Le Roman anglais de notre temps/III

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Humphrey Milford (p. 70-86).


CHAPITRE III

L’ÂGE DE VICTORIA ET L’ÂGE D’EDOUARD VII


§i

Une Période de Transition


Les témoignages concordants dé la critique établiraient, à défaut de l’évidence, l’influence considérable de notre littérature sur le développement du roman anglais dans la période contemporaine.

Il est vrai que la reine Victoria régna jusqu’au début de notre siècle. Mais la cour et l’influence de la cour avaient depuis longtemps cessé d’être prépondérantes et de donner le ton, même à la société.

L’Angleterre du xixe siècle, absorbée par le plus formidable développement de richesse que le monde eût encore vu, n’avait guère d’yeux que pour elle-même. Ce fut l’époque de l’insularisme conscient et organisé dans les mœurs comme dans l’art. Mais chez elle, par une conception de la vie plutôt germanique que britannique, l’Angleterre tendait à s’interdire la contemplation, et, par conséquent, la représentation de tout ce qui n’est pas conforme à l’intérêt, au bon renom, à la religion, dans le sens le plus large, de la race et de l’État.

D’où, l’hypocrisie réelle, quoique inconsciente, d’une partie — la principale — de sa littérature d’imagination.

L’Angleterre du xixe siècle vivait et se développait à part. Maïs elle se regardait et se peignait à travers le même masque que l’Allemagne recevait, au même siècle, de la Prusse. Si l’on se résigne à l’une de ces généralisations simplificatrices qui accouchent la vérité tout en la déformant, c’est l’influence allemande qui dominait alors, non pas la vie, mais la vision intellectuelle et sentimentale de cette Angleterre si franche et si généreusement libre aux périodes les plus anglaises de son existence.

Au xixe siècle, Carlyle, apôtre du germanisme littéraire, fut plus écouté, mieux suivi, dit M. Harold Williams, que Matthew Arnold, partisan du génie gaulois et latin dont il ne voyait d’ailleurs que le côté intellectuel. Et sans doute, il y eut bien autre chose dans la littérature anglaise au xixe siècle que ce germanisme en diffusion, irradiant d’une cour à moitié allemande, qui colorait, sans même avoir à s’exprimer, les mœurs et les sentiments, la forme et le fonds, dans la vie comme dans le roman.[1]

Il y eut bien autre chose, mais il y eut cela partout, ou presque. Et l’on y peut rapporter, sans trop d’erreur, ces traits fréquents des œuvres anglaises du xixe siècle, même les plus fortes : prédominance du point de vue moral, souci de respectabilité, mariage de la fiction et de l’édification, divorce entre les réalités bienséantes et les autres, abondance parfois pâteuse, insouci de la vérité en soi et pour soi ; sensibilité de vitrine, fleurs de gemüthlichkeit à tous les étalages. Tout cela, d’ailleurs, sans préjudice d’une vie spirituelle et morale qui atteignait la force et une naïve grandeur par la seule vertu de son intensité. À ces divers égards il y eut vraiment un âge victorien qui se termine vers 1890.

Depuis lors, il y eut vraiment, jusqu’à la guerre qui a tout bouleversé, un autre âge, plus court et plus troublé, qu’à défaut d’un meilleur terme j’appellerais volontiers l’Âge d’Édouard VII. Cet âge marque le début du xxe siècle comme celui de la reine Anne, non moins court et troublé, marque le début du xviiie.

C’est une réaction. Mais c’est aussi une révolution, et qui procède de l’influence française. La guerre nous sépare si terriblement du passé le plus récent que nous le voyons presque avec le recul de l’histoire. « Les décades centrales du xixe siècle, » dit M. Harold Williams, [2] « étaient presque exclusivement germaniques. La dernière vît un retour systématique vers la façon de voir celtique et française. » Or le roman, dans son ensemble, n’est autre chose qu’une vision de vie.

Un de ces retours invasifs de l’influence française, dans les manières de sentir et de s’exprimer, qui sont presque toujours consécutifs au réveil du catholicisme anglais, se produit donc aux environs de 1890.

