Le Roi des aventuriers/06

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L’Édition populaire (p. 66-77).

Le supplice de Maud Montluc.


Ces diables de Gascons quand ils pénètrent quelque part, fut-ce même dans les romans, prennent tant de place qu’ils n’en laissent plus pour les autres personnages.

Réparons cette injustice. Au demeurant, il est temps que nous reparlions de cette charmante enfant qui avait nom Maud Montluc.

Comme l’avaient bien deviné les policemen, la jeune fille avait été enlevée par mister Harry au moment où elle priait au chevet de son père défunt. Le misérable, trompant la surveillance de la police, avait pénétré au premier étage à l’aide d’une échelle. Cet aventurier qui avait été chasseur de prairies et aussi chef de bandits savait toujours dans quelles tavernes trouver à toute heure du jour ou de nuit des hommes décidés à le seconder dans ses expéditions. Blessé légèrement à la main droite, dans la taverne de mister Jack, il s’était sauvé précipitamment, avait couru à l’écurie choisir le meilleur cheval et était parti vers une taverne de lui connue. Là, il avait trouvé les auxiliaires qu’il lui fallait. Après avoir vainement tenté d’attaquer le chevalier d’Arsac à sa sortie de l’auberge, il avait résolu d’employer la ruse. Il avait enlevé Maud Montluc en la bâillonnant et aidé de deux hommes, il était allé retrouver le reste de sa nouvelle troupe qui l’attendait à quelque distance.

Puis tous étaient partis au galop, suivis d’étape en étape par le chevalier d’Arsac. On devine les marches forcées, les courses fatiguantes qu’eut à subir la malheureuse jeune fille au milieu d’hommes farouches. Mais elle souffrait plus encore des regards de convoitise que jetait sur elle mister Harry et des marques d’attention qu’il lui témoignait.

Elle avait vu clair dans l’âme du bandit : celui-ci l’aimait. Et cet amour la faisait frémir de peur autant que de dégoût.

Harry, voyant la force de l’adversaire qui le poursuivait, s’était enfui seul avec la jeune fille, laissant au reste de sa troupe le soin d’entraver la marche du chevalier d’Arsac.

Pendant un jour et une nuit, Mlle Montluc dut suivre son ravisseur à travers des ravins, des montagnes, des sentiers enchevêtrés de lianes, des routes escarpées et rocailleuses.

Chemin faisant, le bandit lui avouait son amour en termes enflammés auxquels elle n’opposait qu’un mutisme dédaigneux. Nous ne nous attarderons pas à décrire toutes les scènes douloureuses dans lesquelles elle dut jouer un rôle. Disons seulement que protégée par un ange gardien, son innocence triompha jusqu’à ce moment des embûches terribles semées sur sa route.

Un matin Harry arriva devant une habitation isolée au sein de la forêt. Deux hommes à la mine sinistre et portant le costume des trappeurs vinrent lui ouvrir. Il leur parla en un langage inconnu. La jeune fille fut enfermée dans une chambre où Harry pénétra un peu après elle.

Maud Montluc eut à subir une nouvelle scène dont elle sortit le cœur meurtri et désespéré. Le bandit, tour à tour, la supplia, la menaça, employant la douceur et la terreur pour vaincre les résistances de la pauvre enfant.

Enfin, voyant qu’il se heurtait à une volonté inébranlable, il lui donna un jour pour réfléchir. Si elle ne fléchissait pas, il la menaçait, ce délai écoulé, de la faire périr.

Maud Montluc passa une journée et une nuit d’angoisses.

Le lendemain, une heure avant le moment où devait reparaître le bandit, elle entendit des coups de feu. Son cœur bondit d’espoir. Elle songea au chevalier d’Arsac qui, dans des circonstances analogues, lui était apparu comme un ange sauveur.

Si insensé que fût cet espoir, elle ne douta plus que ce ne fût lui, qui avait retrouvé sa trace et qui venait la secourir.

