Le Roman anglais de notre temps/II

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Humphrey Milford (p. 24-69).


CHAPITRE II

LE ROMAN ANGLAIS AU XIXme SIÈCLE

§ i

Le nouveau siècle

Nous arrivons au second grand « moment » dans l’évolution du roman anglais. Il doit aux auteurs du dix-huitième siècle son existence et sa force, à Walter Scott son prestige. Mais Dickens et Thackeray, George Eliot et Charlotte Brontë, George Meredith et Thomas Hardy, pour ne citer que les principaux noms de cette période étonnante, ont tellement élargi son domaine, augmenté sa portée, qu’il parait au vingtième siècle avoir absorbé tous les autres genres littéraires. Ce n’est point qu’il ait plus rapidement changé. Son développement fut au contraire moins soudain qu’au dix-huitième siècle. Il ne s’est ouvert que peu de nouveaux domaines moraux et psychologiques, car l’homme intérieur reste semblable à lui-même. Mais, outre que les moyens et objets de l’exploration sont plus divers, le dix-neuvième siècle apportait au roman anglais une succession rapide de publics nouveaux, avec le triomphe du machinisme, l’émancipation des masses moyennes, puis des masses ouvrières, leur bataille avec les classes possédantes, les découvertes inouïes de la science, son conflit avec la religion. De sorte que la fiction repasse bien par les mêmes sentiers, mais y rencontre d’autres groupes dans des conditions plus complexes et une atmosphère plus agitée. L’évolution du roman a été comparée à un mouvement en spirale et la métaphore de l’escalier tournant fut employée à ce propos. Si l’on peut admettre qu’une abstraction se meut, ce n’est pas en hauteur ni en profondeur mais en surface que progresserait plutôt la courbe de la fiction britannique, recoupant à chaque tour les mêmes filons de vérité, les mêmes couches d’humanité, mais un peu plus loin dans le sens de la durée, avec d’autres aspects, une autre lumière, d’autres densités. À cet égard, le dix-neuvième siècle, époque de transformation générale, accélérée, tumultueuse, offrait au roman une matière spécialement riche, et pas seulement en quantité.

C’est aussi la qualité de l’observation humaine qui se trouve être désormais plus féconde, et de là le principal trait du roman anglais au dix-neuvième siècle.

L’objet de la fiction comme de la littérature britanniques avait, depuis plus d’un siècle, été plutôt l’homme social que l’homme tout court. C’était un âge de rapports plutôt que de valeurs. Le dix-neuvième siècle se passionna non pas seulement pour l’être humain dans ses relations avec lui-même, et les autres, et le monde, mais aussi, mais surtout, pour l’être humain en soi, sous toutes ses conditions. Le grand mouvement philosophique du dix-huitième siècle aboutissait en Angleterre à remettre au premier plan la dignité de la créature humaine, que le christianisme n’avait jamais oubliée mais jamais isolée. Désormais Créateur et créature tendront, même chez les croyants, à se confondre en se réalisant. Aucun des grands romanciers du dix-huitième siècle n’avait témoigné, comme dira Burns, qu’il est suffisant « qu’un homme soit un homme » pour se trouver digne, jusque dans sa caricature, d’une attention émerveillée, respectueuse, ou attendrie jusque dans sa déchéance, et passionnée jusque dans le plus commun terre-à-terre de son existence. À partir de Dickens, de Thackeray, des Brontë, cet élément ne manquera plus à la fiction britannique, et quand, au cours du siècle, l’origine et le destin de l’homme seront, par la science et la religion, l’objet d’une passion d’enquête plus formidable qu’en aucun autre âge, le roman n’en deviendra que plus intensément, plus profondément mêlé à la vie même de l’humanité. George Eliot, George Meredith, Thomas Hardy en témoignent. Ainsi s’explique cette intensité, ce sérieux parfois ému jusque dans le burlesque, ce ton souvent prophétique, cette préoccupation du général au sein du particulier, cette intervention de l’éternel dans le présent qui, même chez les plus sceptiques en apparence comme Thackeray, distinguent les grands romanciers du dix-neuvième siècle.

L’espérance — ou l’illusion — d’une certitude morale, d’une explication définitive de la vie, la hantise d’un problème, parfois d’une doctrine, sont rarement absentes de leur œuvre. Le roman avait bien, même à son origine, servi comme moyen d’enseignement, de propagande. Mais la fiction s’y trouvait adjointe à la leçon, la confiture à l’aloès, pour faire passer une médecine. Au dix-neuvième siècle, doctrine et récit tendent à se confondre. C’est le roman lui-même qui est l’enseignement, ou l’enseignement qui est romanesque. Il y a beaucoup de confiture d’aloès dans la fiction moderne. Le ton et l’intention didactiques, l’intervention directe de l’auteur, s’étendent à tous les domaines, à tous les problèmes. Le roman épouse la politique et la sociologie, la science et la conscience, sert au transport en commun des intelligences, devient un moyen universel d’expression, l’omnibus de la littérature, mais sans abdiquer sa fonction primordiale, qui est de conter, peindre et émouvoir, sans changer son triple moteur : action, analyse, sentiment.

On verra les faiblesses de cette force, les fragilités artistiques de cette architecture, et où conduisirent parfois l’intention didactique, l’intrusion de la doctrine, le besoin de certitude et de stabilité. Ce qu’il faut retenir ici, c’est que le dix-neuvième siècle vit un développement du roman aussi magnifique, aussi soudain en son genre, que le dix-huitième siècle. La reine Victoria n’y fut, pauvre femme, que pour bien peu de chose, et n’y contribua guère que pour appesantir une tendance déjà sensible vers d’impossibles stabilités. Mais son règne a coïncidé avec la splendide effervescence de la fiction moderne, et il est naturel que, dans ce domaine aussi, l’on parle de l’âge de Victoria. Ceux de la reine Anne et de la reine Élisabeth n’avaient rien fourni de comparable.


Dickens, âgé de vingt-cinq ans, arrivait du premier coup à la célébrité quand la reine, âgée de dix-huit ans, montait sur le trône. Thackeray en avait vingt-six, Charlotte Brontë vingt et un, George Eliot dix-huit. Parmi les autres grands romanciers du siècle, Reade, Trollope et Kingsley atteignaient l’âge d’homme, et, dans les rangs de cette admirable génération, George Meredith était entré depuis déjà neuf ans. Thomas Hardy naquit trois ans plus tard. On voit combien simultané fut le développement de la fiction anglaise au dix-neuvième siècle, et à quel point il était exact d’y faire pressentir au début de cette étude une série de mutations soudaines.

Le sentiment humain est ce qu’il y a de positif dans l’inspiration du temps. Il fait sa grandeur et sa force. Mais il se morfond et longtemps s’efface devant un système politique et social qui a pour lui la force et la fatalité du fait.

Depuis Mirabeau jusqu’à Lamartine, et depuis Babeuf jusqu’à Blanqui, la France vit de révolutions et aboutit au suffrage universel. En Angleterre, il n’y a que des échauffourées. Une double armature la protège. Celle des landlords s’est formée au dix-huitième siècle, détruisant par la concentration des domaines la vie communale, la petite propriété, la solidarité paysanne. Celle des manufacturiers, fondée sur le triomphe du machinisme, a ensuite asservi, abruti les travailleurs, en aspirant vers elle les hommes d’action. Seuls, la pensée et le verbe furent révolutionnaires. Le péril napoléonien avait refait l’unité nationale. Elle demeura strictement insulaire. Il y eut entre possédants et entre aspirants à la possession un vaste compromis, d’où les salariés restèrent exclus. Dès le début du règne de Victoria, l’aristocratie se recruta parmi les propriétaires, les fabricants, comme ceux-ci parmi les marchands et les artisans. Le succès matériel est le critérium et le sésame. Une philosophie, presque une religion, un parti, presque une Église, s’établit par le radicalisme utilitaire. En dehors, point de salut. L’enfer commence avant la mort et dès ce bas monde. Il est pour les pauvres, et dans la pauvreté avec toutes ses conséquences. Bentham, Mill, Macaulay ont professé le dogme utilitaire, sans cette malédiction. Mais elle est dans la morale, c’est-à-dire dans la pratique et la vie. Ce qui serait de nature à ébranler le système social doit être nécessairement écarté, ignoré. Les passions élémentaires, qui se tiennent et s’engendrent, resteront dans la pénombre de la conscience. En fait, le diable et la nature n’y perdront rien, mais il sera rédhibitoire de dire ce qu’on peut taire, et méritoire de cacher ce qu’il serait dangereux d’avouer.

La littérature anglaise au dix-neuvième siècle est, comme toujours, en partie l’expression, en partie la critique du système social, et l’attaque est, comme toujours, plus bruyante, plus active que la défense. Carlyle, Ruskin, Matthew Arnold, Newman mènent des vagues successives d’assaut contre cette société et cette morale. Quant au roman, il l’exprime sans la défendre, dans la mesure où il peint les mœurs et est obligé pour être lu, et même pour être imprimé, d’en accepter sur ce point les règles de réserve, de bienséance, de réticence. Mais c’est dans l’opposition et la révolte sur tous les autres points qu’il se réalise, vit et se développe. Dickens en est le premier témoignage. Pendant cinquante ans, de 1835-1840 à 1885-1890, le roman victorien parcourt au pas de course un champ immense. Le destin hésite jusque vers 1860. Après 1870, la rébellion est générale jusque vers 1890, fin de l’âge de Victoria.

§ ii
Dickens, Thackeray et leurs contemporains

Dickens, fils d’un pauvre commis de Portsmouth, élevé dans les quartiers sordides de Chatham et de Londres, sans éducation, sans autre instruction que celle qu’il se donna, commença la vie comme colleur d’étiquettes sur des pots de cirage, et dut un succès immense et immédiat à la parfaite harmonie entre son génie de conteur et les basses classes moyennes qu’il avait traversées. Celles-ci venaient de conquérir l’aisance économique et l’indépendance politique. Elles avaient des trésors d’énergie, d’intelligence, de sentiment. Elles n’étaient ni cultivées ni mesurées dans leurs goûts. Fraîchement émancipées, il leur fallait encore des enluminures à regarder, voire des images à briser. Par contraste avec la grise monotonie de leur destin et de leur entourage, elles avaient besoin de rire et de pleurer et ne craignaient l’excès ni de la couleur, ni du sentiment, ni de l’humour.