L’Angleterre ne connaît guère ces mouvements d’avant-garde, ces revues de « Jeunes », ces pléiades ferventes, qui jouent un si grand rôle dans toutes les rénovations littéraires en France. Elle en eut une, autour du Yellow Book et du Savoy, qui paraissaient alors. C’est là qu’Arthur Symons et George Moore, avec combien d’autres, apportèrent dans le roman par l’exemple de Flaubert, de Maupassant et Daudet, dans la poésie par celui de Verlaine et des symbolistes, ce mélange de réalisme et d’impressionnisme qui a pénétré toute la littérature contemporaine de l’Angleterre.

L’influence française a produit, depuis lors, et jusqu’à la guerre, les mêmes effets bouleversants sur les mœurs et leur peinture qu’avait connus l’époque des Stuarts. Dans le roman d’amour et de société, c’est-à-dire le plus clair du roman, elle déclanche un mouvement de révolte et de crudité contre les réserves, les compressions, les institutions littéraires de l’âge précédent. Rien n’est moins collet monté, ni moins conservateur, que la fiction contemporaine en Angleterre L’audace et la brutalité du langage n’égalent pourtant pas celles qui régnaient au temps de Congreve et de Wycherley. Mais cette liberté d’allures est mieux d’accord avec la pensée multiple et inquiète de notre époque. Elle permet l’expression d’idées neuves ou renouvelées, jamais de grossièretés inédites. Toute fois l’audace des situations n’est guère moins flagrante.

Elle s’accompagne d’une ferveur de démolition et de reconstruction qui cadre bien avec les années révolutionnaires traversées par la Grande-Bretagne au début du xx œe siècle. Ce n’est pas seulement l’Angleterre géographique, l’Angleterre cultivée et de bon ton, l’Angleterre ethnique, qui se trouve ainsi changer de figure au miroir du roman, c’est toute l’Angleterre, même celle du bas peuple, c’est toute la Grande-Bretagne, et avec elle le monde entier. Car le sentiment de la solidarité impériale et celui de la solidarité sociale, tantôt unis, tantôt opposés, se développent ensemble à partir de 1880 par réaction contre l’insularisme collectif et individuel.

L’Empire, c’est, épars et uni, tout l’univers. La Société, c’est toutes les sociétés, la bonne comme la mauvaise, sans compter la pire. Le costaud, le « costermonger », deviennent à la mode. Ainsi le monde entier entre dans le roman, non plus vu du dehors, mais peint par et pour lui-même, toutes races et toutes classes égales, tous milieux compris.

Cependant, le commercialisme victorien ne déserte pas. Il pénètre au contraire plus avant dans la production du roman. La critique, souvent vigoureuse, n’est point rigoureuse, ni exclusive, parce que, sauf en des revues spéciales, elle est au goût du public et au service du succès. Presque tout ce qui parait lui parait digne d’attention. Elle ne déblaie pas, comme chez nous, par le silence et la prétention. La concurrence effrénée que détermine chez les romanciers l’appât d’une clientèle de deux cents millions de sujets britanniques, américains et coloniaux de langue anglaise ; l’invraisemblable hâte qu’elle leur impose par les agences de publication simultanée dont le râle devient énorme, abaissent constamment, au profit des marchands de copie, la barrière entre l’art et le métier, les lettres et le commerce.

Beaucoup de romans, les plus connus et les plus célèbres même parmi les gens les plus cultivés, seraient chez nous des feuilletons, de la littérature de chemin de fer. Mais ils existent et ont une influence parce qu’ils sont rarement sans idées, jamais sans atmosphère, et que, pour tout dire, c’est moins l’impuissance qui s’y révèle que la puissance qui s’y abaisse.

Une autre conséquence de cette production forcenée, c’est l’usure rapide des renommées. À peine un grand romancier anglais a-t-il séduit le continent qu’il a déjà cessé d’être, en Angleterre, une puissance, car d’autres noms y servent à conjurer les foules. Depuis trente ans qu’à titre d’information sur la tendance des esprits je suis de près le développement de la fiction contemporaine en Angleterre, il ne m’est arrivé que deux fois, pour Kipling et pour Wells (après les avoir signalés au public), de voir un romancier anglais vraiment célèbre en France avant qu’il ait, en Angleterre, épuisé sa vertu.

MM. Rudyard Kipling, H. G. Wells, Arnold Bennett et John Galsworthy, sont les seuls qui aient chez nous une incontestable notoriété. Or les deux premiers, qui trouvèrent du premier coup le succès entre 1890 et 1900, ont cessé d’exercer une influence sensible sur le sentiment et le goût public. Les deux derniers, qui commencèrent d’écrire vers 1900, paraissent épuiser leur puissance et leur emprise. C’est à des noms moins connus chez nous que va désormais la faveur des artistes et l’attention des lettrés. Nous aurons à les mentionner.


ii

Les Romanciers Fin de Siècle.

