Le Roman conjugal de Monsieur Valmore/07

La bibliothèque libre.
Les éditions de France (p. 109-140).

VII

LE MARI SIFFLÉ


Au commencement de l’année 1832, l’horizon s’assombrit encore. Prosper, de nouveau sans théâtre, eut la chance d’être appelé à Rouen. Au printemps, il fallut partir, sans regret.

Le choléra barrait la route. Valmore projetait donc de laisser sa femme à Lyon, avec les enfants, jusqu’à la cessation du fléau. Il ne comprit qu’à demi la frénésie avec laquelle Marceline procéda au déménagement, empila les bagages. Rouen, c’était le souvenir de sa jeunesse, le rapprochement avec ses sœurs aînées, mais surtout une fin d’exil par la facilité de revoir Paris, ne fût-ce qu’un jour et au milieu d’un cataclysme.

Je lui ai dit que j’irais à pied, écrivait-elle, s’il ne voulait pas retenir une place pour moi en voiture. Tout le monde, en route, nous croyait fous. J’avais les cheveux blancs en arrivant chez ma sœur, parmi tous ces convois.

Ces lignes permettent d’imaginer ce que fut ce voyage, un des plus affreux dans l’odyssée de ces comédiens. Ils allaient vers Rouen, comme vers un grand espoir, la dernière étape avant l’arrivée : il était temps. Ah ! les diligences, les coches d’eau, les octrois, les cordons sanitaires, et ce Paris encombré de cadavres, que l’on enterrait par fournées, ce Paris épouvantable, dont on avait tant rêvé, qu’il fallait fuir en grande hâte ! Ils débarquèrent là-bas, brisés et fort inquiets. Toutes les nouvelles qu’ils recueillirent sur place les effrayèrent. Si le public de Lyon se montrait morne et indifférent, celui de Normandie se passionnait pour les choses de théâtre. Il idolâtrait ses artistes préférés. Mélingue lui avait dû sa première gloire. Plus tard, voyant l’Église, encore très intransigeante sur cette question si mal comprise en France, refuser la sépulture ecclésiastique à Mlle Duversin, il fomentera une véritable émeute, se précipitera contre les portes de la cathédrale, et malgré la résistance du clergé, y traînera le cercueil de la prétendue excommuniée. Par contre, quelles sévérités, quelles cabales ! Nos Rouennais ont leurs enthousiasmes, mais aussi leurs antipathies… et ils ne cherchent pas à les dissimuler. Ils se vantaient d’avoir sifflé Talma pour manifester leurs sentiments romantiques. En se présentant devant eux, notre tragédien risquait gros.

Quelle que fût pour lui l’admiration touchante de sa femme, il faut bien se demander tout de même s’il avait quelque talent, car, après des débuts hésitants, nous allons voir s’ouvrir pour lui une période de pénibles échecs.

Il y a d’abord une chose incontestable : c’est que, malgré les efforts inouïs de Marceline et les protecteurs illustres qu’elle avait trouvés, le Théâtre-Français qui l’avait engagé tout d’abord ne voulut jamais le reprendre, du moins pour un emploi honorable. Alexandre Dumas, prodigieusement sollicité, fit de même quand il fut directeur et constitua une troupe. Victor Hugo ne lui confia jamais rien. On professait d’un culte pour sa compagne, une profonde sympathie pour lui, car il était honnête, consciencieux : « On le prenait pour un saint, a dit Marceline, tellement son caractère était plein de charité. » On voulait bien le prendre comme régisseur, administrateur, comptable, mais non pas comme premier rôle. Propositions dégradantes pour un homme qui a une chevelure pareille !

En réalité, malgré ses efforts sincères, il n’était plus l’homme du moment. « Ton genre est perdu en province », lui répétait sa femme.

Avec beaucoup de bonne volonté, il s’essayait à jouer le drame. Nous le verrons bientôt, notre Valmore, donner la réplique à Mlle Mars, dans l’extravagante Clotilde, de Frédéric Soulié, et, jaloux des lauriers de Mélingue, s’essayer même dans Buridan de La Tour de Nesle ! Quelle horreur quand on a rêvé d’être Orosmane ! Il essaiera de se rattraper en jouant la comédie, que les romantiques n’ont pas détrônée. Là, malgré quelques succès dans Tartuffe, que, d’ailleurs, il poussait trop au noir — ce qui plaisait aux bourgeois anticléricaux de l’époque — il restait trop lourd, trop appuyé, trop marqué par son métier et ses goûts de tragédien classique. Cela devait lui jouer plus d’un mauvais tour.

D’autant que l’enthousiasme n’y était plus. Les comédiens accusent toujours les spectateurs d’incompréhension et d’injustice. Lorsque ces derniers les obligent à adopter un genre qui leur déplaît, des rôles qui ne les flattent point, ils se laissent envahir par le dégoût. Valmore, comme sa femme jadis, en venait à exercer tout simplement un métier.

— Je te plains, lui écrivait Marceline, en songeant que, tous les soirs, tu combats ton aversion pour soutenir ta famille absente.

En effet, le pauvre diable ne tardait pas à se trouver seul à Rouen dans un humble logis de la rue du Grand-Pont. Quand elle fut bien sûre qu’il était accepté par le public, Marceline n’y tint plus. Elle découvrit de nombreux prétextes pour aller revoir Paris et ce qui l’y attirait.

D’abord, il y avait l’éducation d’Hippolyte. L’enfant atteignait sa douzième année. À qui le confier ? Comment travaillerait-il sérieusement, avec ces changements, ces heurts perpétuels, dans cet intérieur bousculé par les piaillements de ses deux petites sœurs ? Un projet mirifique se fit jour. Caroline Branchu, malgré sa laideur et son âge, avait alors pour amant un homme fort distingué, érudit et poète, Pierquin de Gembloux, qui, par surcroît, était inspecteur d’Académie. Il proposa de prendre l’enfant auprès de lui, dans une institution de Grenoble, chez un certain M. Dessaix. Marché conclu avec beaucoup de reconnaissance. Le père s’organisa pour vivre en célibataire à Rouen, tandis que sa petite famille recommençait à courir les routes.