La porte s’ouvrit.

Elle se leva, déjà rayonnante de joie, pour saluer le chevalier.

Mais elle recula. L’homme qui venait de pénétrer dans la chambre était un inconnu : C’était un cavalier de haute taille, aux yeux brillants, à la face glabre.

Il s’avança vers elle en souriant :

— Maud, dit-il, ne me reconnaissez-vous pas ?

La jeune fille hésita :

— Votre voix ne m’est pas inconnue, monsieur, mais je n’ai pas l’honneur de vous reconnaître.

— Embrassez-moi donc ! Je suis votre cousin George, George Brassey.

— Est-ce possible ! Je ne vous aurais point reconnu… mais maintenant je me rappelle vos traits.

— Il y a sept ans que nous ne nous étions vus ! Vous n’aviez que onze ans alors, j’en avais dix-sept…

— Et comment, mon cousin, vous retrouvé-je ici ?

— C’est bien simple. J’ai appris l’attentat cruel dont fut victime mon cher oncle, j’appris aussi votre enlèvement. Je me mis à votre recherche. Dans une taverne de Toronto, l’indiscrétion d’un bandit m’apprit que vous aviez été enlevée par un misérable du nom de Harry. Je donnai de l’or au bandit qui m’indiqua plusieurs endroits où j’avais quelque chance de rencontrer votre ravisseur. J’ai cherché et me voici !

— Et les coups de feu que j’ai entendus ?

— Ils ont été tirés par moi et mes hommes. On voulait nous empêcher d’entrer… J’ai employé la force. Maintenant, Maud, fuyons au plus vite… des chevaux nous attendent et votre ravisseur pourrait reparaître avec du renfort.

Tremblante d’émotion, Maud remercia son cousin et suivit ses conseils. Les compagnons de George Brassey attendaient sur le seuil. Maud monta à cheval et la troupe partit.

Neuf jours après, Maud Montluc arrivait à Montréal où son cousin, qui avait quitté Vancouver depuis près d’une année, occupait un magnifique hôtel dans une des rues les plus riches de la ville.

George Brassey insista pour que Maud acceptât l’hospitalité qu’il lui offrait :

— Vous êtes orpheline, lui dit-il, sans soutien, sans autre parent que moi. En outre, il serait dangereux pour vous d’habiter seule. Qui sait si cet Harry qui vous a enlevée ne reparaîtra pas un jour ou l’autre. N’est-il pas préférable que votre retraite soit ignorée ?

Maud se rendit à ces bonnes raisons et resta à Montréal.

Son cousin était, pour elle plein de prévenances et d’attention. Peu à peu, Maud remarquait qu’il se faisait plus empressé et plus affectueux. Enfin, un beau jour, il tomba aux pieds de sa cousine et lui avoua qu’il l’aimait. La jeune femme en fut surprise et contrariée. Elle lui répondit qu’elle était très touchée de ses marques d’intérêt, qu’elle lui conserverait une reconnaissance inaltérable et qu’elle éprouvait pour lui toute l’affection qu’on éprouve pour un cousin, pour un frère, mais elle lui fit délicatement comprendre que cette affection n’était pas de l’amour.

Un éclair de dépit passa dans les yeux du jeune homme. Mais de ce jour son attitude changea. Maud comprit qu’une passion intérieure le rongeait ; or comme l’amour est une passion violente qui emplit tout un cœur, il ne peut, quand il change de pôle, que se transformer en une passion équivalente : la haine. C’est là une loi psychologique.