Pendant ces années entre 1880 et 1890 qui marquent le crépuscule et la fin de l’âge de Victoria, la confusion était extrême dans le roman anglais.

D’une part les décadents, les esthètes dégoûtés des éternelles controverses politiques et sociales qui, depuis cinquante années, alimentaient la fiction britannique, se rejettent dans une stérile attitude de détachement cynique, élégant, faussement supérieur. Tel Oscar Wilde. La formule de « l’Art pour l’Art » pouvait bien avoir sa valeur en tant que protestation contre l’art pour la morale, l’art pour la religion, l’art pour l’amusement. Elle était sans vertu, sans signification positive, et ne pouvait s’appliquer au roman sans le dessécher.

Les réalistes, les disciples de Zola, par exemple Hubert Crackanthorpe, et George Moore à ses débuts, s’efforçaient en vain d’acclimater en Angleterre la « tranche de vie », de sale vie, qui ne convient ni au goût ni au tempérament britanniques. Deux ou trois seulement des œuvres issues de ce mouvement survécurent au succès de scandale qui les accueillit.

Les psychologues de l’école de Paul Bourget, de Henry James, réussissaient à se rendre non moins illisibles que les réalistes, car il n’y a pas plus de vertu vivante dans la mécanique mentale ou sentimentale que dans le mécanisme de la vie purement matérielle.

Par horreur, par effroi de toute cette horlogerie, certains comme Harland et Symons, plus tard Hewlett, se rejetaient vers un impressionnisme, un symbolisme qui n’a rien de commun avec la vie réelle, et n’offre en conséquence à la fiction qu’un aliment de fantaisie. D’autres se résignaient à la peinture désabusée du monde de misère où ils avaient vécu. George Gissing est le type de ces désespérés.

Il n’est pas étonnant que le goût public, sollicité, puis gagné par le charme et la haute qualité de Stevenson, se soit rejeté hors de cette grisaille vers la fiction d’aventures.


Si le malheur et le châtiment n’avaient arraché à Oscar Wilde vers la fin de sa vie un des plus beaux cris de l’éternelle souffrance, il serait probablement oublié déjà ; même comme poète. Ce n’est pas son roman : The Picture of Dorian Gray qui sauverait sa réputation littéraire. « J’ai écrit cela », disait l’incorrigible poseur, « en quelques jours seulement, parce qu’un de mes amis prétendait que je ne pourrais pas produire un roman. » Le livre fit du bruit à cause de l’atmosphère lascive dont il est pénétré. Mais il est impossible de le relire, sans ennui, trente ans après. On n’y trouve même pas cette richesse d’épigrammes qui distingue les « essais » d’Oscar Wilde. C’est une gageure hâtive à peine sauvée par le coloris et l’opulence verbale d’un ou deux chapitres. Aucune sincérité dans ce roman de gent-de-lettres. Pas un caractère qui tienne debout. Les traits d’esprit de Lord Henry Wotton, tant admirés en 1891, ne paraissent pas même spirituels aujourd’hui. Dorian Gray justifie la première partie du jugement d’Oscar Wilde quand il disait qu’il gardait son talent pour ses livres et mettait son génie dans sa vie. On sait où ce génie l’a conduit.


George Moore représente mieux le mélange de rosserie et d’esthétisme, de réalisme sordide et d’impressionnisme élégant qui, pendant l’avant-dermère décade du xixe siècle, essaima de France en Angleterre. La faculté de réfraction qu’a déployée cet Irlandais est un des phénomènes de notre temps. Il épousa successivement toutes les modes littéraires qui ont sévi sur sa génération. Né en 1853, il était vers la trentaine un de ces disciples de Zola qui contribuaient à discréditer le réalisme en ne l’appliquant qu’aux émotions les plus frustes de l’humanité.

Sous le titre Lewis Seymour and Some Women, il a refait récemment un de ses tout premiers livres : A Modern Lover (1883). Il serait instructif de comparer ces deux versions du même sujet, écrites par le même homme à trente ans de distance, ne fût-ce que pour en dégager la notion du cynisme à deux époques différentes. Mais ces aventures de gigolos britanniques se prêtent mal à un résumé sommaire. L’impudeur tranquille de ce jeune Bel-Ami qui se laisse aimer et en profite, n’a d’égale que l’inconscience de ses belles amies, l’une un peu mûre, l’autre un peu verte.

