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Le Roi des étudiants/Secret pour secret

La bibliothèque libre.
Décarie, Hébert et Cie. (p. 27-35).

CHAPITRE IV

Secret pour secret


Un silence de quelques minutes suivit.

Després s’était levé et marchait avec agitation dans la pièce. Le récit de Champfort, auquel le nom de Lapierre se trouvait si étrangement mêlé, avait ravivé en lui une plaie à peine cicatrisée, et fait surgir dans son cœur d’amers souvenirs. Un pli menaçant, qui ridait de haut en bas son front soucieux, annonçait l’effort de sa pensée.

Chose extraordinaire, le Caboulot, le joyeux, le turbulent Caboulot semblait partager cette agitation. Sa figure mobile était devenue grave et il attachait sur Després des regards profonds. On eût dit qu’un vague souvenir, trop éloigné pour avoir de la consistance, trottait dans la tête de l’enfant et qu’il cherchait à le fixer, à lui donner du relief.

Després ne s’apercevait pas de cette attention dont il était l’objet et continuait sa promenade fiévreuse.

Ce que voyant Lafleur, qui n’aimait pas les situations tendues, crut le temps propice pour risquer une proposition. Le digne étudiant n’était amateur de mélodrame qu’autant qu’on y mettait, de temps en temps, un petit entr’acte pour « prendre la goutte. »

Il saisit donc une bouteille et la brandissant :

« Ça ! messieurs, dit-il, vos histoires sont superlativement intéressantes ; mais elles ne doivent pas nous empêcher de faire un doigt de cour à cette bonne bouteille qui s’ennuie.

— En effet, nous ne buvons plus, appuya Cardon.

— C’est tout simplement de l’ingratitude, ajouta le Caboulot, qui évidemment faisait effort pour paraître calme. La bouteille est une bonne et loyale fille qui n’a jamais trahi personne, elle. Donnons-lui une franche accolade. »

Les trois amis se versèrent chacun une rasade, et Lafleur s’écria :

« Holà ! Després, holà ! Champfort, approchez. Faites-moi vite disparaître ces mines tragiques et venez trinquer, ou sinon je vous chante tout mon « Grand-père Noé. »

Et il commença, en effet :


C’est notre grand-père Noé,
Patriarche digne…


Mais les deux retardataires, en voyant cette menace du mélomane Lafleur recevoir un commencement d’exécution, s’étaient vite rendus à l’appel.

On but la rasade exigée. Puis Champfort dit à Després :

« Eh bien ! Després, es-tu toujours d’opinion que je me suis trompé à l’endroit des sentiments de ma cousine ?

— Plus que jamais, répondit l’étudiant.

— En vérité, tu m’étonnes !

— Ce qu’il y a d’étonnant, mon cher, c’est que tu ne connaisses pas davantage les femmes.

— Je crois pourtant connaître celle-là, ayant si longtemps vécu en rapports journaliers avec elle.

— Tu la connais moins que toute autre… Mais laissons ce sujet pour ce soir. Je te convaincrai avant peu de la singulière erreur dans laquelle un excès de délicatesse t’a fait tomber. Parlons plutôt de ce mécréant de Lapierre.

— Je t’ai tout dit ce que je sais sur son compte.

— Alors, ce sera moi qui compléterai la biographie de ce sale personnage. Le temps est arrivé, d’ailleurs, mes amis, où je dois satisfaire la légitime curiosité que vous avez souvent manifestée à l’endroit de certain épisode de ma jeunesse. J’aurais préféré ne jamais soulever le voile sombre qui, comme un linceul, recouvre cette malheureuse phase de ma vie. Mais le bonheur de notre ami Champfort étant en péril, je vais parler et rouvrir vaillamment cette vieille blessure. »

Champfort serra la main de Després.

« Merci ! dit-il : secret pour secret ; il n’y aura plus désormais aucun obstacle pour empêcher nos cœurs de battre à l’unisson. »

Le Roi des Étudiants s’installa en face de ses amis, dont la curiosité, surtout chez le Caboulot, était piqué au vif, et prit la parole en ces termes :

« Il y a de cela sept ans, messieurs, je demeurais dans une petite paroisse de la rive droite du Richelieu, à peu près à mi-chemin entre Saint-Jean et le lac Champlain…

— Justement ! murmura le Caboulot.

— Quoi ? fit Després.

— Rien.

— N’interromps pas, bavard, grogna l’organe rouillé de Cardon.