Un jeune écrivain, presque hystérique de tempérament, que ses propres inventions font pleurer de joie et d’orgueil, paraît alors. Il est acteur autant qu’auteur. Il déborde de mouvement et d’expression. C’est Charles Dickens. Il a le don de la caricature qui n’est que l’exagération du réel. Il a la fraîcheur de l’imagination populaire, avec une ferveur, une intensité faubourienne d’émotions, qui lui permet de vivre ses personnages tout en les créant. Qu’importe s’ils tombent dans un excès de pathétique ou de comique qui souvent touche d’une part à la farce, et d’autre part au mélodrame ? Qu’importe s’ils se distinguent par des tics, des manies, des étiquettes ? Ils vivent d’une existence saccadée, lumineuse, grésillante, qui fait prévoir les débuts du cinéma. Nous ne les avons jamais rencontrés, mais ils vivent. Et avec quel relief, quelle abondance !

C’est par une immense farce que Dickens séduit son public. Les personnages de Pickwick Papers, désormais désuets, inconnus de notre génération : bedeaux, cochers, aubergistes, prisonniers pour dettes, devraient être oubliés, indistincts. Leur comique rappelle les pantomimes de Noël. Qu’il est pâle, le feu de la rampe, sur les burlesques d’avant-hier. Mais ces acrobates, ces fantoches, sont d’un grain immortel. Voyez M. Pickwick. Son humanité, sa charité, finit par être aussi discrètement touchante que leur naïveté paraît bruyamment comique.

C’est en effet le souci de l’humanité, de la souffrance, et de la dignité humaine, qui, sans qu’il s’en doute, sans qu’il fasse autre chose que suivre l’instinct de son cœur et de ses dons, va maintenant inspirer Dickens dans la révolte incohérente de toute son œuvre contre le système social où il est immergé. Après avoir fait rire son public, il va maintenant le faire pleurer, tantôt de pitié, tantôt d’indignation sur ceux qui n’appartiennent à aucune des classes possédantes ou aspirantes et vivent dans l’enfer terrestre qu’engendre la civilisation utilitaire. Recherche du sensationnel ? poursuite des scènes à faire ? sans doute, mais autant et plutôt instinct de santé sociale.

Donc il conduit d’abord ses lecteurs dans les sombres parages où l’enfance est exercée au crime (Oliver Twist, 1839) et, à côté d’effets qui nous semblent aujourd’hui faciles, on rencontre, dans les ténèbres du bas Londres, des êtres et des spectacles que personne depuis Defoe et Smollett n’avait dépeints avec une si minutieuse vérité. The Artful ‘Dodger’ en est un témoignage.

Puis c’est le martyre et la révolte des écoliers dans les geôles de jeunesse (Nickolas Nickleby), les émeutes de Barnaby Rudge (1840), l’atmosphère mélodramatique de Old Curiosity Shop (1841) et, après un premier voyage aux États-Unis, la caricature dans Martin Chuzzlewit (1843) des caricatures britanniques que fournissait alors l’Amérique. Enfin un roman autobiographique, David Copperfield (1849), plus mesuré, plus serein, clôt la série des premiers chefs-d’œuvre de Dickens. Il se répète dans Bleak House (1852) et Little Dorrit (1855), échoue dans Hard Times (1854), aborde l’histoire par le mélodrame dans The Tale of Two Cities (1859), et termine par deux œuvres mieux construites Great Expectations (1861) et Our Mutual Friend (1864) la seconde série de ses grands romans.

Tous ses dons l’entraînent vers l’excès : excès d’imagi nation qui conduit à la caricature ; de sentiment et d’humeur qui conduit aux effets grossiers de larmes ou de rire ; excès de couleur, excès de verve, romantisme de carrefour bien fait pour son public et qui effarouche les délicats. Mais, derrière tous ces excès qui compromettent la valeur artistique des romans de Dickens, le don mystérieux de la vie, qui n’est jamais excessif, les rend pourtant inoubliables. Il avait une imagination si réaliste et si puissante, qu’il a non pas copié, mais créé des types. C’est une foire aux originaux que son œuvre. Ne demandons pas à Dickens ce qu’il n’avait pas.

Ni lettré, ni délicat, il écrivait pour la foule contemporaine, et atteint pourtant l’élite, même dans la postérité. Ni penseur, ni même moraliste conscient, bien qu’il ait écrit pour réformer ou dénoncer, il reste bourgeois, conventionnel, dans la peinture des mœurs. Et cependant, même les platitudes de son inspiration sont d’une telle verve qu’elles ressemblent à des paradoxes. Il a fait trépider l’humanité dans ses œuvres. Mais c’est la trépidation du mouvement contre l’atmosphère, de la vie contre la mort. On peut discuter Dickens, il est impossible de l’oublier.


C’est un lieu commun que d’opposer à Dickens son grand contemporain Thackeray. Tout y invite. Ils écrivaient au même moment, mais Thackeray arriva tard au succès. Il était réservé, délicat, il avait du goût, un style. Il n’assène pas les vérités, il les déroule. Le comique est aussi mesuré, mais aussi pénétrant chez lui que le pathétique est discret, efficace. Ses personnages ne se meuvent pas tout d’une pièce. Il les commente, mais ils se peignent eux-mêmes, et n’ont pas besoin d’étiquettes. Ce sont des gens de bonne compagnie et de bon ton chez qui, sauf les domestiques, ne se fourvoie point la vulgarité. Sa psychologie est fine et profonde. Il y a chez lui de vraies femmes. Il observe une retenue instructive devant la douleur, la mort, le mystère de la religion et celui de l’amour. Point de gestes ni de cris dans son émotion. Il atteint au cœur sans y viser, à la vie sans trépidation. À ces divers titres, le contraste est naturel, inévitable, entre les deux plus grands romanciers de la première moitié du dix-neuvième siècle. Mais comblien plus instructif quant au développement du roman paraîtra ce qu’ils ont de commun !

Thackeray, fils d’un officier, élevé dans les écoles publiques et l’Université, héritier d’une fortune confortable, était d’une origine tout autre que Dickens, et n’avait pas subi l’adversité dès sa naissance. Mais il perdit ou gaspilla sa fortune. Sa femme devint folle. Il dut refaire péniblement son chemin par le journalisme. À trente ans, il était à Paris comme correspondant. Ainsi que Dickens (Sketches by Boz), il publie d’abord ses carnets de notes (The Paris Sketch-book, 1840 ; The Irish Sketch-book, 1843), puis des récits d’aventures. The Luck of Barry Lyndon[1] est le dernier des romans picaresques et le premier de ces pastiches plus d’à moitié originaux dont Thackeray devait fournir avec Esmond un modèle d’autre genre.

Il y a bien du talent, déjà, dans Barry Lyndon, un talent d’ordre littéraire, celui de l’homme qui a beaucoup lu, surtout une ironie du genre français qui épouse, sans se trahir autrement que par un imperceptible sourire, le point de vue du gentilhomme aventurier. Quelle différence avec l’humour expansif et bruyant des Pickwick Papers ! M. Abel Hermant a renouvelé cette gravure à la pointe sèche. Mais il y a la différence entre M.de Courpière et Barry Lyndon qui sépare la Vie parisienne de Punch.

Le grand journal satirique de l’Angleterre débutait alors, et pendant dix ans, 1843-1853, Thackeray y collabora assidûment. C’est là qu’il publia son Book of Snobs. Le snob est, selon son expression, celui qui admire bassement des choses basses. Thackeray n’a cessé, dans son œuvre, de le persifler, sans échapper lui-même entièrement au snobisme, au respect du « comme il faut », simplement parce que c’est le « comme il faut ». Mais il se connaissait, tandis que le vrai snob s’ignore.

En 1847, Vanity Fair consacre la réputation de Thackeray. Voilà une œuvre capitale dans le développement du roman au dix-neuvième siècle, sans héros et sans traîtres, sans rudesse ni sensiblerie, où la vertu n’est point sans défaut, ni le vice sans excuse, copiée sur la vie, souvent grise et sordide, pénétrée d’intérêts et de fourberies, mais éclairée aussi de quelques rayons de tendresse et de générosité, vraie et pourtant pas cynique, sans paillettes, sans clinquant, mal composée, pleine de digressions comme tout ce qu’écrit Thackeray, mais admirablement observée et fidèlement transcrite. Même Becky Sharp, le petit démon femelle qui déroule au centre de l’ouvrage son écheveau d’artifices, n’est pas entièrement artificielle.

Pendennis (1850), qui est autobiographique, et The Newcomes (1855) sont des peintures de la vie contemporaine analogues à Vanity Fair par les sujets, les personnages et la qualité. Esmond (1832), et sa suite inférieure The Virginians (1859), inaugurent un genre de romans historiques mais pas romantiques, que Walter Scott aurait été bien en peine d’écrire. Esmond est l’ouvrage copieux et lent d’un grand artiste en littéra ture historique, d’où son immense renom chez les universitaires, une évocation sans bric-à-brac, par l’intérieur et par le style, du temps de la reine Anne, au demeurant, un hors-d’œuvre dans le banquet que Thackeray devait laisser à la postérité.

Là, comme ailleurs, il partage avec Dickens la faiblesse de la composition, et cette force, cette intensité dans l’art de caractériser qui vient du contact et de la sympathie avec l’homme en soi. Chacun écrit pour son milieu, pour son public. En les rapprochant, on a l’image de leur société. Chacun intervient assidûment dans le récit, Thackeray par des commentaires, et Dickens par des combinaisons scéniques. L’un et l’autre sont dénués de philosophie, traditionnels, pétris d’humour et de sentiment, férus de morale et de respectabilité, et tous deux s’arrêtent devant ces réalités de l’amour, de la passion, ou de la simple vie affective, que ni leurs grands devanciers ni leurs grands successeurs n’ont ignorées. On sent en eux, avec tout leur génie, l’influence sociale du germanisme. Par ce qu’ils ne disent pas, autant que par tout ce qu’ils expriment, ils sont « victoriens », et « victoriens » du Prince consort. Ce sont des femmes, les Brontë, puis George Eliot, qui commencent l’émancipation.

Je n’ai mentionné ni la falote et pieuse et tendre Miss Mitford, qui, par son Our Village, rappelle Jane Austen, ni la truculente postérité littéraire de Scott, toute couverte d’oripeaux historiques : John Galt, mort en 1839, Horace Smith en 1849, le prolifique G. P. R. James qui aboutit au burlesque volontaire (1779-1860) et Ainsworth, qui, jusqu’en 1882, bâtissait d’innombrables machines archaïques. Wilkie Collins, qui par certains côtés prolonge Dickens, eut l’art du feuilleton, et fut un Gaboriau pensant, dont Conan Doyle a hérité. Thomas Love Peacock, l’ami de Shelley, le beau-père de George Meredith, bien que contemporain de Scott, puis de Dickens et de Thackeray, ne ressembla à personne. Il a laissé une fantastique imagination servie par un beau style étouffer ses autres dons.