Une ouvrière, une bourgeoise, une patricienne se le passent et se le repassent sans le changer. Il n’y a aucun mouvement dans les caractère». La seconde version marque une aggravation sensible du cabotinage et du libertinage.

A Mummer’s Wife, publié en 1884, a plus de vigueur et de force. C’est un des chefs-d’œuvre, et peut-être le chef-d’œuvre, du genre réaliste en Angleterre. Rien de plus triste, de plus poignant, que cette vie de femme. La chambre misérable, l’odeur pharmaceutique, la toux exaspérante du mari malade, l’abrutissement résigné de là pauvre créature qu’il a épousée et qu’il dégoûte, puis les aventures physiologiques et sentimentales de cette malheureuse, son amour insensé pour un acteur ambulant, qu’elle finit par suivre, la misère, l’ivrognerie, la mort du bébé tordu par les convulsions pendant que la mère cuve son gin, tout cela est d’une vérité sobre, d’une force volontairement retenue qui méritaient de faire impression. Esther Waters, qui parut dix ans plus tard, est un autre roman réaliste dont le succès fut plus vif parce que le monde des courses et celui des domestiques y sont dépeints avec exactitude. Mais ce livre n’a pas la valeur psychologique et littéraire de A Mummer’s Wife.

Déjà George Moore était en train de changer de modèle. C’est sous l’influence consciente ou inconsciente de Paul Bourget et de Henry James qu’il écrivait Evelyn Innes (1898) et Sister Teresa (1901), histoires mentales et sentimentales d’une magnifique créature, femme cultivée, grande chanteuse, grande artiste, qui devient religieuse, perd la foi par l’exercice de la piété, mais perd aussi la volonté, l’initiative, et finit par refermer, brisée, sur ce qui fut elle-même, la porte ouverte du couvent. Et tout cela est fort compliqué, George Moore passe ensuite au mysticisme, au symbolisme, sous l’influence du poète irlandais W. B. Yeats. Il s’engage avec lui dans l’œuvre de cette renaissance littéraire de l’Irlande qui est un des épisodes les plus intéressants de l’histoire intellectuelle de notre temps. Il y apporte les mêmes préoccupations que dans la période précédente et traite à peu près le même sujet (conflit de la nature avec la religion), avec les mêmes digressions infinies sur l’art, la nature, et tout au monde.

Dans les nouvelles de The Untilled Field {1903), le sacerdoce et la tradition s’unissent en vain pour étouffer l’amour charnel. Dans The Lake (1905) le père Oliver, curé irlandais, tombe amoureux de Rose Leinster, l’institutrice de son village, et finit par abandonner l’Église, sans perdre la foi. Dans cette troisième partie de l’œuvre de George Moore, le cynisme agressif, le réalisme sordide, la psychologie exaspérée, exaspérante des premières périodes, font place à une poésie mystique, intuitive, ornée, qui veut paraître simple. Sauf Moran, le vicaire, souvent tenté par là bouteille, aucun des caractères secondaires n’est vivant. Rose écrit trop bien. Le père Oliver, curé de village, exprime un monde de sensations et de nuances qui n’appartiennent qu’à la culture la plus raffinée et la plus cosmopolite. De sorte que ce roman épistolaire parait encore plus artificiel que le genre ne le comporte. Tout cela, on le sent, comme toujours chez George Moore, n’est que littérature. Mais il n’y avait pas eu de meilleure littérature dans la production irlandaise et anglaise de cette époque.

