Le Roi vierge/Livre 3, 4

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Édouard Dentu (p. 338-342).
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Livre troisième — Frédérick et Gloriane

IV

Frédérick se cacha, s’enferma, disparut. Il se tenait obstinément dans la chambre royale ; et personne, à l’exception de Karl, — ni la reine Thècla, ni les ministres, ni les médecins, — ne pénétrait auprès de lui.

Le bruit courut à la cour et se répandit par la ville que le roi, profondément attristé par la mort de Lisi, sa fiancée, était tombé dans une mélancolie morbide, farouche, qui s’achèverait probablement en démence.

Ce n’était là qu’un bruit vague ; on n’avait aucune certitude.

Karl, souvent interrogé, ne répondait pas. Savait-il quelque chose en effet ? Chaque fois qu’il entrait dans l’appartement de son maître, il voyait Frédérick, la tête basse, les mains crispées derrière le dos, rôdant autour d’une grande table, — comme jadis, durant son enfance, à Lilienbourg. Pas une parole, les regards toujours fixés sur le tapis. Le roi ne s’était pas même informé de ce qu’était devenue la tentatrice qu’il avait blessée, qu’il avait tuée peut-être ; et il ne fit pas une seule question à propos des obsèques de Lisi, célébrées en grande pompe. À quoi donc songeait-il dans ce silence et cette solitude ? Karl, inquiet jusqu’au fond de l’âme, — car il aimait passionnément, lui, joyeux et fort, son pâle et triste seigneur, — se hasarda à l’épier, mettant l’œil au trou de la serrure, collant l’oreille au bois de la porte. Les premiers jours, il ne vit rien, sinon la lente promenade autour de la table ; n’entendit rien, sinon le bruit des pas, éteint par le tapis. Mais, un soir, — le bruit des pas ayant cessé, — Karl aperçut Frédérick étendu sur le lit, et tout convulsé de violents sursauts. Un accès de fièvre, sans doute. L’écuyer entra vivement et s’approcha de l’alcôve. Le roi avait les yeux fermés ; il dormait, d’un sommeil plein de cauchemars, sa face se crispait affreusement, il se mordait les lèvres, une sueur lui coulait des tempes. En même temps, des paroles étranges, que des râles courts entrecoupaient, lui sortaient de la gorge, par brusques jaillissements, comme une liqueur s’échappe d’un goulot obstrué.

— Non, jamais, jamais, je ne veux pas ! Les femmes sont le péché et la honte. Celles qui ordonnent comme celles qui supplient. Infâmes, hideuses, toutes ! Ah ! la chair sur la chair, c’est le fumier sur le fumier. Le sexe est la plaie purulente des êtres. Même vivants, les corps sont pleins de grouillements de vers. Le baiser n’est que la fleur de la pourriture ! Qu’elles meurent toutes, celles qui veulent qu’on aime ! Moi aussi, mourir… sortir de la vie, secouer toute cette boue… Mais dans l’agonie même l’ignominie humaine persiste. L’homme crève comme un animal. Oh ! s’éteindre comme un Dieu, dans la joie de sentir sa vile chair martyrisée, dans l’orgueil de châtier son corps coupable, puis renaître, libre des sales entraves, parmi les puretés impalpables du rêve, — flamme, lumière, esprit !

Karl éveilla son maître ; mais celui-ci, d’un geste furieux, le chassa.

Cependant, à la cour, dans la ville, les inquiétudes redoublaient. Vainement la reine Thècla voulut entrer chez son fils ; Frédérick dit à Karl : « Réponds à ma mère, que si l’on me poursuit jusqu’ici on m’y trouvera mort. » Il fallut le laisser seul. Plusieurs jours se passèrent. Comment ceci finirait-il ? La nouvelle brusque d’un suicide aurait surpris peu de personnes. On racontait des histoires, qui peut-être n’étaient pas vraies : des valets affirmaient avoir entendu, en passant près de l’appartement royal, des supplications et des sanglots ; le roi s’écriait : « Oh ! je le veux, et je t’en prie ! » et Karl répondait, d’une voix étranglée : « Je ne pourrai jamais. Sire ! Ne m’ordonnez pas cela ! » Ce jour-là, ajoutait-on, l’écuyer était sorti de la chambre de son maître, un mouchoir sur les lèvres, les yeux rouges de larmes. On disait aussi que pendant deux journées entières le roi et Karl avaient été absents de la Résidence. Où étaient-ils allés ? personne ne le savait précisément ; quelques-uns, d’après les récits d’un paysan qui avait vu passer, la nuit, sur la route, deux hommes à cheval, croyaient que Frédérick s’était dirigé vers les montagnes de la haute Thuringe, du côté d’Oberammergau.

Parmi ces incertitudes, un soir, le tocsin sonna sur la ville ; les fenêtres s’ouvrirent ; de maison en maison, de rue en rue, la nouvelle courut que le palais était en flammes, et l’on vit tout à coup monter dans l’air une énorme bouffée de fumée noire, sombre haleine que vomissait la gueule de l’incendie.