Il y a des écrivains d’une nature si plastique qu’ils semblent jetés dans leur siècle pour en répéter tous les cris, en imiter tous les mouvements. Tel est Edward Bulwer, premier Lord Lytton. Il a fait successivement du Byron et du Scott, du réalisme domestique et du romantisme historique, des histoires du bas crime et du grand monde. Puis il est devenu psychologue à la façon de George Eliot, mystique, scientifique, prophétique dans The Coming Race, et il a même esquissé le roman de l’au-delà. C’est un manœuvrier, un politicien de la littérature, tout comme Disraëli dont les romans ne sont que des maquettes enluminées.

Anthony Trollope (1815-1882) fut au contraire le chroniqueur fidèle, abondant, minutieux des villes de province anglaises, des tribus de clergymen au pied de leurs cathédrales, des familles et des groupes qui perpétuent l’existence sociale de la campagne. Ses livres furent écrits avec une régularité de production mécanique — tant de mots à l’heure, chaque matin avant déjeuner, pendant toute une vie de fonctionnaire. Il a peut-être, mieux que personne, représenté la vie calme, pas pressée, satisfait les goûts solides et tranquilles de l’Angleterre moyenne au temps de Victoria.

Charles Reade (1814-1884) ne mérite pas moins d’attention, à cause du génie véritablement original, toujours fidèlement, passionnément documenté, qu’il apporta dans ses romans sociaux et historiques. Avec celui de Charles Kingsley (1819-1875), socialiste chrétien, poète, romancier, réformateur, les noms et les ouvrages de Charles Reade et Anthony Trollope sont en voie de résurrection, et les romans de Trollope auront, après cette révision des valeurs, une place dans la fiction anglaise au dix-neuvième siècle tout près de Thackeray.

§ iii

Les Romancières victoriennes

Un groupe de femmes de grand talent, Mrs. Gaskell, biographe des Brontë (1810-1865), Miss Harriet Martineau, traductrice de Comte (1803-1876), Charlotte Yonge (1833-1901), interprète de Keble et du mouvement ecclésiastique d’Oxford, Mrs. Oliphant (1828-1897), historienne et essayiste, maintinrent pendant tout le dix-neuvième siècle, avec leurs sœurs obscures et innombrables, le courant de la fiction féminine, qui n’a jamais cessé dans la littérature anglaise. C’est en effet une erreur doublée d’une impertinence que de s’étonner, comme si elle était imprévue ou paradoxale, devant la part qu’ont eue les femmes au développement du roman contemporain en Angleterre. Pourquoi cette part ne serait-elle pas égale et même supérieure à celle des hommes ? Les femmes n’y sont-elles pas comme destinées par leur nature, leurs dons, leur vie ? Il y avait moins de romancières, dira-t-on, aux siècles précédents. Il y avait aussi moins de romanciers, et surtout infiniment moins de lecteurs et de lectrices. Pourtant Mrs. Behn, Sarah Fielding, Charlotte Lennox, Frances Brooke, Clara Reeve, Sophia Lee, Charlotte Smith, Mrs. Radcliffe, Mrs. Inchbald, Lady Morgan, Mrs. Opie, Fanny Burney, Mary Brunton, Miss Edgeworth, et combien d’autres, avaient précédé Jane Austen.

Au dix-neuvième siècle, les romancières anglaises sont légion, et tous sujets leur appartiennent. Mais la quantité des artistes signifie bien moins que la qualité d’art, et l’étendue du domaine que la façon de la culture. Or la femme a toujours été plus apte que l’homme au jeu infini des relations humaines, qui est devenu le sujet et l’objet du roman anglais. Les rapports, les réactions d’être à être, de caractère à caractère, ce fut en tout temps l’affaire de toute son existence : amour, mariage, maternité, vie de famille et de société. À cet égard, les romancières du dix-neuvième siècle ne font guère que continuer leurs devancières, et nulle ne surpasse Jane Austen. Mais il s’agît au dix-neuvième siècle, comme nous l’avons vu, des valeurs humaines au moins autant que des rapports entre créatures. Or, la pénétration jusqu’à l’être en soi, par le sentiment, par l’instinct et aussi par l’analyse émue, le discernement affectif, spontané, de ce qui est essentiel dans l’individu, l’acuité de sympathie qui fait non seulement rire avec ceux qui rient, mais, avec plus de répercussion, souffrir avec ceux qui souffrent, tout cela, que demandait le dix-neuvième siècle, la femme était, plus que l’homme, capable de l’apporter au roman. Il faut en ce sens entendre la boutade de Meredith : la femme est le dernier des êtres que l’homme civilisera, c’est-à-dire dont il courbera la nature.

L’appel du sexe et de la race retentit plus fort en elle. C’est son affaire et aussi son privilège. Elle a le don créé par la nécessité de discerner et de ressentir plus vivement les affinités comme les contrastes. Elle en a plus spécialement le loisir, le désir, le plaisir. Aussi va-t-elle plus loin dans la discipline, car elle est née disciple, pourvu qu’elle aime, et dans l’indiscipline, car elle est irréductible, sauf par l’amour.

Il faut toujours en revenir à la révolte, raison d’être de la fiction, quand on explique l’évolution du roman britannique. La femme a été grande romancière au dix-neuvième siècle parce qu’elle ne peut souffrir les liens sans l’assentiment de l’instinct, de la nature, de l’amour, que la civilisation utilitaire de son temps lui imposait.

Depuis Jane Austen, il y eut, dans les œuvres des women novelists, une inquiétude, une irritation, qui ne firent que croître aux dépens de leur temps et de leurs contemporains. Elles ont été l’avant-garde des mouvements pour la réforme du mariage, du divorce, des lois sanitaires et sociales. Elles ont exprimé plus fortement cette lutte des sexes qui est faite d’amour et de haine. Il est possible, je n’en sais rien, que la longue paix démocratique et mercantile où deux ou trois générations d’Anglais vécurent sans exposer leur vie ait obscurément exaspéré l’instinct collectif et profond des femmes, qui, elles, risquent la leur à chaque maternité. Il est possible que l’holocauste de la grande guerre ait anéanti ce grief, ressuscité le prestige masculin.

Ce qui est certain, c’est qu’au dix-neuvième siècle le ton superficiel et satisfait des lettres de femmes est renié par les femmes de lettres. Quand Diana la romancière et la délicieuse Emma, son amie, s’entretiennent cœur à cœur, elles savent, dit Meredith,

« que les Anglais de leur temps riraient avec mépris de ce couple de femmes qui s’aventurent à les brocarder. Elles ne sont pas peu hostiles en conséquence. Elles lancent à profusion leurs épigrammes, et applaudissent d’autant plus qu’elles écorchent mieux la masse géante de l’intolérant ennemi, qui commande au jour présent, mais pas à celui de demain. Nous aussi, il nous tient aujourd’hui, il nous punit si nous avons des aspirations charnelles. Il répand ses dons sur ce qui est abject À nous, rebelles, il ne jette que du biscuit pour les chiens. Mais la vie de l’esprit est hors de sa région. Nous avons notre lendemain dans sa propre journée, puisque déjà nous ne lui demandons rien. »

Et c’est ainsi que :

« Diana et Emma s’enchantaient à découvrir en chacune d’elles la rebelle de ses années antérieures, et de sa moindre expérience, membre de la faction malcontente, sel de la terre, à qui leur propre sel, elles en convenaient, devait servir de nourriture, et elles le mâchaient avec décision, non sans plaisir. »

Telles furent, non les femmes victoriennes, mais les romancières de leur temps.


C’est le malheur des excursions trop rapides dans les bois trop serrés. Les arbres, dit-on, empêchent de voir la forêt. Il faudrait chercher des « points de vue ». Mais quelle façon artificielle de connaître les bois, si on ne les regarde que d’en haut, c’est-à-dire dans le sens où ils font écran ! C’est la forêt, alors, qui empêche de voir les arbres. Je ne refuse point, on l’a vu du reste, de grimper aux observatoires et de montrer « le panorama » quand l’occasion s’en rencontre. Mais mon objet est de parcourir le bois par les avenues que d’autres ont faites, et quelques cheminets à moi, et de m’arrêter devant les plus beaux arbres, les plus vigoureux ou les plus singuliers. Voici trois bouleaux, pâles et tourmentés, qui ont poussé sur la même racine, et portent sur l’écorce des taches de rouille et de sang.

Le roman le plus pathétique des sœurs Brontë, c’est encore leur mort. Depuis l’excellent livre de M. E. Dimnet[2], personne chez nous n’a plus le droit d’ignorer ces destinées exceptionnelles.

1821. Un presbytère pauvre et désolé, dans la campagne la plus rude, la plus violente du nord de l’Angleterre. Six petits enfants. La mère est morte, le père distrait, lointain. Une hérédité inconnue (boisson, phtisie) couve ces destins d’enfants précoces. Les petits solitaires, quatre fillettes et deux garçons, passent leur vie dans une même pièce, à lire, écrire et se raconter des histoires. Pour tout plaisir ils vont sur l’âpre plateau cueillir la bruyère, en se tenant par la main pour résister au vent. Les quatre aînées sont envoyées (1824) dans une école utilitaire pour filles de pasteurs pauvres, foyer de misère et de tuberculose. Pension complète et habillement pour 350 fr. par an. Les deux aînées, Maria et Élisabeth, meurent en un mois, l’année suivante. Charlotte Brontë décrira tristement, amèrement, cette école dans Jane Eyre, et la petite martyre Helen Burns, c’est sa sœur Maria.