Aujourd’hui, George Moore est déchu, parfois honni, dans les chapelles qu’il a traversées. Il n’a eu foi, dit-on, ni en sa religion, ni en sa patrie. Il n’a cru qu’en lui-même. Il n’a aimé que son art, les femmes et la bohême. Il s’est marqué au front par le cynisme qu’il affectait. Le Roman anglais de Notre Temps Incapable de choisir un credo, impuissant à s'en passer, déçu et renié par le cellicismc irlandais, qui lui paraît rétrospectif, provincial et sans vertu, George Moore finit par obéir à son tempérament de jouisseur intellectuel, de critique, de dilettante. C'est dans ce rôle de commère littéraire qu'il est véritablement lui-même, parce qu'il est toujours en scène. Revenant à l'autobiographie poétique, abondamment colorée, au culte du « Moi » revu et corrigé qui lui avait, dès 1888, fourni les Confessions of a Young Mon, il publie successivement Memoirs of my Dead Life (1906) et la trilogie Hail and Farewell qui comprend Ave {191 1), Salve (1912), Vole (1914). C'est l'histoire anecdotique et largement assaisonnée du mouve- ment littéraire irlandais. L'auteur y prête sous leur propre nom, à ses compatriotes les plus notoires, des conversations, des aventures souvent imaginaires. Ces livres ne manquent pas de sel pour les initiés. Ils renferment quelques portraits charmants et vivants, comme celui de l'excellent poète George Russell (A. E.). Ce sont des romans d'histoire contemporaine. La formule est nouvelle, curieuse, hardie. Là, comme ailleurs, George Moore pense en concierge, maïs écrit en artiste. Son œuvre demeure comme le cinéma littéraire de l'Angleterre et de l'Irlande contemporaines. Avec la même verroterie, il a fourni les images les plus variées de son temps. Il a la personnalité d'un kaléidoscope. Au temps où George Moore importait en Angleterre le réalisme de Zola, Hubert Crackanthorpe, qui vivait à Paris, promettait de devenir un des grands écrivains de sa génération. Wreckage fait penser à Maupassant. Rien de plus sincère que ces nouvelles ; rien de plus triste. En octobre 1896, il disparut de son hôtel. Deux mois plus tard, son cadavre fut retiré de la Seine. j a ,tiz B dbvG00gle

L' Age de Victoria et ÎAge a* Edouard VII 81 George Egerton (Mrs. Golding Bright) avait, deux ans plus tôt, publié son meilleur volume : Discords. En rooi, M. Laurence Housman écrivait An Englisk- woman's Leve-Letters et George Egerton faisait paraître un roman épistolaire du même genre mais de qualité peut- être supérieure. En 1895, Grant Allen donnait pour titre à l'un de ses premiers livres The Woman Wko Did. Ce sont les précurseurs de l'esprit de révolte qui, au début du XX"* siècle, balaiera les derniers vestiges de l'âge victorien. George Gissing L'utilitarisme de Bcntham, qui a régné sur la première moitié du dix-neuvième siècle en Angleterre, et l'évolu- tionnisme de Darwin sur la seconde, n'étaient pas des mouvements religieux, mais des hypothèses. Comme tout est dans tout, et la religion au fond de tout, il n'est pas une explication du monde qui ne l'atteigne. L'esprit religieux se défendait aisément contre l'utilitarisme qui n'était qu'économique, ou tout au plus philosophique ou moral. Il fut au contraire atteint par l'hypothèse dar- winienne. Elle a perdu aujourd'hui de son emprise sur le monde scientifique. Au temps de George Eliot, entre 1850 et 1880, elle était considérée par beaucoup de savants comme aussi solide que les lois de Newton, et par la foule des ignorants comme ayant porté un coup mortel à la religion, peut-être à la démocratie. A quoi bon l'hypothèse d'un créateur, d'une créature, quand l'histoire de la vîe s'expliquait par l'évolution ? A quoi bon s'évertuer vers le progrès pour le plus grand nombre, quand seuls doivent et peuvent survivre les plus forts ou G j a ,tiz B dbvG00gle

8a les mieux adaptés ? En vain les disciples de Darwin, les plus sincères comme Huxley, se dépensèrent-ils à proclamer que l’évolution n’explique nullement la vie, ni le mystère de ses origines, c’est-à-dire de la Création et de la Religion, et qu’aucune théorie de survivance naturelle n’est incompatible avec les idées de liberté, d’égalité, de fraternité. Dans l’âme des foules, religion et démocratie n’en furent pas moins atteintes par l’évolutionnisme. Les grands romanciers de la fin du dix-neuvième siècle, Thomas Hardy et Meredith, échappaient, dans l’isolement de leur vie et de leur pensée, au nihilisme qui résulta de cette double condamnation.

