Le Roi vierge/Livre 3, 3

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Édouard Dentu (p. 329-337).
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Livre troisième — Frédérick et Gloriane

III

Il sortait du décor infernal, il se trouva face à face avec Karl.

— Ah ! Sire, venez vite, l’archiduchesse Lisi se meurt !

Stupide, hagard — quoi ! c’était possible ? il avait frappé une femme ? — Frédérick n’entendit guère les paroles de Karl. Il se laissa conduire, sans savoir où. Il ne songea même pas à dire : « Elle est là, sanglante, mourante sans doute. Courez, relevez, emportez cette malheureuse ! » Non, il était une âme qui ne sait plus où elle en est ; il ne parvenait pas à rassembler ses pensées éparses dans une immense horreur. Les seules choses dont il se souvint, c’était que Gloriane, infernalement belle, s’était dressée devant lui, toute nue ; qu’elle l’avait étreint, qu’il avait senti lui pénétrer dans tout le corps et lui monter au cerveau une abominable ivresse, et qu’alors, éperdu, frissonnant sous la chaleur grasse de la chair, — terrible à force de terreur, — il avait saisi un poignard et frappé ! Maintenant, il s’éloignait très vite, courant presque dans de longs corridors, n’osant pas retourner la tête, ayant peur de voir l’impudique créature, avec ses cheveux embrasés, lui offrir encore, tout sanglants, ses flancs luxurieux !

Il s’arrêta ; il avait entendu derrière lui un bruit de porte refermée ; et il se trouvait dans une chambre vaste, obscure, aux coins pleins de ténèbres. Qui l’avait guidé jusqu’ici ? Ah ! oui, il se souvint ; Karl lui avait dit : « Venez, Sire ! » Mais qu’est-ce que c’était que cette chambre ? Il ne la reconnut pas d’abord.

— Karl ! Karl ! cria-t-il.

Aucune réponse. Seul. Pourtant il lui sembla qu’un gémissement très faible, très lointain, s’éteignait dans le silence.

Il frissonna.

Il fit quelques pas en arrière, regarda autour de lui, écarquillant les yeux ; et en même temps il tâtonnait l’ombre avec des mains inquiètes.

Il démêla dans l’obscurité de grands murs où pendaient des tapisseries ; il vit reluire deux lignes d’or qui se croisaient ; sans doute un crucifix accroché à la muraille.

Alors il devina qu’il se trouvait dans la chambre de la reine Thècla, chambre à coucher qui était un oratoire.

Mais il ne concevait pas dans quel but Karl l’avait conduit chez la reine.

Il cherchait la porte, lorsqu’il aperçut, au fond de la pièce, comme un point clair à travers des rideaux baissés, une très vague, très douce, presque insensible lueur. Cette clarté donnait l’idée, dans le noir, là-bas, d’une petite étoile blanche qui n’oserait pas briller. Et, pendant qu’il entrevoyait cette faible pâleur, le gémissement déjà entendu traversa de nouveau le silence et mourut comme le soupir d’une âme. Frédérick se rappela que Karl avait nommé Lisi.

Il marcha vivement, heurtant des meubles, vers la petite lumière, souleva de lourds rideaux.

Là, dans une alcôve où pendait une lampe, l’archiduchesse Lisi, — non plus grasse et rose et vivante et joyeuse, mais si maigre, si pâle, — était couchée, le front sur des oreillers plus blêmes que sa peau ; et, sous les draps aux plis durs, elle avait déjà, la pauvre malade, une rigidité de morte. À genoux devant le lit, la reine Thècla, dans sa robe brune, récitait des prières, pareille à quelque vieille et austère nonne.

— Ah ! fit Lisi.

Je ne sais quoi d’un peu rose, qui eut l’air d’un sourire, glissa sur la bouche, sur la joue de l’enfant.

Elle avait vu Frédérick.

La reine Thècla demeurait impassible, priant toujours.

Mais Lisi, très lentement, très faiblement :

— Ah ! tu es venu enfin, mon Fried bien-aimé ! Je n’espérais plus te voir, et, tu comprends, c’eût été bien affreux de mourir sans avoir regardé une fois encore tes chers yeux qui m’étaient si doux autrefois. On me disait que tu m’avais tout à fait oubliée ; mais te voilà, tu es bon ! Je devine : tu ne croyais pas que j’étais si malade ; tu pensais : « Bon ! un bain, ce n’est pas grand’chose, elle n’en mourra pas ! » C’est pour cela que tu ne t’inquiétais pas de moi. Eh bien ! si, Frédérick, il paraît que je vais en mourir. L’eau était très froide, j’ai pris une fluxion de poitrine, à ce que disent les médecins, et puis, j’avais tant de chagrin, tant de chagrin, parce que tu avais été méchant, que le mal empira très vite ; et, tu vois, maintenant c’est la prière des agonisants que ta mère récite auprès de mon lit. Je ne te dis pas cela pour te faire de la peine, pour que tu aies du remords, non ! Tu es venu, je te pardonne ; et puis, qui sait ? — les petites filles sont niaises ! — tu avais peut-être, pour agir comme tu l’as fait, d’excellentes raisons que je n’ai pas comprises. Oui, oui, c’est cela, il y avait des raisons, et je ne te les demande pas. Tout ce que je veux, c’est que tu me regardes — oh ! je suis bien changée ! — que tu me regardes longtemps avec des yeux sans méchanceté, que tu prennes mes deux mains dans les tiennes…