Charlotte, dix ans, Emily, huit ans, rentrent à Haworth. En quatre ans, de 1826 à 1830, les quatre enfants écrivent une petite bibliothèque. Leur père ne fait pas autre chose. Ils n’ont pas d’autre distraction. Ils sont gens de lettres sans le savoir, avec candeur, sans pédanterie. Dans la masse de leurs manuscrits, la part de Charlotte à quinze ans est de vingt-trois cahiers d’entre soixante et cent pages, bourrés d’une écriture microscopique. C’est déjà « une petite vieille », dit une de ses amies, qui vient un peu plus tard à Haworth. Elle a de petites mains, un petit corps, elle est propre et bien tenue, myope comme une taupe, tout éberluée, et ses étranges grands yeux bruns flambent quand elle s’anime. Emily est solitaire, farouche, mal ficelée. Une année de pension, dans une bonne école à Roe Head qui sera le milieu de Shirley. Puis, nouveau séjour au presbytère, diverses places comme institutrice, plusieurs retours à Haworth, deux demandes en mariage non agréées, de pasteurs falots qui ne plaisent pas, et Charlotte, en février 1843, part à Bruxelles avec Emily, pour y apprendre à fond le français avant d’ouvrir une école avec ses sœurs à Haworth. Elles ont alors vingt-six et vingt-quatre ans. Bruxelles c’est Villette, le pensionnat de Mme Beck, c’est l’institution Heger, dont le directeur et la directrice devaient jouer un grand rôle dans la vie de Charlotte. Le Paul Emmanuel de Villette, qui excite tant de passion chez Lucy et Ginevra, c’est M . Heger. Il y avait des profondeurs infinies dans les âmes des deux sœurs. Nous ne saurons peut-être jamais quel drame secret et poignant Charlotte vécut à Bruxelles. Mais il n’est plus douteux qu’elle ait aimé Heger et soit devenue sa créature, peut-être sa création, en tout cas sa chose. Quant à Emily, le secret est absolu. C’est à Haworth qu’elle tenait par sa fibre intime. Les deux sœurs y reviennent en 1844. Leur frère Branwell, espoir de la famille, sombre en 1845 dans le scandale d’un amour coupable, puis la crapule, l’ivrognerie, l’opium. C’est bientôt une ruine. Le père devient aveugle, il faut l’opérer. Le projet d’école est abandonné. Charlotte a trente ans, Emily vingt-huit, Anne vingt-six. Elles publient ensemble leurs poèmes, et, sous des noms d’emprunt, réussissent à en vendre au total deux exemplaires. Chacune d’elles a un roman en portefeuille. Charlotte ne réussit pas à placer son Professeur, première forme de Villette, roman du cœur, chair de sa chair. Elle est en train de finir Jane Eyre qui, au contraire, rencontre faveur du premier coup, est publié en six semaines et obtient un succès éclatant de scandale et d’admiration (fin 1847).

Le livre d’Emily, Wuthering Heights, publié la même année, reste inconnu.

En septembre 1848, Branwell meurt : opium, phtisie, delirium tremens. En décembre, Emily meurt, debout, énigmatique, farouche. En avril 1849, Anne meurt, douce et résignée. Charlotte les a soignés, aimés jusqu’au bout. Épuisée, elle finit néanmoins son second roman Shirley qui paraît à la fin de 1849. Elle fait quatre voyages à Londres, mais sans devenir femme de lettres. Elle ne veut être que femme, fille de pasteur, villageoise, enfin elle-même. C’est à Haworth qu’avec une peine infinie elle refond sa première œuvre, The Professer, et en fait Villette qui paraît au début de 1853. Sa tâche est finie. La romancière célèbre et qui ne veut pas de la gloire, la femme souffrante et qui n’attend rien de la destinée, accepte pourtant avec une pâle joie le mariage sans amour. Elle a trente-sept ans. Elle meurt enceinte, l’année d’après.

J’ai résumé cette vie, parce que, en dépit des intrigues sensationnelles, il n’y a presque rien dans la vie et dans la personne de Charlotte Brontë qui ne soit aussi dans ses romans.

Nous ne sommes pas en Angleterre, nous n’avons plus à ménager des mémoires encore vivantes. Le mari de Charlotte Brontë est mort en 1906. Longtemps avant, Mrs. Gaskell avait publié une Vie matériellement sincère des Brontë qui, à propos des relations entre Branwell et Mrs. Robinson, provoqua un procès retentissant. Le respect et la délicatesse qui sont de nature et de rigueur envers les femmes, même de génie, ne saurait empêcher de dire qu’avant tout les sœurs Brontë furent femmes, et femmes non satisfaites. Leur génie servit principalement dans l’histoire du roman anglais à introduire, à manifester, à imposer, en dépit du scandale, la toute-puissance de l’instinct sexuel, source de toute nature et de toute vie. J’espère et souhaite n’être ni brutal, ni paradoxal, mais il ne me paraît pas possible d’ignorer ce fait considérable. En plein âge victorien, les sœurs Brontë font avouer l’amour, avouer la femme. Et elles tirent l’aveu de leur propre cœur, de leur propre vie. C’est une énorme hardiesse, une formidable nouveauté. Il y a bien autre chose dans l’œuvre des Brontë ; des intrigues sensationnelles, une construction enfantine, du byronisme dans les caractères, et par endroits, dans Jane Eyre, dans Wuthering Heights, un souvenir de Mrs. Radclifie, — dans Villette et dans Shirley l’exemple de Jane Austen, cette vérité qui sort de l’expérience, la criante autobiographie de l’institutrice, l’imagination surhumaine et presque inhumaine d’Emily dans Wuthering Heights, le plus haut romanesque à travers le plus exact réalisme, l’intensité nouvelle et passionnée du ton sans qu’il y ait rien à prouver, rien à enseigner.

Tout cela sans doute serait à noter, et bien d’autres points encore, si nous n’avions affaire qu’aux sœurs Brontë. Mais il s’agit de leur place et de leur influence dans le développement du roman anglais. À cet égard, le fait capital dans un temps où, comme nous l’avons vu, la fiction tendait vers l’essentiel de l’être humain, c’est qu’elles ont inconsciemment, d’autant plus naïvement qu’elles étaient plus ignorantes, exprimé l’essence même de la femme, son aspiration, son incorporation, sa « possession » par l’amour. Elles jouent à cet égard un rôle analogue à George Sand qu’elles connaissaient et admiraient. « C’est », dit Charlotte Brontë, « la poésie comme je la comprends qui élève cette masculine George Sand, qui, de quelque chose de grossier, fait quelque chose de divin. » La formule est significative.

Filles sages, inconsciemment hantées par leur sexe, ignorantes, toutes deux en proie à une hérédité morbide qui exagère cette hantise, asservies par le sort aux mesquins esclavages de la vie d’institutrice, martelées par le célibat, la maladie, la pauvreté, courtes d’expérience, soumises aux réserves de leur époque, incapables d’un mot cru, d’une précision physique, d’une allusion sensuelle, elles expriment la chose de tout l’être avec les seuls mots de l’âme et du cœur. L’amour en soi, l’instinct vital, tel est leur sujet.

C’est un défi de pygmées, une provocation qui s’ignore. Leur âge ne s’y trompe point. Il n’y a pas une grossièreté dans les romans des sœurs Brontë. Le scandale fut pourtant énorme. Les vieilles femmes détournèrent la tête comme si des nudités étaient apparues. En comparaison des passages d’humour, d’observation, de simple récit, la place que tiennent les scènes d’amour est modeste, mais l’accent en est tel qu’on n’entendit pas autre chose. Écoutez la passion chuchotée de Rochester, les acquiescements naïfs et imprudents de Jane Eyre, « Il y a une scène », dit M. Dimnet, « que Shakespeare ne renierait pas, mais qu’on arracherait du volume avec un soulagement infini. » Et d’une autre scène, celle dans la voiture : « Jamais l’égoïsme, l’impudeur tranquille de la passion triomphante ne se sont montrés plus à nu, » Écoutez dans Wuthering Heights chanter « le sexualisme dominateur » qui domine toute la pièce. L’amour y est « une attraction souveraine où la matière n’a point de part » (exprimée), mais dont les âmes sont les jouets sans résistance. « Il est plus moi que moi-même, » dit l’amante en parlant de l’amant. « Où donc, » dit Maeterlinck, « cette Emily qui tourne avec innocence autour des réalités extérieures de l’amour, a-t-elle appris ces réalités intérieures qui touchent à tout ce que la passion a de plus profond ? Il semble qu’il eût fallu vivre pendant trente ans (pourquoi trente ?) dans les chaînes les plus ardentes des plus ardents baisers pour arriver à savoir ce qu’elle sait, pour oser nous montrer avec cette certitude, cette exactitude infaillibles, dans le délire des deux amants prédestinés, les mouvements les plus contradictoires de la douceur qui voudrait faire souffrir, et de la cruauté qui voudrait rendre heureux, de la répulsion qui désire, et du désir ivre de répulsion. » À tous autres égards, il y a un monde entre Wuthering Heights et les œuvres de Charlotte. Mais cette hantise, cette divination, cette possession de l’amour, chaste dans la forme, brûlante et naïvement impudique en son principe, elle est aussi dans la pure Caroline de Shirley et dans la trouble Lucy de Villette. Ni Charlotte ni Emily ne connaissaient les hommes, et elles perdent la tête quand elles en parlent. Ce sont des êtres brutaux, énigmatiques, des étrangers qui déconcertent et captivent, plus masculins que nature, et dont, sans révolte, et même avec quelque volupté, l’on souffre les brusqueries mystérieuses.

L’auteur ignore l’amoureux, l’amoureux ignore l’amour, mais la femme, l’héroïne, en sont illuminées, incendiées, et du coup le roman anglais, le roman féminin subit une des plus grandes transformations qu’il ait encore connues. Charlotte ignore sa révolte. Elle se désole sincèrement quand les revues lui reprochent ce qu’elles appellent son paganisme, son indiscipline. « Une grande grossièreté de goût », dit l’Edinburgh Review, « et une doctrine païenne... » « Cette autobiographie » (voyez la divination des vieilles filles), dit une certaine Miss Rigby sous l’anonymat et avec la puissance de la Quarterly Review, « est un ouvrage antichrétien ... un long murmure contre le bien-être des riches et les privations des pauvres… affirmation orgueilleuse des droits de l’homme… mécontentement impie… » Un peu plus tard, la North Amerikan Review se prononce dans le même sens.

Les revues avaient tort de crier à l’immoralité. Elles avaient raison contre Charlotte Brontë de dénoncer une rupture du roman avec la moralité. George Eliot va l’y ramener.


Étrange paradoxe. Deux institutrices de village, provinciales par naissance, tempérament, conviction, une grande pionne héroïque, stoïcienne, un peu revêche et hirsute, une petite « governess » précocement vieillie, cachant son âme généreuse, l’air d’une chouette au soleil, effrayée du bruit qu’elle fait, deux grands cœurs sans aménité, sans grâce, ont remué le monde littéraire et moral, conquis pour la femme le droit de s’avouer amoureuse, sans avoir, en apparence, connu de l’amour autre chose que la veille, l’instinct et l’espoir.

