Le Roi des aventuriers/05

La bibliothèque libre.
L’Édition populaire (p. 54-66).

Une rencontre désagréable.


L’histoire, a dit un esprit éclairé, est un perpétuel recommencement.

Le chevalier d’Arsac, non seulement avait imité le grand Bayard, mais il venait aussi de renouveler, sans le savoir, l’exploit de Léonidas qui, avec trois cents Spartiates, arrêta dans le défilé des Thermopyles, l’armée formidable de Xerxès.

Hélas ! notre héros n’avait pas de témoins qui pussent signaler son haut fait d’armes aux historiens futurs et il se rendait compte que si un jour il s’avisait de raconter cette aventure on qualifierait à nouveau sort récit de joyeuse gasconnade.

Il n’était pas moins fier de son travail.

Il était content de lui, notre ami d’Arsac, et cela lui suffisait.

Après s’être assuré, non sans quelque plaisir, que le sang qui ruisselait sur lui ne jaillissait pas de ses veines, il se mit en devoir de chercher un cheval pour continuer sa route.

Il aperçut un coursier indien, qui, dans la mêlée, n’avait pas eu trop à souffrir.

Il s’en empara :

— Tache de te montrer digne de ton prédécesseur, lui dit-il, et je te ferai l’honneur de te donner le nom glorieux d’Ajax en souvenir de lui.

Et sautant sur sa nouvelle monture, il continua son chemin, comme si rien de fâcheux ne lui fût arrivé.

D’Arsac était l’insouciance personnifiée.

Au sortir du défilé, il se retrouva dans une forêt profonde.

Le premier personnage qu’il aperçut, fut un homme, un Blanc, attaché à un arbre par des liens solides.

Il se dirigea vers lui, en te contemplant :

— Où diable ! ai-je vu cette tête là ? se demanda-t-il en faisant appel à sa mémoire.

L’homme l’avait aperçu et poussait des gémissements à fendre les cœurs les plus endurcis.

— Que faites-vous là ? lui demanda d’Arsac.

— J’attendais la mort, monsieur le Comte.

— Hein ! vous me connaissez ?

— Qui ne connaît pas le chevalier Gaston Terrail de Bayard d’Arsac, comte de Savignac ?

— Et vous connaissez tous mes noms ! s’écria le Gascon, étonné lui-même de ce prodige mnémotechnique. Qui donc êtes-vous ?

— Je suis César Poiroteau.

— Hum ! j’ai jadis entendu parler de César, mais ce Poiroteau ne me dit rien…

— Ah ! monsieur le chevalier !… souvenez-vous, j’étais un ami de Monsieur le chevalier Roger d’Arsac, votre digne oncle, qui eut recours jadis à mes services.

— Ah ! j’y suis… en effet, je me souviens, Poiroteau, c’est ça, vous êtes un de ses créanciers, un de mes créanciers donc, puisque c’est en partie à vous que je dois d’avoir hérité de feu mon père — que Dieu ait en sa sainte-garde — une somme de cent dix mille francs de dettes !…

— C’est ça ! monsieur le comte, c’est ça mais je n’osais pas le dire… vous comprenez, la discrétion…

— Ah ! vous êtes M. Poiroteau. Eh bien ! mon cher Monsieur Poiroteau, j’ai bien l’envie de vous laisser… poiroter à l’aise sur votre arbre. Ma conscience me dit que je ferais une mauvaise action en vous libérant.

César Poiroteau, qui n’avait de César que le prénom, poussa un gémissement désespéré et, n’étaient les cordes qui le maintenaient, il se serait laissé choir.

Notre chevalier était généreux, nous l’avons dit. Il se laissa toucher et trancha les liens du prisonnier.

— Et maintenant dit-il, que je vous ai sauvé la vie, j’espère que vous m’en tiendrez compte.

— Ah ! monsieur le comte, je suis vieux déjà, vous le voyez, ma vie n’a pas grande valeur…

— Juif ! va ! usurier !… s’écria le chevalier en riant franchement. Nous ne marchanderons pas sur cet objet. Dites-moi donc comment il se fait que je vous retrouve dans ce pays.

— C’est bien simple. On m’avait dit, au pays, que vous aviez fait fortune ici…

— Ah ! ces Gascons ! ils sont tous les mêmes !… Continuez, Monsieur Poiroteau.