En parlant, ou plutôt en murmurant ainsi, car sa voix avait la douceur d’une plainte d’oiseau qui se meurt dans son nid, Lisi avait levé hors des draps ses petits bras si menus et si grêles qu’on les eût pris pour des ailerons sans plumes, et maintenant elle les tendait vers Frédérick avec un tremblement.

Mais lui, muet et morne, hébété, il ne s’approcha pas ; ses yeux, pleins d’un étonnement qui s’épouvante, allaient comme inconsciemment de la pauvre archiduchesse expirante à la grave reine en prière.

Deux longues larmes coulèrent des yeux de la mourante ; elle bégaya en laissant retomber ses bras dans un découragement suprême :

— C’est fini, c’est fini ! tu ne m’aimes pas ! Oh ! comme tu es cruel ! Si tu n’as pas d’amour pour moi, tu peux bien avoir un peu de pitié, enfin, puisque je vais mourir. Que t’en coûterait-il de me donner la main ? Si tu savais comme c’est affreux de mourir quand on est toute jeune, quand on avait tant de belles espérances ! Eh bien, si tu me donnais la main. J’aurais moins peur d’aller dans la mort, parce que tu aurais l’air de m’y conduire, et il me semble que je serais bien partout où tu me mènerais. Non, tu restes là, sans bouger. Ah ! si j’en avais la force, comme je te mettrais mes bras autour du cou pour t’attirer vers moi. Mais que s’est-il donc passé, mon Dieu ? Autrefois, à Lilienbourg, tu étais si doux, nous étions si heureux ! Rappelle-toi toutes les belles choses que tu avais lues dans les poëtes et que tu me répétais. Tu étais un peu étrange, mais si charmant ! Souvent, tu t’en souviens, tu te moquais de moi parce que je caressais, dans la basse-cour, les plumes de mes pigeons et de mes poules, et tu m’emmenais fièrement, comme un chevalier qui emporte sa damoiselle, en m’appelant Oriane ou Clorinde. Tu m’aimais en ce temps-là ! Quand je te disais : « Viens plus près, » tu n’avais pas cet air farouche. Je demande si peu pourtant, si peu ! Ne prends pas mes mains, si tu ne le veux pas, mais approche ta tête, là, moins loin de la mienne, pour que, tout à l’heure, quand je mourrai, mon âme, en s’en allant, passe au moins dans l’haleine, de tes lèvres !

Elle suppliait avec une si exquise tendresse, que les yeux de Frédérick, enfin, se mouillèrent de larmes, et peu à peu il se pencha vers elle, pendant qu’elle murmurait encore :

— Oh ! c’est bien. Je te remercie, mon Fried ! Plus près encore ! Tiens, pose ton front sur mon épaule ; elle est bien maigre, mais, à travers le drap, tu ne sentiras pas les os, et cela ne te fera pas de mal à la joue. Oh ! je suis heureuse ! Dis, te rappelles-tu ? nous voilà ainsi que nous étions bien souvent, à Liliensée, le soir, près du lac, dans la petite clairière dorée de la forêt de roseaux…

Comme si ces paroles l’eussent mordu, ou comme si on lui avait jeté un paquet de boue à la face, il bondit en arrière.

— Tais-toi ! tais-toi, malheureuse !

Elle, alors, sous cette cruauté suprême, frissonna violemment, se dressa à demi, ouvrit tout grands ses yeux qui avaient l’air de ne plus voir, ouvrit toute grande sa bouche d’où ne sortit qu’un râle, et, brusquement, comme une chose s’affaisse, tomba.

Lux perpetua luceat eis ! amen, psalmodia la reine Thècla, qui achevait ses prières.

Elle s’approcha de Lisi.

— Morte, dit-elle.

Frédérick s’enfuit à travers l’ombre de la chambre, à tâtons, dans un fracas de meubles renversés.

Cependant la vieille reine, penchée, baissait les paupières du chétif cadavre, et lentement elle ramena le drap sur la tête de cette pauvre Lisi, qui était si jolie et si contente autrefois à Liliensée, habillée en petite fermière, et qui chantait de si belles chansons parmi les roucoulements de ramiers et le caquet des poulettes.