C’est le phénomène que la jeune fille constata chez son cousin, Après avoir été persuasif, George Brassey devint peu à peu tyrannique et menaçant. Un jour, excité par une réponse indifférente de Maud, il lui cria dans un mouvement de colère :

— Je vous aime et je vous veux : c’est entre nous, une question de vie ou de mort.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire, que morte ou vivante, vous serez mon épouse…

Maud frémit, moins en comprenant le sens de ces paroles, qu’en remarquant la soudaine intonation de la voix de George Brassey. Cette voix, elle se souvenait l’avoir entendue déjà, dans des circonstances terribles. Elle craignit de comprendre ; cette voix était celle de son bourreau, de l’assassin de son père, de Harry !…

Et alors, brusquement, elle fit une remarque nouvelle. Son cousin, George Brassey, ne se présentait devant elle que tes mains gantées. Pendant le repas, alors qu’il avait les mains nues, il s’arrangeait toujours pour dissimuler sa dextre.

Or, Harry portait la cicatrice de la blessure que lui avait faite le chevalier d’Arsac lorsque, dans la taverne de Jack, le bandit voulait tuer l’orpheline.

Maud se fit attentive et, un jour, à l’heure du dîner, elle se tourna vivement vers son cousin, au moment où celui-ci étendait la main droite pour prendre une salière. George Brassey retira précipitamment le bras, mais pas assez vite pour que la jeune fille ne vit la cicatrice révélatrice. Elle poussa un cri d’horreur.

Tous deux comprirent : elle qu’elle était devant l’assassin de son père, lui qu’il était dévoilé.

Ils se défièrent tous deux du regard, un instant. Puis, ils parlèrent, d’une voix entrecoupée. Un duel épouvantable se livrait entre eux.

— Eh bien ! oui ! s’écria le jeune homme dans un soudain accès de rage et d’amour, c’est moi le faux Harry, vous savez désormais de quoi je suis capable si vous me refusez votre amour. Il y a entre nous un secret mortel : ou vous serez ma femme ou je vous tuerai !

— Plutôt la mort mille fois que de devenir l’épouse de l’assassin de mon père !

— Eh bien ! vous mourrez alors.

Et, tirant de sa poche un fin stylet, George Brassey le brandit vers la jeune fille.

Mais à ce moment un domestique entrait pour desservir.

Le meurtrier cacha l’arme et attendit la sortie de son valet.

Il dit alors :

— Je vous donne jusqu’à ce soir pour réfléchir ; c’est mon dernier délai. Vous ne quitterez pas votre chambre ; je serai là, je veillerai. Si ce soir vous n’avez pas pris une décision vous mourrez !

Tremblante d’émotion, d’horreur, de colère et de mépris, Maud gagna son appartement, où son tyran l’enferma. Elle pria Dieu, puis son regard se porta vers les fenêtres, mais celles-ci s’ouvraient sur les jardins de l’hôtel. Ses appels seraient restés sans réponse et n’auraient pu que hâter sa perte.

Cette fois, elle se sentit perdue et se prépara à mourir en chrétienne. Elle passa dans les angoisses les quelques heures que son bourreau lui avait accordées. Elle songeait : mourir à dix-huit ans, alors qu’on ignore tout encore de la vie, alors que tout est espoirs et sourires. Mais elle se consola bientôt en songeant qu’elle allait revoir son malheureux père. Et elle s’expliquait maintenant le crime de son cousin. Elle se souvenait que M. Montluc lui avait dit un jour que George Brassey menait une vie d’aventurier et qu’on l’accusait de faire partie d’une bande de meurtriers. C’était pour cette raison que le vieillard ne l’avait plus reçu depuis sept ans. Quant au mobile du crime, il était simple : M. et Mlle Montluc morts, tués par des assassins inconnus, George Brassey, seul héritier, recueillait toute la succession ! Seule la beauté de Maud et l’amour qu’elle avait éveillé au cœur de Brassey avait retardé le second crime.