— Je m’étais à peu près ruiné pour satisfaire les désirs de M. votre oncle.

— Oui, oui, je sais. Vous vous êtes souvent ruiné ainsi.

— Je vous jure, Monsieur le Comte.

— Continuez.

— Vous étiez mon dernier espoir ! l’espoir de ma vieillesse. Je vous savais honnête autant que brave. Je résolus de venir vous trouver… Ah ! quels voyages !… quelles aventures terribles !…

Le consul des États-Unis m’avait donné votre dernière adresse. Je vous suivis de ville en ville, mais j’arrivais toujours au moment où vous veniez de partir. À Toronto je descendis dans un hôtel d’où vous étiez parti depuis dix minutes à peine… Je partis, dans la nuit, dans la pluie…

— Et cette fois, vous me dépassâtes.

— Hélas ! oui, pour tomber dans les griffes de sept voyageurs terribles qui, après m’avoir questionné, déclarèrent que j’étais l’espion d’un Gascon et me livrèrent à leurs amis les Peaux-Rouges. On allait m’immoler au dieu du feu lorsque des cris de guerre retentirent de toutes parts et on m’abandonna, lié à cet arbre. Jugez de mon émoi, de ma joie, en vous voyant apparaître !…

— Bon, bon, maintenant Monsieur Poiroteau, il s’agit de déguerpir… Mais avant, je tiens à vous prévenir que je n’ai pas encore fait fortune.

— Pas possible ! s’écria M. Poiroteau en poussant un nouveau soupir désespéré.

— Mais, rassurez-vous, je suis sur le bon chemin… sur le chemin des Montagnes Rocheuses où il y a de l’or en barre !

— Hum !…

— Patientez. Mais, dites-moi, je connais le flair et l’intelligence des créanciers, mais je m’étonne que dans ces pays sauvages, vous soyez parvenu à retrouver ma piste.

— Oh ! monsieur le Comte, c’était bien simple. Il me suffisait de donner votre signalement : un beau et fringant cavalier, au verbe sonore, au geste large…

— Un peu fou ?…

— Oh ! monsieur le Comte !… pouvez-vous croire ?…

— Et tout de suite on me reconnaissait.

— Ah ! pour ça oui, vous êtes unique ! On vous appelle déjà le Roi des Aventuriers !…

— Voilà un titre nouveau dont je me serais facilement passé.

À ce moment, les deux hommes entendirent des rumeurs confuses. M. Poiroteau frémit :

— On vient me chercher !… Fuyons, monsieur le Comte, fuyons !…

— À pied ?…

— Non, mon cheval est attaché ici à quelque distante.

— Partons alors

M. Poiroteau retrouva son coursier attaché à son arbre, il l’emfourcha et rejoignit le chevalier :

— Suivez-moi, lui dit celui-ci.

— Vous suivre, monsieur le Comte ?

— Vous ne voulez pas qu’on vous prenne pour mon ami, je suppose ?

— Mais…

— Non, vous passerez pour mon laquais. Il m’en manquait un… je vous engage,

— Mais…

— Quoi encore ?

— Me donnerez-vous des gages au moins ?

— Certes.

— Et vous les payerez quand…

— Quand j’aurai fait fortune.

— Hum !…

— Trêve de paroles, et au galop, César, la fortune n’a qu’un cheveu : il faut le saisir au passage et nous n’avons pas de temps à perdre.

Et notre Gascon piqua des deux, péniblement suivi par son nouveau laquais, sur l’attachement duquel il savait pouvoir compter.

— Ah ! ces Gascons, gémissait tout bas M. Poiroteau, ils ont tous les tours dans leur sac ! Ils roulent même leurs créanciers !…

La nuit tomba.

Après plusieurs heures de marche, les deux voyageurs s’arrêtèrent. D’Arsac avait relevé les traces des chevaux des fugitifs — traces reconnaissables à certains fers des montures — il était certain d’être sur la bonne voie et il résolut de se reposer.

Il s’installa à l’écart de la route, dans la forêt.

— Avez-vous des provisions de bouche ? demanda-t-il à M. Poiroteau.

— Oui, monsieur le Comte.

— Eh bien ! vous allez préparer le souper, « César » ! J’ai perdu mon sac dans une mêlée… vous ajouterez le montant de ce repas à mon compte.