Arrive une savante, une intellectuelle, libre dans sa pensée jusqu’à renier tout dogme, libre dans sa conduite jusqu’à pratiquer ouvertement l’amour sans mariage. C’est elle qui restaure la loi morale dans le roman.

Née dans une ferme, grandie dans une atmosphère provinciale et puritaine, très intelligente, et le sachant, elle est à vingt et un ans transportée à Coventry, un milieu à la fois religieux et philosophique. Elle y perd sa foi. À trente-deux ans, elle devient secrétaire de rédaction de la Westminster Review, à Londres, en rapports journaliers avec tout ce que l’Angleterre compte d’esprits « avancés » savants et écrivains. Elle fréquente Froude et Carlyle, Newman et Martineau. C’est alors qu’elle rencontre George Lewes et vit avec lui sans l’épouser. Elle ne s’en repentit point, mais l’histoire de cette liaison est encore à faire. Il faut noter cependant que George Eliot, dans toute son œuvre, témoigne d’un respect et d’un regret émus pour la foi qu’elle a quittée, la convention qu’elle a violée, le mariage dont elle s’est passée. L’art de George Eliot s’éclairera quand sa vie sera tout à fait connue.

C’est un retour vers son passé de jeune fille qui, vers la quarantaine, la fait romancière. Scenes of Clerical Life (1858), Adam Bede (1859), The Mill on the Floss (1860), Silos Marner (1861) sont les souvenirs de sa vie de province, ses plus grandes œuvres, parmi lesquelles Adam Bede se détache avec relief. La gloire est venue à l’intellectuelle, à la savante, non par sa science, mais par l’expérience.

Elle ne le sait pas, ou ne le croit pas. Désormais, installée à son pupitre, elle croit pouvoir enseigner par ses romans la philosophie et la morale. Le fonds de poésie et de sympathie qui est en elle ne disparaît jamais complètement. Mais elle crée des types plutôt que des individus, procède explicitement par les inductions et les déductions, chères à Spencer, au lieu simplement de peindre et de raconter, partage le monde en espèces, en catégories. Romola (1863) est une reconstitution historique de Florence, Felix Holt (1866) un tableau de vie politique avec une anecdote d’héritier disparu, Middlemarch (1872) marque un retour à la vie de province, où trois histoires d’amour se mêlent interminablement à trois courants de pensée religieuse et philosophique. Daniel Deronda (1876) est un roman de la race israélite, puissant, intéressant à étudier, interminable à lire, sans grande vie ni vertu.

En somme, George Eliot, dont la renommée subit une Roman anglais au XIX** Siècle 49 sévère révision, paraît bien n'avoir exercé d'influence durable que par ses premiers romans. The Mill on tke Floss est faible, et ne subsiste guère qu'à cause de l'élé- ment autobiographique dans le personnage de Maggie Tulliver. Mais, sauf lés premiers chapitres et le sixième livre, presque tout Adam Bede est admirable. Il con- tient dans l'introduction au second livre la meilleure partie de la doctrine artistique de George Eliot. Adam est une création et Mrs. Poyser une créature inoubliables. Qu'un homme puisse être à la fois amoureux et religieux, mais parfaitement sincère sans tomber dans l'eau de rose ou l'eau de savon, que cet homme soit à la fois un paysan, un artisan et un gentilhomme, qu'il ait à la fois le sang chaud et la tête fraîche, voilà qui semble impossible. Tel .est pourtant le personnage d'Adam Bede. Pour George Eliot, Dinah Morris était l'héroïne. Nous la trouvons impersonnelle, improbable, un peu rébarbative. Le fond du livre, c'est la faute et. le châtiment d'Hetty Sorrel. Rien n'est plus pathétique que les deux voyages d'Hetty au début du livre V. Après sa condamnation, le livre est fini. Là, comme dans presque toutes les oeuvres de George Eliot, il y a quelque chose de pro- fondément humain dans le développement de l'action, du caractère, mais aussi quelque chose de profondément inhumain, inexorable, hébraïque, dans le développement des conséquences. Le positivisme rejoint Y Ancien Testa- ment. Et c'est par ce point que nous revenons à la part de George Eliot, après les sœurs Brontë, dans le déve- loppement du roman anglais. Il ne faut pas, pense George Eliot, que l'émancipation féminine puisse être attribuée à l'instinct. C'est sur l'intelligence que sera fondée la cité intérieure, et l'intelli- gence ne peut être satisfaite que par un système. Le j a ,tiz B dbvG00gle

50 Le Roman anglais de Notre Temps positivisme, l'évolution, la psychologie moderne, bref, la science, représentée par Herbert Spencer, grand inspira- teur et grand ami de George Eliot, forment l'assise de l'édifice moral et esthétique où va s'installer le roman avec George Eliot. L'émotion religieuse n'en est point proscrite. Elle ne peut l'être, car elle est au fond de tout sentiment. Dans toute fiction où elle ne serait pas, sous une forme ou sous une autre, non seulement il n'y aurait plus d'émotion d'aucun genre, mais il n'y aurait plus de vérité intérieure. Il faut, pour l'exprimer, la ressentir sous une forme nouvelle, ou bien l'avoir éprouvée sous sa forme ancienne et en garder la nostalgie. Elle peut avoir pour origine l'homme en Dieu tout aussi bien que Dieu dans l'homme. George Eliot s'abreuve aux deux sources. Elle a été chrétienne, elle est positiviste. Mais la vérité est la même partout. La dignité humaine n'est pas moins exigeante, qu'elle soit fondée sur une rédemption miraculeuse ou sur une évolution naturelle. Il n'y a point d'erreur sans châtiment, H n'y a point de faute sans conséquences. La nécessité logique, la fatalité morale se confondent entre elles, et il n'y a point jusqu'à une sorte d'immanence économique qui n'en dépende. Telle est l'inspiration de George Eliot, aussi éloignée d'une piété superficielle que du simple objectîvisme de Jane Austen et de l'instinct passionnel dans Charlotte Brontë. Qu'il y ait eu peut-être une sorte de politique spontanée dans ce redressement du roman, dans cette soumission de la femme émancipée aux mêmes sanctions et aux mêmes règles que la femme traditionnelle, qu'il y ait eu l'influence toute puissante de la société d'alors, libre dans ses idées, esclave dans sa conduite publique, il n'importe, le fait est là. Le roman de George Elîot n'est pas moins réaliste que j a ,tiz B dbvG00gle

Le Roman anglais au XIX*" Siècle 51 celui de Charlotte Brontë. Au contraire, il l'est beaucoup plus. Il montre à cru des choses dont la femme, pendant la première moitié du dix-neuvième siècle, ne supportait pas l'évocation publique. Il les montre en détail, il leur applique cette passion de vérité précise qui est l'apanage de l'éducation scientifique. A toutes choses, à tous êtres, il rend son hommage d'étude et d'observation sympa- thique. Il est l'ennemi du faux romantisme, de l'invrai- semblable dans les événements, que chérissaient encore les Brontë. On devine ce qui manque à ce genre de roman. Il est trop intellectuel. Dès qu'il devient systématique, il cesse d'être vivant. L'œuvre des Brontë n'est qu'un début. Si elles avaient vécu, elles auraient probablement semé en route leur romantisme, évolué vers un réalisme plus précis et une psychologie moins subordonnée à l'instinct. Elles auraient fait des Adam Bede ou des Mill on the Floss moins intelligents, moins équilibrés. Mais elles n'auraient pas abouti à Félix Holt et à Daniel Deronda. Elles n'auraient jamais écrit Marcel/a ni Robert Elsmere. Il est impossible, dans une étude comme celle-ci, de s'astreindre à l'ordre chronologique. Par exemple, Meredith, Hardy, S. Butler, quoique écrivant en plein âge victorien, sont des hommes du vingtième siècle. Mrs. Humphry Ward, bien qu'elle ait prolongé jusqu'à nos jours sa remarquable activité littéraire, appartient plutôt à l'époque victorienne. Son œuvre, dominée par le prétendu conflit entre la science et la religion, la démocratie et la culture, continue, sans la faire oublier, celle de George Eliot. Elle est partie du roman à thèse pour aboutir au roman politique et mondain, tandis que George Eliot partît de son milieu, de ses souvenirs, de sa £ % D3'««dby Google

5" Le Roman anglais de Notre Temps jeunesse, pour arriver aux problèmes sociaux, moraux, historiques, et pour s'y perdre. Ce sont deux évolutions en sens contraire, mais avec des résultats analogues. Mrs. Humphry Ward a connu le grand succès de bonne heure, et conquis dès ses premières œuvres une immense renommée. Mais son influence littéraire, qui ne fut jamais considérable, est aujourd'hui presque nulle. Des livres entiers se publient en Angleterre sur la littérature contemporaine, où elle n'est même pas nommée. 1 Il est permis de regretter ce décri. Mrs. Humphry Ward a traduit pour des millions de lecteurs les pré- occupations de son époque, et décrit longuement, habile- ment, une partie considérable de la vie et de la société anglaises à la fin du XIX me siècle. Grâce à elle, nous avons, nous autres étrangers, parcouru quelques-unes des régions les plus intéressantes de la pensée, de l'action et de l'existence dans les zones les plus cultivées de l'Angle- terre actuelle. Nous ne pouvons que lui être reconnais- sants de la haute et saine distraction intellectuelle que sa vie de noble labeur nous a procurée. Mais il serait vain de discuter te jugement et les préférences de nos voisins. Quand on étudie le roman anglais des vingt dernières années, on est bien forcé de constater que l'œuvre de Mrs. Humphry Ward, si elle y tient une place honorable, n'a cependant exercé qu'une influence et une action des plus restreintes. « La gloire littéraire est nominale, » disait Rémy de Gourmont, « la vie littéraire est personnelle. » L'une est le fruit légitime et infiniment honorable du succès mérité. Mrs. Humphry Ward a, plus que personne dans la pré- 1 Tels ceux de M. G. K. Chesterton et de H. Cunliffe, professeur à l'Université de Columbia. H. Phclpa écrit que « Mrs. Humphry Ward o'a jamais écrit un roman, mais qu'elle a failli en écrire un : David Grime. » j a ,tiz B dbvG00gle .