« J’avais alors dix-huit ans, poursuivit Després, et je commençais mes études médicales chez le vieux médecin de l’endroit. Je menais là une vie paisible et heureuse, partageant mon temps entre l’étude au bureau de mon patron et les plaisirs tranquilles de la pêche ou ceux plus fatigantsde la chasse. J’allais aussi tous les jours m’étendre nonchalamment sous les arbres rabougris d’un petit îlot d’alluvion, formé au milieu du fleuve et pouvant avoir deux cents pas de tour.

« Rien de calme et de pittoresque comme le paysage qui se déroulait alors sous mes yeux !

« Sur la rive droite du Richelieu, ma paroisse natale — que je désignerai sous le pseudonyme de Saint-Monat — déployait sa sombre nappe de verdure, émaillée de blanches maisonnettes et accidentée, çà et là, de rochers moussus, de gorges nombreuses et de caps hardis, dont le courant léchait les pieds verdâtres. En face, sur l’autre rive, quelques maisons isolées montraient leurs façades au milieu du feuillage, et une petite rivière descendait en grondant des hauteurs boisées de l’arrière-plan, pour venir marier ses eaux à celles du fleuve, à deux arpents environ en aval de l’îlot.

« Tout cela respirait une telle fraîcheur, était revêtu de tons si harmonieusement diversifiés et plaisait tant à mon esprit rêveur, qu’il m’arrivait souvent de m’oublier en mélancolique contemplation et de ne regagner ma demeure que longtemps après le coucher du soleil.

« Un soir de juin, je m’étais attardé ainsi, et le soleil allait disparaître derrière les sinuosités chevelues de l’horizon du nord, lorsque je songeai au retour.

« Le firmament était strié de grandes bandes de nuage, dont les franges semblaient se traîner sur la forêt. Une assez forte brise ridait le fleuve de lames courtes et pressées, dont le clapotement incessant contre le rivage de l’îlot avait quelque chose de mélancolique qui berçait mes pensées. Une petite embarcation, avec une jeune fille pour passagère et un tout jeune garçon pour pilote, longeait la rive gauche, à quelques arpents de moi.

« Tout à coup, au moment où je me dirigeais vers mon canot, couché dans les ajoncs du rivage, un cri perçant se fit entendre dans la direction de l’embarcation, qui venait de chavirer.

« Je vis la pauvre jeune fille, affolée de terreur, qui se débattait dans le fleuve, pendant que la chaloupe renversée s’éloignait, avec le petit garçon cramponné à sa quille.

« Lancer mon canot, pagayer vigoureusement vers le lieu de l’accident et saisir la jeune fille au moment où elle allait disparaître sous l’eau, tout cela ne fut l’affaire que d’une minute.

« Mais il était temps ! La petite avait déjà perdu connaissance, et je dus employer tout mon savoir pour la faire revenir à elle. Quant au gamin, il tenait bon sur son épave, et j’eus tout le temps de le recueillir sain et sauf.

« Ces jeunes gens étaient le frère et la sœur. Leur père, un des plus riches cultivateurs de sa paroisse, demeurait non loin de là, justement à l’embouchure de la petite rivière dont je parlais tantôt. De mon poste d’observation sur l’îlot, j’avais souvent remarqué sa grande et belle maison, à moitié perdue dans le feuillage et bâtie près de la berge de la rivière.

« Grâce à ces renseignements que me donna l’enfant — car la jeune fille n’était guère en état de parler — je ramenai dans leur famille les deux naufragés.

« Inutile de vous dire que je fus fêté, choyé, caressé, comme devait l’être le sauveur de deux enfants uniques. Le père et la mère me firent promettre de les venir voir tous les jours. Désormais, j’aurais mes entrées libres dans la maison et mon couvert mis à la table de la famille.

« J’eus d’autant moins d’hésitation à prendre cet engagement, que les maîtres de la maison me parurent de charmantes gens, et leur fille Louise la plus délicieuse enfant que j’eusse rêvée. Elle avait seize ans, une taille bien prise, des cheveux blonds et des yeux noirs, admirable contraste qui lui seyait à ravir.

« Ce soir-là, je revins chez moi heureux d’avoir fait une bonne action et le cœur rempli de la blonde image de Louise.

« Le lendemain, je me jetai dans mon canot et retournai chez mes nouveaux amis, avec qui je passai une partie de la journée. Louise ne se ressentait plus des émotions de la veille, et une légère pâleur, qui la rendait dix fois plus belle, rappelait seule la terrible crise.

« Je conversai longtemps avec elle dans une douce intimité. Sa voix avait un charme pénétrant et des accents d’aimable naïveté qui m’allaient à l’âme. Je vis avec joie qu’elle possédait une instruction suffisante pour alimenter une bonne causerie, et qu’elle n’en savait pas assez pour être pédante.