Certains poètes comme James Thomson, l’auteur de The City of Dreadful Night, se réfugièrent dans un pessimisme combatif. Les plus grands, comme Rossetti, Morris, émigrèrent vers l’esthétisme, le préraphaélisme. D’autres se résignèrent à une sorte de déchéance universelle. Chez un romancier malheureux et cultivé qui se trouvait être un écrivain de race, la tristesse morale et mentale de cette époque de transition s’est ajoutée aux malheurs de sa nature, de son milieu, de sa destinée. La renommée tardive, posthume et croissante de George Gissing est due à la sincérité de cette œuvre.


« L’Art », disait Gissing, dans The Unclassed, « doit être l’expression de la misère, puisque la misère est la clef de l’existence moderne. » Mais ce n’est pas la sympathie pour les malheureux, ni la révolte contre le malheur, qui dicta ses œuvres. Il les écrivit par nécessité, pour gagner sa vie, sans amour, sans passion, sans espoir. « Celui qui écrit ces chapitres de son histoire (The Story of Isabel Clarendon, 3e  roman de Gissing) ne prétend pas à beaucoup plus qu’à exposer les faits, et à en tirer parfois des inférences justifiables. » Les grands réalistes comme Flaubert, Maupassant, Zola, étaient soutenus, les uns, comme Flaubert et Maupassant, par un vif sentiment artistique, les autres, comme Zola, par un vif sentiment social, et quelque chose d’épique se mêle aux brutalités de ce qu’il a produit de pire. Chez Gissing, il n’y a pas de brutalités, il n’y a rien de pire. Son œuvre est d’une terne et égale tristesse. Il récuse également la science et la religion, et n’attend rien du destin, ni pour ses semblables ni pour lui-même. On l’a parfois considéré comme l’historien sympathique des classes laborieuses. Il ne fut guère que l’historien des souffrances et des rancœurs que la pauvreté, dont il ne put s’affranchir, infligea longtemps à son tempérament d’artiste et de lettré. Il a vécu presque toute sa vie à Londres, dans une mansarde ou dans un grenier, avec des compagnes inférieures ou méprisables. D’autres en son temps furent bohèmes par goût et par pose, par instinct et par profession. Gissing fut le bohème par nécessité, le misérable qui a mérité sa misère, qui le sait, en souffre, et, sans en rendre l’univers responsable, ne le voit pourtant qu’à travers sa destinée de paria, de proscrit, d’exilé.

Fils d’un pharmacien, pourvu d’une excellente éducation classique à Manchester, il en garda toute sa vie le culte de l’antiquité. Intellectuellement, il était fait pour devenir un Walter Pater. Jusqu’à sa mort, il étudia par plaisir ta prosodie grecque. Moralement, c’était un Verlaine.

Étudiant timide, solitaire, sensuel, il s’acoquine à dix-neuf ans avec une médiocre créature, l’épouse, fouille pour elle le porte-monnaie de ses camarades, est surpris, condamné, emprisonné. À vingt ans, il gagne sa vie aux États-Unis comme photographe, plombier, « reporter », puis revient à Londres par l’Allemagne et se met à écrire des romans pour gagner sa vie. Sa femme est devenue une ivrogne, une prostituée {cette situation se retrouve fréquemment dans les romans anglais après Gissing. Voir notamment The Sailor de Snaith). Il n’a pas toujours de quoi manger. Le lavabo du British Muséum est son cabinet de toilette et sa salle de bain. Il engloutit un petit héritage dans la publication de son premier roman, et n’est sauvé de la complète décadence que par Frédéric Harrison qui lui procure des leçons et l’entrée de la Poil Mail Gazette, dirigée par John Morley.

C’est de cette période que datent ses premiers romans. On en devine les sujets, le ton, l’atmosphère. The Unclassed (1884) est l’histoire de deux jeunes filles qui, par miracle, échappent au trottoir. Demos (1886) raconte patiemment, longuement, tristement, l’effet sur un milieu ouvrier des doctrines socialistes alors nouvelles en Angle- terre. Thyrsa (1887) montre une petite travailleuse anglaise, un peu supérieure à son milieu, qui est assiégée, débordée, engloutie par la grossièreté des quartiers sud de Londres. Plus navrant encore est The Nether World (1889) où Gissîng dépeint avec un réalisme laborieux la vie et la misère de Clerkenwell, autre région lugubre de la capitale.