Le Roman anglais au XIX** Siècle 53 sente génération de romanciers anglais, eu l'occasion d'en apprécier la saveur. L'autre est la moisson tardive et incertaine du tempérament et de la personnalité, le fré- quent privilège des écrivains qui n'en ont pas d'autre, ta récompense de ceux qui mirent beaucoup d'eux-mêmes dans leurs œuvres, et ne furent pas seulement l'écho de leur temps, de leur monde ou de leurs lectures. Meredith, Thomas Hardy, et dans un autre sens, plus restreint, Samuel Butler, jouissent aujourd'hui de cette vie littéraire qui se retire de George Eliot et déserte Mrs. Humphry Ward. C'est par l'intelligence, les livres, les idées, qu'elle paraît, dans toute son œuvre, avoir abordé la vie. Elle ne s'en défend point. Son talent est, avant tout, uni- versitaire, académique. Sur une charpente toujours solide, de faits sociaux ou historiques, de phénomènes religieux, politiques ou mondains, elle jette les draperies d'une habile fiction. Sur des sentiments ou des opinions auxquels elle donne une forme humaine, un langage humain, elle ajuste des habits de « gentleman » et des robes de dame. Mais on sent la charpente sous la draperie, et l'abstraction derrière le personnage. Qu'il y ait peu d'humour, de grâce et de gaieté dans ces laborieuses constructions, on s'en console, d'autant mieux que Mrs. Humphry Ward n'y prétend point. Le levain de son œuvre est intellectuel. L'émotion créative s'y manifeste rarement. Mrs. Humphry Ward était vouée à ces vulgarisations distinguées qui sont l'objet des cours publics. Jusque dans le roman mondain, elle a beaucoup enseigné. Ce n'est pas peu de chose. Combien de nos romanciers les plus célèbres, les mieux accrédités, de ceux que les académies ont pourvus de leur brevet, n'ont jamais fait autre chose 1 Cela suffit pour la gloire j a ,tiz B dbvG00gle

54 Le Roman anglais de Notre Temps littéraire et pour le succès qui est un fait. II faut autre chose pour s'assurer cette influence, cette vie littéraire qui n'est pas seulement un fait, mais une force. Ses origines, son talent, sa vie, destinaient Mrs. Humphry Ward aux controverses. Son père, Thomas Arnold, fils du grand directeur de Rugby, se convertit au catholicisme, l'abandonna, puis y revint. Elle a grandi et vécu à Oxford. Elle a épousé un professeur des plus remarquables. Elle a vécu toute sa vie dans l'atmosphère des universités et dans le monde le plus cultivé de son pays. On s'en aperçoit. Parmi ses romans, les uns sont plutôt théologiques, ecclésiastiques, tout empreints de morale et de philo- sophie, tels: Robert Elsmere, son premier et son plus grand succès (1888), Helbeck of Bannisdah (1898), T/ie Case of Richard Meynell (1911). Les autres sont plutôt politiques ou sociologiques, comme : Marcella (1894), Sir George Tressady (1896) et The Coryston Family (1913). Ce dernier aborde presque tous les problèmes qui ont agité la dernière génération. David Grieve (1892) était un panorama intellectuel du même genre, en traits plus accusés. Dans d'autres oeuvres, d'une intention moins vaste, les personnages et les événements, sans rien perdre de leur vérité, de leur modernité, se rattachent ouverte- ment à l'histoire anecdotique. Lady Rose's Daughter (1903) rappelle, par exemple, la destinée de Mlle de Lespinasse ; Tfte Marriage of William Ashe (1905) celle de Lady Caroline Lamb, et Fenwick's Career (1906) la carrière de Haydon. Parmi ses peintures de la vie con- temporaine, Eltham House est une des plus favorablement connues en France- Dans cette œuvre immense il faudrait tout citer si l'on, voulait montrer à quel point Mrs. Humphry Ward a su ' j a ,tiz B dbvG00gle

Le Roman anglais au XIX m Siècle 55 représenter et traduire la vie de l'Angleterre contem- poraine- Il est parfaitement superflu de se demander ce qui en restera. Tous les livres restent en un certain sens. Par exemple, il sera bien difficile, désormais, de se figurer l'Angleterre à la fin du xiX m ' siècle sans recourir à l'image multiple et monumentale qu'en a laissée Mrs. Humphry Ward. Rien de plus compréhensif, de plus intelligent, dans toute l'acception de ces mots, ne peut être conçu. A cet égard, l'auteur de Robert Elsmere, quelles que soient les vicissitudes de sa renommée, est certaine de survivre. George Meredith et Thomas Hardy Réalîse-t-on que George Meredith est contemporain de George Eliot, et que son Richard Feverel, par exemple, fut publié en 1859, la même année qu'Adam Bede? Rien n'est plus trompeur que les dates. Les héros de Meredith ont beau se mouvoir dans un milieu victorien, leurs idées sont d'avance à l'autre pôle. Dickens et Thackeray, les Broute et George Eliot, étaient en lutte contre leur âge. Meredith l'a déjà dépassé. Les romanciers anglais d'entre 1840 et 1870 se débattaient contre les compromis et les conventions de la civilisation victorienne. Meredith y avait prématurément échappé. Sur la vie économique et morale, le rôle et la condition des femmes, les relations des sexes, les conditions du mariage, le sens même de l'existence humaine, il avait silencieusement pris les devants par au moins cinquante années. L'isolement de Meredith au milieu de son temps est une cause, au moins autant qu'une conséquence, de ses idées et de son art. Nous n'avons ni tout le droit ni tous j a ,tiz B dbvG00gle

56 Le Roman anglais de Notre Temps les moyens d'en fournir l'explication. Il y eut, au début de sa vie, des circonstances qui ne sont pas - encore suffisamment élucidées pour en faire état Ce libre esprit, le moins teinté de germanisme, fut élevé en Allemagne soua la discipline des frères Moraves. Il revint à seize ans en- Angleterre, épousa à vingt-deux ans la fille du romancier Thomas Love Peacock et, tant par économie, par nécessité, que par goût, vécut dès lors à la campagne; près de sa nouvelle famille, sans grand contact avec le monde. L'influence de son beau-père est loin d'être étrangère à sa formation, et mériterait une étude sérieuse. Ce n'est pas un pur hasard qui, pour toute leur vie, a fixé au sol deux des plus grands poètes et romanciers du dix-neuvième siècle en Angleterre, Meredith et Hardy. On verra, par exemple, que la terre est la commune in- spiratrice de leur art et de leur philosophie, si radicale- ment différents qu'ils soient. L'autre raison de l'isolement de Meredith, de la longue incompréhension dont il fut l'objet, c'est son style. Pour tout autre romancier, ce serait un paradoxe que d'exa- miner d'abord sous quelle forme, dans quel langage il s'est exprimé. Pour Meredith, c'est une nécessité. La première vertu de l'écrivain semble être de communiquer avec le public. Le premier soin de Meredith fut de s'en isoler par l'adoption systématique plutôt que naturelle — car il est capable, à l'occasion, de s'exprimer directement et clairement — d'un style qui exige l'initiation. Il a dû se créer un auditoire, forcer ses lecteurs à apprendre sa langue, et il ne lui a pas fallu moins que toute sa vie."* Pour un étranger, même quand il sait l'anglais par l'origine et par l'histoire, par l'usage et par métier, la barrière est encore plus haute. Il faut l'excuser s'il ne la franchit pas toujours. Personne ne voudrait que Meredith écrivît j a ,tiz B dbvG00gle

" Le Roman anglais au XIX™ Siècle 57 autrement que Meredith. Il est parfaitement superflu de lui chercher querelle. Il ne serait plus lui-même s'il était plus accessible. Mais ce n'est pas entièrement la faute du public s'il fut longtemps incompris et inconnu. Qu'est-ce donc que ce style? Encore une fois, il faut pardonner à l'ignorance de l'étranger, même le plus appliqué, le mieux préparé, et lui attribuer la candeur, non la prétention de l'ignorance. Nous avons, au seizième siècle, vu le gongorisme espagnol se muer en euphuisme britannique. Meredith, c'est un John Lyly qui serait un grand poète. Il n'y a pas d'injure. Shakespeare aussi pratiquait l'cuphuisme. Mais cette pratique demande un peu d'interprétation. Elle consiste principalement à parler en métaphores, en images, en comparaisons. Meredith est un précieux souvent génial, rarement ridicule, mais quelquefois pourtant, au sentiment d'un lecteur français, Il parle comme le musicien, indirectement, puissamment, parfois indistinctement. Il ne cherche pas à éblouir, à surprendre. C'est sa nature, première ou seconde. Aux mains d'un sot, le style empanaché, scintillant et sug- gestif de Meredith pourrait devenir un instrument de torture ou un objet de dérision. Au service d'un écrivain comme Meredith, il oblige à un effort, — c'est déjà trop, dira-t-on, — mais apporte des' merveilles. C'est un dragage, soit, mais un dragage de grosses perles, et ces gemmes énormes ne contiennent qu'exceptionnellement une petite huîrVeT Mais elle y est parfois. J'en demande pardon aux idolâtres. Il faut ouvrir et regarder. En relisant le passage cité plus haut sur les conversations de Diana et d'Emma, l'on comprendra ce que je veux dire. A l'ésotérisme du style s'ajoute la complication de la doctrine. Meredith n'est pas seulement un poète et un romancier. Ou plutôt il ne serait pas un grand poète et j a ,tiz B dbvG00gle

58 Le Roman anglais de Notre Temps un grand romancier s'il n'avait pas sa philosophie, sa morale, son système d'art et son interprétation de la vie. Ce n'est pas nous qui l'inventons. II a pris la peine de l'exposer en détail, dans des essais spéciaux. Il est peu de ses romans qui n'en contiennent un fragment et où son application au problème du livre ne soit explicitement annoncée, relevée, détaillée. Rien n'y manque, ni le précepte ni l'exemple. Mais c'est un peu confus. Et cela parait encore plus compliqué que nature. Là encore, l'irrévérence peut sembler gratuite, ou témoigner contre l'interprète. D'avance, l'interprète accepte d'être dé- savoué, puni. Il sait qu'on ne comprend que ce qu'on mérite. Mais, pour un esprit français, il semble bien que Meredith, ce grand ami de la France, ait tout de même retiré de son éducation allemande quelque chose dans l'art d'embrouiller des idées relativement simples. Dickens, Thackeray, George Eliot, consciemment ou inconsciem- ment inspirés par l'esprit positiviste, avaient perçu Dieu dans l'homme, le Créateur dans la créature. Mais le désaccord entre la misère incurable de l'œuvre et la 'puissance de l'ouvrier laissait les sentimentaux et les intellectuels également démontés et assombris. Il y avait un fonds de pessimisme dans leur réalisme. Meredith, allant plus loin, commence à retrouver les sources de l'espoir et de la joie. C'est un panthéiste en ce sens qu'il voit du divin non plus seulement dans la créature isolée, temporaire, mats dans toute la création. Le monde et la vie, si mauvais qu'ils soient, sont pourtant assez bons pour qu'on puisse s'y confier sans trop savoir pourquoi, tout simplement parce qu'ils sont le monde et la vie. C'est sur terre, non plus au ciel et chez les anges, dans la réalité vivante, non pas dans l'esprit infirme des hommes, qu'il faut chercher règle et secours. L'expérience j a ,tiz B dbvG00gle