— Ah ! ces Gascons ! gémit à nouveau M. Poiroteau.

Et il ouvrit un sac volumineux capable de nourrir une famille pendant quinze jours.

Le souper terminé, les chevaux furent attachés à des troncs d’arbres et les deux voyageurs s’endormirent, le chevalier d’un sommeil profond, le créancier d’un sommeil inquiet et agité.

D’Arsac fut réveillé en sursaut par les cris affolés de son laquais improvisé. Il eut tout de suite une vision ardente devant les yeux : devant lui, tout flambait, la forêt était en feu.

Les jurons d’apparat sortirent de la bouche furieuse du Gascon :

— Mordious ! Sardious ! Capédédious ! par les cornes du diable ! quel est ce feu d’artifice J’y suis !… Mes ennemis m’auront découvert et, doutant de l’assistance des mains humaines, ils lancent à mes trousses l’élément destructeur !…

Pacifiques lecteurs européens nous nous faisons une faible idée de ce qu’est un incendie dans une forêt vierge du Nouveau-Monde. Le feu y prend, là, des proportions fantastiques, se propage avec une rapidité déconcertante, la flamme bondit d’arbre en arbre plus rapide qu’aucun coursier, car elle n’est entravée par aucun obstacle ; bien plus, les obstacles deviennent pour elle un auxiliaire précieux, un aliment nouveau grâce auquel elle prend de nouvelles proportions.

L’incendie avait été allumé du côté de la route et, propagé par un vent favorable, rendait toute retraite impossible de ce côté. Il restait pour fuir la forêt. Mais il faut avoir vu une de ces forêts vierges, où les arbres ont grandi et sont tombés sans avoir été frappés par la hache durant des siècles, pour se faire une idée de ces amas de futaies vraiment impénétrables.

Or, parmi les arbres, se trouvaient des sapins nombreux. Ceux-ci bien que verts, brûlent avec plus d’intensité que le bois le plus sec.

C’était un moment critique.

Sans perdre de temps, d’Arsac et son compagnon avaient saisi leurs haches et abattaient arbres sur arbres pour isoler des autres ceux qui avaient pris feu. Ils arrachaient ensuite la mousse épaisse et sèche qui communiquait le feu à la surface du sol. Mais déjà ils se trouvaient presque environnés par les arbres incendiés. Les flammes étincelaient et filaient de branche en branche, d’arbre en arbre, de la façon la plus épouvantable. Elles pétillaient et criaient. Elles dévoraient avidement la résine des troncs, éclataient et sifflaient. Les feuilles inflammables des branches largement développées les attiraient. La peur rendait les chevaux indociles et les deux hommes durent un moment tirer un des coursiers par la tête et par les pieds pour l’empêcher de se jeter dans la fournaise.

Cet incident faillit avoir un résultat fatal. L’incendie grandissait ; l’air devenait brûlant, la fumée étouffante. Les flammes rugissaient avec fureur. M. Poiroteau perdait courage et voyait avec terreur la mort flamboyante s’avancer vers lui.

Mais d’Arsac luttait sans faiblir. À mesure qu’il abattait des arbres et qu’il arrachait des espaces de mousse, il recommençait à espérer. Il opposait ainsi peu à peu à l’incendie un espace de terrain dépouillé qui affectait la forme d’un angle aigu, ou si l’on préfère d’une large lance, dont la pointe s’avançait vers l’élément destructeur. Il en résulta que le feu continua de s’avancer à gauche et à droite des deux hommes, isolés dans cette bande de terrain, aux côtés de laquelle s’élevaient deux remparts incandescents.

Et l’incendie passa ainsi près d’eux avec un crépitement terrifiant, un mugissement sourd, gagnant les espaces sans bornes de la forêt vierge.

Grâce à l’esprit d’initiative et à la rapidité d’action du chevalier, les deux hommes étaient sauvés.

— Le moment d’agir est arrivé, dit d’Arsac à son compagnon. Nos ennemis, sans méfiance désormais, nous croyent la proie des flammes ou en fuite devant l’incendie.

C’est le moment de les attaquer ! En selle et en avant !

César Poiroteau fit une bien laide grimace. Cette idée d’attaquer des adversaires sans scrupules le faisait trembler. Mais le chevalier d’Arsac ne lui laissa pas le loisir de se livrer à ses pénibles réflexions et s’était mis en marche. En bon laquais, il le suivit à une distance… respectueuse.

