout autour, et à plusieurs arpents en arrière, s’étendait le parc – une vraie petite forêt, avec ses pittoresques accidents, ses rochers moussus, ses troncs morts, envahis par le lierre, ses cascades jaillissantes ou ses ruisseaux babillant sous les herbes. Ce mystérieux domaine était sillonné en sens de routes et de sentiers, tantôt au cordeau comme les allées classiques des jardins anglais, tantôt étroits et tortueux, selon que le caprice de la nature ou les goûts romantiques du Le Nôtre canadien l’avaient voulu… Et puis des charmilles, des bocages, des bancs rustiques, des pelouses veloutées, des étangs qui semblaient dormir, des vallons ombreux, aux flancs desquels s’incrustaient les myosotis et les marguerites !…

Une miniature de l’Éden !

Quand, le front fatigué par le travail incessant de la pensée, ou le cerveau endolori par l’épuisante obsession de quelque idée fixe, de quelque souvenir amer, on éprouve le besoin d’un peu de répit, d’une minute d’oubli, c’est là qu’il faut l’aller chercher – là, en pleine nature, sous ces ombrages paisibles, près de ces cascatelles babillardes, au bord de ces ruisseaux dont la voix est douce et parle au cœur !… La brise y court, fraîche et parfumée, dans vos cheveux ; le feuillage y murmure à vos oreilles ses monotones mais toujours suaves et toujours mélancoliques plaintes ; les oiseaux y réjouissent l’âme par leurs gaies chansons et leurs joyeux ébats !…

Aussi, à peine les premières fleurs étalaient-elles au soleil de mai leurs pétales vierges ; à peine les champs et les arbres revêtaient-ils cette teinte verdâtre qui repose le regard, que la famille Privat, – ennuyée des fades plaisirs de la ville – s’installait au cottage de la Canardière, pour ne plus le quitter qu’à l’approche de l’hiver.

On y menait joyeuse vie.

Le sable de la grande avenue criait souvent sous les roues de lourds carrosses, chargés de citadins et de citadines, attentifs à ne pas laisser s’attiédir leurs relations avec la riche famille et sensibles aux charmes de la pittoresque Folie-Privat. Les allées bordées de verdure, les pelouses brillantes, les parterres tout constellés de fleurs ne manquaient jamais de jolies robes pour les effleurer, de petits pieds pour y sautiller et de mains chinoises pour y commettre des larcins impunis.

Bref, la Folie-Privat était devenue le rendez-vous de tout ce qu’il y avait à Québec d’élégant et de fashionable.

Rien de surprenant à cela.

Madame Privat, veuve d’un planteur de la Nouvelle-Orléans et riche à faire peur, dépensait fort largement, dans la vieille capitale canadienne, ses immenses revenues. D’habitude, la richesse suffit à tout et allonge démesurément la queue de ses connaissances. Mais soyons juste dans le cas présent, le "vil métal" n’était pas la seule raison de l’engouement général. Madame Privat, bien que mariée en Louisiane, était originaire de Québec, où sa famille avait des relations fort étendues, ce qui explique bien un peu pourquoi un si grand nombre d’amis suivaient avec empressement son char doré.

C’était une femme d’environ quarante ans, portant d’une façon très évidente les vestiges d’une opulente beauté. Blonde, blanche, rondelette, elle pouvait encore tirer l’œil à plus d’un célibataire – quand elle n’eût pas eu, pour exciter les convoitises matrimoniales, l’appât de ses superbes rentes. Son séjour à la Nouvelle-Orléans, sous le brûlant soleil du golfe mexicain, avait donné à sa peau fine et satinée cette teinte demi-dorée qui empourpre le firmament, à certains couchers du soleil. Cela ajoutait du piquant à sa mobile physionomie, en la voilant imperceptiblement, comme le fait une gaze quasi-impalpable recouvrant une figurine de cire. Petite de taille, alerte, vive, toujours parlant, toujours riant, altérée de mouvement, de bruit, de plaisir… c’était bien la femme créée et mise au monde pour gaspiller royalement une fortune comme la sienne.

Madame Privat n’avait que deux enfants : Edmond et Laure.