« Je la quittai à regret vers le soir, après lui avoir promis de revenir le lendemain et les jours suivants.

« Pendant plus d’un mois, je vécus ainsi, traversant chaque jour le fleuve en canot et ne revenant sur la rive droite qu’à la nuit.

« Quel heureux temps ! quelles heures délicieuses ! Louise et moi, nous n’étions plus seulement des amis inséparables : nous étions des amants. Je l’adorais ; elle raffolait de moi. Je trouvais longue la nuit qui nous séparait ; elle épiait avec anxiété, aux premières heures du matin, le retour de mon léger canot bondissant sur la lame ou glissant comme une flèche sur le fleuve endormi.

« Oh ! oui, le beau, le bon temps !

« C’est à cette époque — c’est-à-dire vers la fin du mois de juillet — qu’arriva à Saint-Monat un jeune homme du nom de Lapierre. Il venait de Québec, où il étudiait le droit, et comptait passer un mois ou deux de villégiature chez un de ses oncles, le voisin et l’ami de mon père.

« C’était un fort joli garçon, altéré de mouvement, passionné pour la chasse, amoureux des plaisirs champêtres. Je l’avais un peu connu autrefois, pendant mon séjour à Québec. Aussi, malgré sa mobilité d’esprit et son caractère à plusieurs faces, fûmes-nous bien vite liés d’amitié.

« Je ne faisais pas une excursion qu’il n’en fut ; je n’avais pas une relation, une connaissance dans les environs que je ne lui fisse partager. Bref, nous étions, au bout de quelques jours, la plus belle paire d’amis qui se soit vue depuis Oreste et Pylade.

« Pour sceller à jamais une si étroite intelligence, la Providence mit un jour en grand danger la précieuse existence de Pylade-Lapierre, dans une circonstance où nous traversions la rivière à la nage : en fidèle Oreste, je le sauvai au péril de ma vie.

« Cette bonne action me valut l’éternelle reconnaissance du loyal jeune homme.

« Vous allez voir comment il me la prouva.

« Je vous ai dit que toutes nos distractions étaient communes et que cette communauté s’étendait aux relations que j’avais. Naturellement, la famille de Louise n’en était pas exclue, et je continuais, comme par le passé, à me rendre tous les jours auprès de ma jolie fiancée. Seulement, j’étais invariablement flanqué du citoyen Lapierre.

« Le jeune homme paraissait surtout goûter extrêmement la société des maîtres de la maison, auxquels il racontait toutes sortes d’histoires plus ou moins invraisemblables, que sa verve intarissable rendait amusantes au possible et qui faisaient les délices des bons vieillards. Louise et moi, nous nous mêlions souvent à leur cercle et prenions de bon cœur part à l’hilarité générale. Lapierre, alors, redoublait d’amabilité, et ses racontars, s’adressant directement à la jeune fille, ne manquaient jamais de l’amuser beaucoup.

« Et c’est ainsi qu’une douce familiarité s’établit, à ma grande satisfaction, entre mon ami et mon amante.

« Loin de mettre obstacle au développement de cette sympathie naissante entre les deux jeunes gens, je cherchais, au contraire, à en resserrer tous les jours les liens dorés. Il me semblait que mon bonheur ne serait complet qu’à la condition d’y faire un peu participer mon dévoué compagnon, cet excellent Lapierre.

« Un procédé si délicat ne manquait pas de toucher vivement le bon jeune homme, et il me disait souvent, en me serrant la main :

« — Gustave, tu es un cœur d’or, et je bénis le ciel qui m’a fait faire ta connaissance. Non seulement tu me procures d’agréables distractions, mais tu pousses, en outre, la complaisance jusqu’à me laisser prendre une petite place dans le cœur de ta belle fiancée. Il est si bon de sentir rayonner autour de soi la douce amitié d’une femme, que je te sais gré de m’avoir procuré ce plaisir-là. Je retournerai à Québec meilleur que je n’en suis parti, et cette amélioration sera ton œuvre.

« L’hypocrite ! le traître !… Oh ! messieurs, tenez-vous-le pour dit : c’était et c’est encore un rusé coquin que ce Lapierre. Tous les rôles lui sont bons ; aucun moyen ne lui répugne. Quand un ennemi se trouve sur son chemin, il le bouscule ; si c’est un ami, il prend une voie détournée et frappe dans le dos.

— Et c’est à un bandit de cette force que j’ai affaire ! murmura Champfort.

— Ne crains rien : je suis là ! répondit Després ; je suis là, en travers de sa route, implacable et sombre comme le châtiment !

— Moi aussi ! s’écria le Caboulot, d’une voix étrange.