Ces romans du bas peuple et des bas quartiers avaient alors l’intérêt de la nouveauté. Pourtant, ce n’est qu’avec New Grub Street, en 1891, que Gissing attire enfin l’attention de la critique, en dévoilant les plaies du prolétariat littéraire, les procédés du succès, les déboires de l’écrivain. Du moins Gissing était assuré de vivre, ou plutôt de ne pas succomber. Chacun de ses deux derniers romans lui avait rapporté cinq mille francs. Il se replonge de lui-même dans la misère. Sa première femme venait de mourir. Incapable de supporter la solitude et l’abstinence, il se jette un jour à la tête de la première venue, et l’épouse. En vain ses amis le supplièrent d’attendre, de réfléchir. Il a donné lui-même les raisons de sa folie : Qui donc, sauf une misérable, épouserait un miséreux ? Quant à attendre, il eût été tout aussi raisonnable « de s’engager à rejeter une nourriture grossière, parce que, dans quelques années, il pourrait s’offrir des friandises. Il lui fallait des aliments, quels qu’ils fussent. Bref, il ne pouvait plus se passer d’une femme ». Deux enfants naquirent. La mégère devint insupportable. Il fallut divorcer.

À partir de 1892, l’horizon de Gissing s’élargît sans s’égayer. Il se permet avec Denzil Quartier (1892) une excursion dans le monde de la bourgeoisie, et la psychologie de l’amour. Lîlian se libère du mariage infâme que la famille et la loi lui ont imposé. Elle va vivre avec l’homme qu’elle aime. Mais elle ne peut se libérer de l’opprobre encouru, et elle finît par le suicide. Dans Born in Exile (1892), le héros, Godwin Peak, né dans la plèbe, désireux d’y échapper, amoureux d’une femme cultivée, essaie de se persuader qu’il est chrétien et devient prêtre par vocation, non par ambition. Mais sa nature est trop fausse pour convaincre et trop sincère pour tromper. Il ment et il est découvert. Il mourra comme il est né, « en Exil ». Il y a du Gissing dans Godwin Peak, et bien autre chose. Il inspire une pitié un peu méprisante, mais pas d’antipathie. C’est un tour de force que l’analyse de ce caractère, et peut-être le plus grand succès de Gissing. Mais ses peintures de l’amour sentent l’artifice. Il ignorait la femme, craignait la catin, et plaignait, sans les aimer, les intellectuelles pauvres. Ses Odd Women (1893} sont les femmes superflues, celles qui ne trouveront jamais dans la vie qu’isolement et pauvreté, à moins qu’elles ne se marient comme l’une d’elles, pour trouver un foyer, et n’y rencontrent comme elle que le désespoir.

Vers la fin de sa vie, Gissing épousa une Française, vécut dans le Midi, et écrivit cette attachante autobiographie : The Private Papers of Henry Ryccroft. Il y révèle avec plus d’abandon que de rancune les souffrances de sa nature d’artiste, de lettré, d’épicurien, à qui la vie refusa le simple bonheur de la paix avec les livres, une nourriture suffisante, et du feu dans le foyer.

Il est un de ceux qui ont apporté le plus de culture au roman moderne, et il n’a guère décrit que des vies sordides.

Il n’a ni grâce ni couleur, ni sentiment, ni humour. Il est déprimant comme ses héros et ses sujets. On pourrait l’appeler un « misériste ». Mais il n’exagère jamais. C’est une grande originalité. Il a fort bien compris et commenté Dickens, qui procédait tout autrement. Tant il est vrai que la sincérité, dans le roman comme ailleurs, est seule durable. Gissing n’a jamais été populaire, mais il sera longtemps lu par ceux qui estiment au-dessus de tout, et même de leur plaisir, la probité de l’œuvre et la conscience de l’ouvrier.

George Gissing n’aimait guère son temps. Il n’a pourtant pas contribué à cet écroulement des opinions et des conventions contemporaines que préparait obscurément Samuel Butler. Cet écrivain encore inconnu, quoique fertile en idées et très puissant par l’ironie, élaborait dans le silence deux œuvres singulières où le dix-neuvième siècle paraît s’ensevelir sous ses propres décombres.

  1. Meredith et Hardy, par exemple, auteurs victoriens, écrivirent toute leur vie en marge de leur temps.
  2. Modern English Writtrs, 1918. M. Harold Williams, né à Tokio de parents anglais, élevé à Cambridge, est un des jeunes critiques les mieux doués de l’Angleterre contemporaine. Il servit pendant la guerre dans notre armée. Il a publié aussi une étude sur Deux siècles de roman anglais, le xviiie et le xixe.