Le Roman anglais au XIX me Siècle 59 est supérieure au dogme, à tout dogme, qu'il soit chrétien ou non. Il ne s'agit pas de répondre aux vaines questions de l'intelligence ; c'est une gymnastique utile, mais une pure gymnastique; il s'agit de travailler et de servir. Il n'y a pas de certitude quant au sens et à l'objet de la vie. Voilà pour George Eliot, et Renan est devancé. Mais nous n'avons rîen à gagner et tout à perdre en nous défiant d'elle. On sent poindre ici le pragmatisme. Le critérium, c'est l'é- preuve et l'effort, non le succès. Et tout l'utilitarisme, tout le déterminisme se trouvent oubliés. Tel est le sens de ce culte pour la Mère Terre, qu'il entoure parfois d'un peu trop de nuées. Telle est la source de cette joie, de cet optimisme que respire l'œuvre de Meredîth. La doctrine vaut ce qu'elle vaut. Son effet n'est pas discutable Elle n'est point une abdication de l'intelligence, une traite sur l'instinct, avec le protêt en perspective et la résignation pour tout baume. L'émotion, l'humour, le sentiment y ont une place, mais n'ont qu'une place. Meredîth abhorre les vapeurs bruyantes du rire, et la buée facile des larmes. C'est une doctrine active, pour gens courageux et intelli- gents. Nous avons, nous aussi, vers le même temps, eu dans l'art une école panthéiste. Et le grand contemporain de Meredîth, Thomas Hardy, pratique aussi le culte de l'Univers. Mais il aboutit à la désespérance passive, parce qu'il élimine la vertu de l'effort, la confiance en l'action, la foi dans la solvabilité de la race et de la nature. On ne prête qu'aux riches ou aux victorieux. Meredith croyait absolument, joyeusement, à la victoire de son univers et de son espèce, à condition que chacun fit sa besogne, gagnât son coîn de bataille. Aussi plusieurs des œuvres de Meredith sont-elles des « épreuves » depuis sa première allégorie, The SJiaving 0/ S/iagpat (1H56), qui j a fe B db y Google

6o Le Roman anglais de Notre Temps montre à travers une masse de fantaisie et d'images accessoires le jeune réformateur taillant son chemin vers l'idéal malgré revers et désappointements. The Ordeal of Richard Feverel (1859) est le premier grand ouvrage de Meredith, un des plus achevés, et peut compter parmi les tout premiers romans du siècle. C'est encore l'histoire d'un jeune homme en chemin dans la vie, d'une éducation qui échoue parce qu'elle systématise le travail et la vertu, d'un tempérament qui se refuse à la mécanisation. Seul, l'enthousiasme conduit aux réalisations et inspire le caractère. Il y a presque de la brutalité dans cette dé- monstration, qui n'épargne rien. Les contemporains crièrent à l'invraisemblance dans la grossièreté. C'était le temps où Flaubert était poursuivi pour Mme Bovary. Nous en avons vu bien d'autres depuis. En revanche, quelle poésie dans l'hymne en prose du chapitre XIX, quelle intensité dans la « dernière scène » où Richard quitte sa femme, quelle émotion dans les regrets de Sir Austin, au coin de son feu mort, gémissant sur le fils qui a trompé ses espoirs et brisé sa vie ! Evan Harrington (186*1), Rhoda FUming (1865), présentent l'un la comédie, l'autre la tragédie de ce même développement de l'âme humaine à travers les circonstances, et la richesse de pensée, la félicité d'expression dans le premier de ces deux livres suffirait à en immortaliser l'auteur, même si, derrière cette orgie d'idées et de beautc, il n'y avait pas un système d'art aussi bien qu'une doctrine de morale et dévie. Mais, dans son art comme dans sa pensée, Meredith est lucide et organisé. L'application de sa doctrine à la littérature il l'a lui-même exposée en vingt endroits, avec un luxe un peu laborieux, et nulle part si complètement que dans son Essay oh Comedy (1897). Le livre de j a ,tiz B dbvG00gle

Le Roman anglais au XIX m Siècle 61 M. Constantin Photîadès l'a; je crois, révélée pour la première fois au public français. C'est l'esprit comique, le sens de là comédie, qui est pour Meredith l'instrument littéraire par excellence. Sans lui, Motker Eartk, Notre Mère la Terre, resterait pour ses enfants impénétrable et sans vertu. Avoir l'esprit comique, c'est avant tout avoir l'instinct, la soif, le besoin de la vérité. L'humour anglais, l'esprit français, sont essentiellement une préhension du réel, c'est-à-dire de l'individuel. Pas de types, pas de classes. Rien que des personnes. Tant mieux si le lecteur leur découvre une parenté. Ce n'est pas l'affaire de l'auteur. Quand on pense que cette doctrine artistique s'élaborait au moment même où George Eliot et son école remplissaient le monde littéraire de leurs généralisations et de leurs catégories, inspirées de la classification et de l'évolution scientifiques, il est difficile de s'exagérer la force et l'originalité du génie de Meredith. Quelle vertu n'y a-t-il pas dans l'isolement pour ceux qui en ont la force ou le goût ? Ce n'est pas seulement la généralisation intellectuelle, mère de clarté scientifique, et aussi de froideur et de fausseté artistiques, qui se trouve écartée de cette façon, mais encore son contraire, la caricature, l'extrême spécialisation, l'exagéra- tion du trait individuel, et aussi le faux sentiment, l'émotion à bon marché, que provoquent une excitation locale et grossière de la sympathie, un sectionnement arbitraire et artificiel de la sensibilité. Ainsi le rire bruyant, les larmes faciles de Dickens, la fleur bleue et fragile du sentiment à fleur de peau qui fleurit même dans Thackeray, tout ce qu'il y a de moins bon dans leur œuvre (contemporaine de Meredith, ne l'oublions pas), se trouve doucement mais fermement éliminé du roman tel que Meredith le comprend. Ce n'est pas le rire, mais le JafeedbvGoOgle

6a Le Roman anglais de Notre Temps sourire qui est humain, normal, artistique, révélateur, et pas le sanglot de la gorge, mais la buée du regard. Sauf dans les catastrophes, tout spasme est hystérique s'il est naturel. Et s'il est artificiellement provoqué, c'est un mauvais tour, ou une expérience de laboratoire. Il ne reste plus ni pensée ni sentiment dans le spasme. Le rire et l'émotion de la comédie vraiment humaine demeurent lucides, et comportent une critique de la vie. Certes, ce n'est pas une nouveauté de dire que l'art c'est l'expression, et, en outre, l'interprétation de la réalité. Mais, d'une part, Meredith a réalisé ce qu'il prêchait. Ses livres en témoignent, qui ruissellent à la fois d'humour, d'intelli- gence et d'émotion. Et, d'autre part, quelle que soit la valeur des doctrines de Meredith, il en avait plus qu'elles. Même si elles ne font guère, comme d'habitude, que justifier sa pratique, il n'importe. Fussent-elles stériles, il est, lui, fertile. Elles n'ont pas créé son art. Peut-être l'ont-elles même compromis vers la fin, en tendant à l'immobiliser. C'est l'histoire de toutes les théories qui ne font pas sa part à la fluidité du changement. Elles n'ont pas créé son art, mais elles servent à l'expliquer. Qu'on relise avec attention, dans le livre de M, Photiadès sur Meredith, l'excellente et copieuse analyse de Harry Rkkmtmd (1871) et l'on comprendra mieux l'unité de son art et sa doctrine. Dans Beauchamp's Career (1876) il en transporte les principes dans la pein- ture de la vie politique, et laisse loin derrière lui la littérature électorale de Disraeli. En vingt ans, de 1855 à 1875, Meredith avait donc projeté, dans les domaines les plus divers de la nature et de la vie humaine, les rayons de son analyse. Il avait donné les exemples et les préceptes de son art Désor- mais il va l'appliquer plus spécialement à son temps, et, j a ,tiz B dbvG00gle

Le Roman anglais au XIX me Siècle 63 dans son temps, à la femme, qui est, par excellence, la créature du roman, au mariage, à l'amour, au problème du sexe, qui est le plus immédiat, le plus intense, le plus passionnant, et se trouve pour ainsi dire à l'origine de tous les autres. Il est inutile de dire qu'il s'y montre plus destructeur que constructeur (c'est l'office même de la critique), et qu'à force d'appliquer il finit par exagérer et fixer, donc affaiblir, sa formule d'écrivain, de moraliste et de penseur. Le style devient de plus en plus atambiqué, de plus en plus dénué d'action, d'atmosphère. Le réel s'élimine, le roman se concentre en pure analyse, et paraît quelquefois, j'en demande pardon, suspendu dans le vide. The Egoist, publié en 1879, est peut-être l'ouvrage le plus caractéristique de Meredith. C'est la satire perçante du « Moi » dans tous les temps, mais principalement dans un siècle utilitaire. Sir Willoughby Patterne, victorien à la recherche d'une femme, révèle impitoyablement la complaisance satisfaite, obtuse, de son sexe et de son époque, et poursuit la pureté, la beauté, le dévouement de la femme comme s'il y avait droit. Il n'est pas étonnant qu'il en soit réduit à implorer celle-là même qu'il avait dédaignée et à ne recevoir, par lassitude, résignation, scepticisme, que l'image de ce qu'il avait cru pouvoir obtenir comme son dû. Cette critique du rôle masculin, des relations contem- poraines entre les sexes, cette analyse sympathique, infiniment compréhensive et émue de la femme moderne < et des conditions de sa vie, fait l'unité des derniers romans, ceux qui furent publiés dans les vingt dernières années du siècle. Ils renferment une galerie incompa- rable de portraits de femmes. Il y a dans Meredith des héroïnes pour tout un siècle de fiction : Clara Middleton et Nesta, Renée et Cecilia, Carinthia Jane et Rosamund D3'««dby Google