Le Gascon atteignit bientôt la lisière de la route.

Il ne s’était pas trompé. Devant lui, il aperçut des silhouettes humaines, immobiles.

— Ce sont eux ! gronda d’Arsac. Enfin, Je les tiens !…

Et n’écoutant que son courage, bouillant d’impatience, il partit au galop.

Les hommes qu’il avait aperçu observaient en ricanant, les progrès de l’incendie. Ils se livraient à des plaisanteries sinistres, dans lesquelles les noms du chevalier étaient prononcés avec mépris, lorsque, soudain, à la lueur fantastique de l’incendie, ils virent bondir au milieu d’eux, dans un galop infernal, ce démon de Gascon dont ils parlaient.

Leur surprise, leur ahurissement fut si soudain, qu’ils eurent à peine le temps de se ressaisir, de se rendre compte de la réalité des faits.

Déjà le chevalier d’Arsac était au milieu d’eux et sa hache terrible, qui tantôt abattait des arbres, continuait son épouvantable besogne parmi les hommes.

Les bandits tirèrent vers lui. Mais d’Arsac avait l’art de faire caracoler les chevaux avec une fougue, un brio déconcertant. Il était ici, là, partout et nulle part à la fois. Sa présence n’était décelée que par un coup mortel.

Trois cadavres jonchaient le terrain. Il restait trois hommes. Ils voulurent se pendre aux rênes de la monture de leur insaisissable adversaire. L’un d’eux tomba la tête fracassé. Un autre s’élança et avec violence enfonça son browie-knife dans le ventre du successeur d’Ajax. Le coursier s’abattit ; mais au même moment, son meurtrier avait la tête tranchée.

Il ne restait plus qu’un adversaire devant d’Arsac et cet adversaire en voyant le démon incarné s’avancer vers lui trembla de tous ses membre et, levant les bras, supplia :

— Grâce !…

— Grâce ? s’écria le chevalier. À une seule condition : c’est que tu vas me dire où se trouve la jeune fille que vous avez enlevée à Toronto.

— Je le veux bien, mais…

— Parle.

— Mais je ne puis vous dire que ce que je sais. Nous avons été engagés par notre chef, mister Harry, pour l’accompagner et l’aider. Hier, la jeune dame était encore avec nous ; mais le soir mister Harry apprit que vous aviez triomphé de l’attaque de Tête de Faucon, le chef des Sioux. « Ce Démon est plus fort que nous, dit-il alors. Je vais mettre la jeune fille en lieu sûr. Pendant ce temps vous vous cacherez, vous observerez notre ennemi, vous tacherez par tous les moyens possibles de l’arrêter. Moi, je vais le dépister et partir. Dans un mois, jour pour jour, nous nous retrouverons dans la taverne de mister Jack à Toronto et nous réglerons nos comptes. » Il est parti. Mister John, qui, commandait en son absence, vous a épié. La nuit, il nous a ordonné d’incendier la forêt. Nous vous croyions mort lorsque vous êtes arrivé… C’est tout ce que je sais, je vous le jure.

— Bien, répliqua le chevalier. Tu seras mon prisonnier, je te garde comme otage et si jamais tu as menti, si dans un mois je ne retrouve ton fameux mister Harry, je ne te ferai pas cuire dans un bois, mais je le brûlerai la cervelle purement et simplement.

À ce moment, M. Poiroteau arrivait prudemment.

— Tenez, César, lui dit le chevalier, je confie ce prisonnier à votre garde.

M. Poiroteau se montra très fier de son nouveau rôle ;

— Une idée, monsieur le Comte. Si cet homme nous servait de laquais ? Vous n’auriez pas de gages à me payer et je ne devrais pas ainsi augmenter votre petit compte. Vous savez, je ne veux pas abuser de votre générosité… C’est une sage économie.

— Excellente idée ! César. Décidément, si tu restes dix ans avec moi, grâce à ces économies réitérées, je ferai enfin fortune…

— Et vous me payerez, monsieur le Comte ?…

— Monsieur Poiroteau, répliqua le Gascon avec hauteur, sachez que je n’ai jamais permis à aucun de mes laquais de douter de la parole du chevalier Gaston Terrail de Bayard d’Arsac de Savignac !