L’orpheline s’expliquait aussi pourquoi elle avait cru reconnaître la voix de son cousin et son regard. Cette voix était un peu celle du pseudo-Harry, qui, sous sa fausse barbe et ses cheveux noirs, cachait le visage imberbe et les cheveux blonds de George Brassey. Celui-ci, n’ayant pas triomphé des résistances de Maud sous les traits du bandit, avait joué le rôle de sauveur et de protecteur !…

Maud Montluc pensait à tous ces faits lorsqu’elle s’aperçut que la nuit envahissait sa chambre. Avec l’obscurité, c’était la mort qui descendait lentement vers elle.

Soudain, elle entendit des pas. La porte s’ouvrit : George Brassey entra.

Maud éleva son âme vers Dieu.

— Avez-vous réfléchi ? demanda le jeune homme d’une voix rude et décidée.

— Oui, répondit doucement la jeune fille, je suis prête à mourir.

— Il faut en finir, gronda Brassey. Mourez donc !…

Et, tirant son stylet, il s’avança, menaçant vers la jeune fille. Celle-ci, devant l’éclair de l’acier, sentit tout son courage l’abandonner. Elle poussa un cri terrible et se réfugia dans un coin de la chambre.

Les yeux sanglants, Brassey la poursuivit et il la frappa. Elle poussa un nouveau cri ; l’arme mortelle venait de l’effleurer à l’avant-bras. Elle parvint cependant encore à échapper à son meurtrier ; mais celui-ci, ivre de rage, excité par une folie meurtrière, se rua sur elle.

Il allait l’atteindre, lorsque soudain la porte s’ouvrit avec fracas. Sur le seuil apparut le domestique qui, quelques heures auparavant, était apparu dans des circonstances analogues. C’était un valet nommé César, engagé tout récemment.

Furieux, Brassey se dirigea vers lui. Mais César s’effaça pour livrer passage à un nouvel arrivant qui pénétra dans la chambre, à la façon d’un conquérant, la tête haute, le regard flamboyant, la lèvre menaçante.

Maud poussa un cri : elle venait de reconnaître son sauveur, le chevalier d’Arsac !

— Ah ! ah ! monsieur le bandit ! s’écria notre héros en foudroyant du regard George Brassey, ah ! ah ! monsieur l’assassin de vieillards ! monsieur le meurtrier de femmes ! j’arrive à temps, je vois, pour vous donner une leçon de bravoure. César ! ajouta-t-il, en se tournant vers le domestique qui n’était autre que l’estimable M. Poiroteau, apportez les épées et les pistolets.

César obéit :

— Choisissez les armes, monsieur, dit gravement le chevalier, et bénissez-moi de vous laisser choisir votre genre de mort au lieu de vous envoyez tout simplement à la potence.

Le seule apparition du chevalier d’Arsac avait suffi pour paralyser le meurtrier. La foudre, en le frappant, n’eut pas produit plus d’effet.

Il fallut que le Gascon renouvela son ordre et lui plaçât lui-même une épée dans les mains pour le faire sortir de sa torpeur. Alors seulement, il comprit qu’il fallait ou tuer ou mourir.

Et il croisa le fer. Subitement, il recouvra toute son énergie et sa rage lui donna des forces nouvelles. Il bondit furieusement vers le chevalier, mais celui-ci le maintint à une distance respectueuse, suivant les règles de l’escrime.

Le cliquetis des épées résonna dans la chambre.

George Brassey se défendait avec le courage du désespoir ; mais bientôt il se vit acculé au mur. Il tenta une feinte suprême et bondit à l’improviste sur d’Arsac. Celui-ci d’un geste souple et harmonieux se fendit, sans le moindre effort, et son épée s’enfonça jusqu’à la garde dans le corps de son adversaire.

George Brassey tomba raide mort, sans un cri.

Le chevalier d’Arsac se tourna vers Maud Montluc et il la salua en s’inclinant gracieusement.

Elle lui tendit la main, qu’il baisa comme l’eut fait, en pareille circonstance, son glorieux ancêtre, le chevalier Bayard.

Et notre Gascon sourit dans sa « royale » en pensant que cette aventure l’avait rajeuni de trois siècles au moins.