64 Le Roman anglais de Notre Temps Culling. Nataly, dans One of our Conquerors, Mrs. Warwick, dans Diana of the Crossways, sont parmi les plus éternellement séduisantes. C'est dans la peinture des femmes que Meredith a le mieux réalisé son précepte d'art et de vie, savoir sourire et aimer à la fois, < se voir parfois ridicule aux yeux qui vous sont chers, » ne les pas moins chérir, et < accepter la correction que vous propose leur image de vous-même. > Le critérium de l'homme et du « gentleman » c'est son attitude envers la femme. Quel dommage que la complication croissante de son langage, l'absence marquée du récit et de l'action, ait, sinon éloigné ses contemporaines pour qui son œuvre militait, du moins, retardé jusqu'à la génération suivante le moment où les femmes même cultivées ont su le com- prendre et l'apprécier ! Encore son œuvre, profondément intellectuelle, restera-t-elle plutôt un régal de lettrés, et même, s'il faut tout dire, le festin, dans ce monde réduit, des hommes plutôt que des femmes de lettres. Meredith a toujours pris le mot de comédie dans le sens originel et étymologique de banquet, où les convives s'inclinent sur des lits, de fête avec chants et lumières. Il ne faut pas L'oublier, car là est la clef de son interpréta- tion de l'esprit comique, et de la joie, de l'optimisme qu'il y associe Mais on peut regretter que, jusqu'à la fin d'une lente initiation, les délicats soient seuls admis, et la foule, par force, exclue. En lisant, par exemple, One of our Conquerors (1891), il est impossible de ne pas s'irriter devant la futilité quasi perverse du style, et l'abondance des obscurités. L'austère philosophie de The Amasing Marriage (1895), la sanglante satire de l'holocauste dans le mariage, la superbe et patiente humilité de Carinthia Jane qui est une des plus belles figures de femmes qui j a ,tiz B dbvG00gle

Le Roman anglais au XIX™* Siècle 65 soient, souffrent', à première lecture, de n'être accessibles qu'au spécialiste. Ce n'est pas seulement par l'anecdote apocryphe et l'attrait équivoque des allusions à un scandale mondain que Diana of the Crossways fut et demeure — avec justice, si j'ose le dire en face du sentiment contraire chez maint critique — plus généralement appréciée. C'est aussi parce que le sujet comportait nécessairement plus d'action, et par conséquent de clarté. Les per- sonnages y ont une vie plus terrestre. Il ne faut pas croire cependant que Meredith ait été sans influence sociale et littéraire. Bien loin de là. L'action d'un écrivain est parfois en raison inverse de sa popularité. Voyez Comte et Nietzsche. Il suffit que leurs idées filtrent et se diffusent. Depuis cinquante ans, celles de Meredith, indirectement répandues, révolution- nent l'art et la moralité de l'Angleterre. Il a plus fait que personne pour saper le colosse victorien. Les femmes lui doivent le plus clair de leur dignité, de leur liberté con- quises. Il aurait frémi de certaines conquêtes. N'importe. Le roman entre ses mains est encore plus différent du genre de Dickens, de Thackeray, de George • Eliot, que celui-ci n'était éloigné de l'espèce originale, telle que l'avait créée le dix-huitième siècle. Ce n'est pas un arrangement artificiel, maïs la symétrie forcée des circonstances et des faits, qui groupe deuxà deux les grands romanciers du dix-neuvième siècle : Dickens et Thackeray, Charlotte Brontë et George Eliot, George Meredith et Thomas Hardy. Chacun est, dans le même temps, fonction de l'autre, complément et contraire à la fois. M. Thomas Hardy, depuis la mort de Meredith, est la F j a ,tiz B dbvG00gle

66 Le Roman anglais de Notre Temps plus grande figure littéraire de l'Angleterre contem- poraine. Mais il a cessé d'écrire des romans depuis plus de vingt ans. Il est entré tout vivant dans la postérité. Prophète, poète reclus, il apparaît à la génération présente dans la nuée de son Olympe rustique. Nul n'a vécu plus près de la terre. Toute son œuvre, ou plutôt tout ce qui compte dans son œuvre, est consacré à l'homme et au sol de son comté natal, le Dorsetshire, entre Southampton et Plymouth. Si l'on retranchait d'un roman de Thomas Hardy tout ce qui sert à expliquer lés caractères par le milieu, l'histoire, le passé, le climat, le métier, il resterait encore assez de matière pour sou- tenir et d'atmosphère pour entourer certaines constructions aériennes de Meredith. Il n'est pas indifférent de noter à ce propos que Thomas Hardy fut d'abord architecte. 11 est peut-être le premier romancier anglais qui ait su commencer et finir, faire un plan et s'y conformer. C'est une des raisons pour lesquelles il est assuré chez nous d'un renom durable. Poète comme Meredith, il a comme lui vécu toute sa vie à la campagne. Mais il a fait servir son isolement à pénétrer son entourage et à le dépeindre. Ses héros sont des bergers, des paysans, des bûcherons, et non des gens du monde comme ceux de Meredith. Il ne les idéalise pas plus — ni moins — que Meredith n'a stylisé les dames et les seigneurs de son temps. Ni l'un ni l'autre ne nous ramène aux Arcadies et aux bergeries, fût-ce par l'esprit et l'intention. Les ruraux de Thomas Hardy parlent souvent, il est vrai, comme des livres, mais c'est dans la mesure où la littérature est sortie de leur langage, et non point avec l'objet et l'effet de faire entrer leur langage dans la littérature. L'archaïsme de leur dialecte est celui de Chaucer, la Bible et Shakespeare, un parfum j a ,tiz B dbvG00gle

Le Roman anglais au XIX™ Siècle «ï conservé, non point acquis, l'odeur de menthe et de thym, ou de lavande. Encore ses paysans sont-ils moins ses héros que le pays lui-même, Il commença d'écrire vers 1870 et chercha sa voie pendant quelques années. Under the Greenwood Tree (1872) est un essai de réalisme agricole, A Pair ofBlue Eyes (1873) une tentative de feuilleton rural. Dans Far from the Madding Crowd, en 187*4, il entre décidément dans son domaine et y rencontre le succès, la popularité. The Return of the Native (1878), The Mayor of Casier- bridge (1886), The Woodlanders (1887), Tess of the dUrbervilles (1891) forment le cycle de ses grands romans campagnards. Dans l'intervalle, il publie d'autres romans moins exclusivement consacrés au sol et à l'homme du Dorset, par exemple A Laodicean (1881). Mais son originalité réside dans les œuvres paysannes. Aux yeux du lecteur étranger, il semble qu'il perde un peu de force chaque fois qu'il abandonne le sol. Certes, les terriens de Thomas Hardy ne manquent point de vérité. Il ne cache guère leurs vices et leur rudesse. Il ne plaide jamais la pureté ni la vertu de l'existence rurale, et s'abstient de prêcher le retour à la terre, la religion de la vie simple. Il ne voit pas non plus dans le paysan une simple brute. Il a trop d'humour, c'est-à-dire de compréhension. Gabriel Oak dans Far from the Madding Crowd, Giles Winterbourne dans The Woodlanders, sont des êtres bons, sans faiblesse, comme Adam Bede, et tiennent de plus près à leur sol et leur métier. Dans Clym Yeobright et Marty South il y a cette rugueuse tendresse, cette noblesse inconsciente, et si l'on peut dire cette pureté grossière de caractère, qui sont partout dans le patrimoine rural. Leurs champs, leurs F 2 JafeedbvGoOgle

68 Le Roman anglais de Notre Temps moutons, sont pour eux ce qu'ils étaient pour les an- ciens. Les semailles et les plantations, les moissons et les foires, prennent un caractère dans l'œuvre de Thomas Hardy, parce qu'aux yeux de ses personnages, ce sont des événements analogues aux tournois pour les chevaliers et aux travaux d'Hercule pour les premiers hommes du monde. Ni la vérité donc, ni l'humanité, ne manquent à ces paysans. Ils ont de l'humour et aussi de l'émotion, à leur manière. Et pourtant, ils ne sont pas les véritables héros de l'œuvre. Ce n'est pas d'eux que vient ce caractère de grandeur fatidique dont elle est marquée. Le pays dépasse et absorbe les paysans. C'est lui qui explique et centre l'intérêt. Quand Thomas Hardy s'en écarte, vers la fin de sa carrière, comme dans Jude the Obscure {1896), et The Well- Beloved (i 897), il verse dans le didactisme et le feuilleton. Il n'a plus rien pour le soutenir qu'une morne et morte philosophie. Il a lui-même dit : « La poésie du paysan vient du fait que pour vivre il est astreint aux volontés du ciel, de l'air et de la terre. » Dans cette identité de vie entre l'homme et le monde M. Thomas Hardy satisfait la passion d'unité fataliste qui est au fond de son esprit. La bruyère dans The Retum of the Native, les arbres dans The Woodlanders, les moutons et la ferme dans Far front the Madding Crowd, gouvernent la vie des per- sonnages avec la force accumulée, irrésistible, de toute l'hérédité, de toute la nature. L'appel des générations passées et de l'éternel plein-air retentit dans ses œuvres jusqu'au cœur de l'Anglais. Une puissante concordance entre tout ce qui est sensible relie inexorablement l'homme aux choses. Telle est la divinité sévère de Thomas Hardy.

Le

Ce panthéisme ne le conduit pas à la joie comme Meredith, mais à la constatation rigoureuse, vigoureuse, courageuse, de ce qui est. Il n’y a pas de pouvoir personnel dans l’Univers, pas de lois, pas de sanction morale. La leçon mélancolique de Tess est que l’innocente est punie quand le coupable échappe. C’est la même histoire que celle d’Hetty Sorrel. Cependant le ton et l’intention sont à l’antipode de George Eliot. Tout se tient dans l’œuvre de Thomas Hardy. Voilà donc à quoi, vers la fin du dix- neuvième siècle, aboutissait, chez-le plus grand romancier du temps, le conflit de la science et de la religion. Démocratie et christianisme faisaient ensemble faillite. La foi en Dieu et la foi en l’homme s’étaient poignardées. Le monde et la vie restaient seuls, encore pleins d’espoir chez Meredith, sans progrès et sans vertu dans la sombre grandeur de Thomas Hardy. Partis d’une même in- croyance, l’un faisait crédit à l’Univers, et l’autre aboutissait au nihilisme panthéiste. En attendant, soit la justification de l’optimisme de Meredith, soit la confirmation du pessimisme de Thomas Hardy, la jeunesse littéraire se réfugiait dans l’esprit fin-de-siècle. Oscar Wilde et les décadents étaient en vue. C’était le crépuscule.

  1. Publié en 1844 dans Fraser’s Magazine.
  2. Charlotte Brontë et ses sœurs, par E. Dimnet.