Edmond avait environ vingt-deux ans. Depuis l’arrivée de la famille à Québec, il étudiait le droit à l’Université Laval. C’était un grand jeune homme à la mine éveillée, au teint blond et aux yeux bleus, le portrait vivant de sa mère, dont il reproduisait, du reste, le type au moral. C’était bien, avec cela, le plus joyeux garçon d’Amérique et le meilleur cœur qu’il fût possible de souhaiter. Sa mère en raffolait et tout le monde l’aimait.

Laure, plus jeune de deux ans, était bien différente au physique et au moral. Elle reproduisait dans toute sa splendeur le type créole de son père, dont les exagérations tropicales étaient mitigées par le sang des climats du nord, qu’elle tenait de sa mère.

De taille moyenne, mais d’une cambrure admirable, elle avait de ces mouvements félins et moelleux, qui sont d’une grâce irrésistible, quand ils sont naturels. Les cheveux d’un noir chatoyant se relevaient d’eux-mêmes sur le front et les tempes, pour s’épanouir en un fouillis de coquettes volutes, qui n’auraient certainement pu imiter le plus habiles des coiffeurs. Sous ce gracieux chapiteau de cheveux bouclés s’arrondissait doucement un front lisse comme une lame d’ivoire, au bas duquel s’estompaient en vigueur de grands sourcils noirs du dessin le plus habile. Les yeux étaient grands, largement fendus, d’un brun velouté, comme les longs cils qui les surmontaient, et susceptibles d’exprimer tour à tour les sentiments de l’âme les plus opposés : douceur, colère, molle langueur, brûlante énergie. Une petite bouche, aux lèvres rouges comme certains coraux, se dessinait gracieusement sur des dents courtes et d’une blancheur éclatante…

Ajoutez à tous ces charmes un nez grec, aux narines mobiles ; couvrez le tout d’une peau d’un blanc mat, animée sur les joues par une imperceptible carnation… et dites avec nous que cette tête de jeune fille était tout simplement ravissante.

En effet, Laure passait à Québec pour un prodige de beauté, et tout le monde était d’accord sur ce point. Tout au plus, les envieuses pouvaient-elles hasarder que cette beauté avait quelque chose de hautain qui paralysait l’admiration.

C’était un peu vrai.

Laure tenait de son père cette expression sévère de physionomie qui la faisait paraître dédaigneuse et – disons le mot – infatuée d’elle-même. Mais hâtons-nous d’ajouter que, si l’enveloppe était froide et le visage de marbre, le cœur n’avait que de nobles passions et demeurait ouvert à tous les grands sentiments.

Une particularité de son caractère avait toujours étonné, non seulement la mère de Laure, mais encore ses amies : c’était la brusque transition de la gaieté la plus expansive à une morne et inconcevable mélancolie qui durait des journées entières.

Cette bizarrerie ne s’était fait remarquer que depuis le retour à Québec de la famille Privat, et avait toujours été s’accentuant, surtout dans les derniers temps. Personne n’y pouvait rien, et les apprêts même de son futur mariage avec un beau jeune homme du nom de Lapierre, n’avaient pas le privilège de changer son humeur.

Qu’y avait-il ?… quel ver rongeur mordait le cœur de cette jeune fille à qui Dieu avait fait la vie si belle, et dont l’avenir paraissait si riche de promesses riantes ?

On se perdait en conjectures. Il était à présumer que ce n’était pas l’approche de son mariage avec Lapierre qui la préoccupait à ce point, puisque rien ne l’y forçait et que, d’ailleurs, au dire de toutes les demoiselles de sa société, le jeune prétendant était fort bien de sa personne, extrêmement aimable et jouissait d’une enviable réputation d’honorabilité.

Quoi donc, alors ?

Ceux-là seuls qui auraient pu sonder les replis de l’âme si fortement cuirassée de la belle créole eussent été en mesure de répondre.

En attendant, faute de mieux, on mettait la chose sur le compte des nerfs. Ces femmes des pays inter-tropicaux les ont si impressionnables !

Quoi qu’il en soit, nous nous bornons pour le moment à constater le fait, nous réservant de l’expliquer plus tard à la plus grande satisfaction du lecteur.

Et, maintenant que nous connaissons à peu près tous nos principaux personnages, reprenons notre récit, car les événements vont bientôt se précipiter.