Marceline accompagna son fils en Dauphiné, et l’y laissa avec un déchirement de cœur inexprimable. Elle fit un voyage affreux. Une nuit, vers trois heures, la diligence fut tellement embourbée, qu’il fallut descendre, patauger dans l’eau, les pierres, l’obscurité… La malheureuse mère retomba à Paris en plein hiver, chez Pauline Duchambge, toujours seule et ruinée par le tremblement de terre de la Martinique. Dès qu’elle eut repris haleine, elle recommença ses épuisantes démarches.

L’idée persistante de poursuivre la gloire parisienne causait l’infortune des Valmore. Prosper la partageait. Il croyait son épouse, quand elle lui déclarait que c’est pour lui seul qu’elle travaillait.

Un asile sûr… loin de l’intrigue, de l’erreur, des fausses illuminations, des affreuses antichambres, un pot de fleurs sur mes fenêtres, et toi dans la plus humble maison, voilà ce qui en tout temps suffira et aurait suffi à ma joie intérieure.

Si l’éloignement lui ramenait sa vieille jalousie, elle recommençait ses explications toujours pareilles :

Ces poésies, qui pèsent sur ton cœur, soulèvent maintenant le mien de les avoir écrites. Je te répète avec candeur qu’elles sont nées de notre organisation : c’est une musique comme en faisait Dalayrac. Ce sont des impressions souvent observées chez d’autres femmes qui souffraient devant moi. Je disais : « Moi, j’éprouverais telle chose dans cette position », et je faisais une musique solitaire, Dieu le sait[1].

Prosper n’insistait pas. Sur qui donc eût-il fait peser sa rancune ? Même si quelque maladroit, naguère, avait prononcé le nom de Latouche, il n’avait maintenant qu’à hausser les épaules, car, envers cet ami si dévoué, sa femme ne marquait plus qu’indifférence ou aversion. Ce qui était absurde et déplorable : malgré l’échec retentissant de La Reine d’Espagne, Hyacinthe n’avait pas perdu toute influence sur le baron Taylor et aurait pu soutenir très utilement les efforts généreux de Mlle Mars en sa faveur. Aux objurgations de son mari, Marceline ne répondait que par un haussement d’épaules énervé :

— Qu’irais-je faire chez Mme Récamier ? Du temps et de l’entraînement, et je n’ai ni l’un ni l’autre. Je tâcherai d’en avoir pour M. de Latouche.

Et quatre jours après :

— En passant chez M. de Latouche, j’ai laissé mon nom et mon adresse. Je doute qu’il vienne, car il habite presque à demeure à la campagne. Enfin, c’est un devoir rempli.

Il était parfaitement exact qu’après une période extrêmement brillante, Hyacinthe avait heurté un écueil. Les jalousies et les haines s’étaient donné libre carrière autour de sa chute définitive comme auteur dramatique. Traqué, moqué, vilipendé, l’ancien directeur du Figaro, s’enfermait à Aulnay-sous-Bois, et y commençait cette existence de misanthrope, que diverses circonstances assombriraient encore, et qu’il mènerait durant un quart de siècle. Son ancienne maîtresse le voyait très peu. Il n’en souffrait pas outre mesure. Cette quadragénaire n’aurait apporté à ce raffiné que l’image déformée, presque caricaturale de sa jeunesse. Il est des cendres qu’il vaut mieux ne pas remuer.

De son côté, Marceline continuait à mener une vie d’une agitation indescriptible. La moindre halte la torturait. « Je suis morte de dimanche et de tristesse, écrivait-elle à son mari. Je ne revivrai que demain pour courir et pour agir. » On la rencontrait au Magasin pittoresque, où elle plaçait Le Rêve du Mousse, romance ingénue dont Pauline Duchambge avait écrit la musique ; chez Ladvocat, auquel elle donnait un fragment de roman pour le recueil qu’il intitulait Le Livre des Cent et Un ; à La Revue de Paris, où elle publiait un « hommage à Paganini » ; au Journal des Enfants, qui lui imprimait des contes ; chez David d’Angers, qui ébauchait d’elle ce médaillon en cire où elle apparaissait vieillie, anguleuse, un peu masculine, avec un grand nez qui a l’air d’avoir déjà changé de forme ; elle voyait les femmes de lettres en vogue : Sophie Gay et la charmante Amable Tastu. Elle sollicitait pour elle, elle sollicitait pour son mari. Alexandre Dumas, « grand comme Achille, bon comme le pain », lui promettait monts et merveilles ; Victor Hugo, qui pensait à Angelo, à Lucrèce Borgia, à Ruy Blas, lui disait qu’il aurait de nombreux rôles à distribuer ; l’inénarrable Harel, alors directeur de la Porte-Saint-Martin, formulait des offres : mais il déclarait ne pouvoir dépasser mille écus d’appointements. Ah ! s’il réussissait, en 1833, à se débarrasser de Frédérick Lemaître, il ne demanderait pas mieux, certes, que de prendre Valmore à sa place ! Et, là-bas, à Rouen, Prosper faisait la moue. Que pensait-on donc lui donner à interpréter ? Un répertoire de mélodrame ? Heureusement, le contrat qui liait l’illustre créateur de Robert Macaire était de douze ans !

Au travers de ces courses épuisantes, de ces ascensions d’escaliers, de ces attentes dans les antichambres, Marceline voyait-elle Latouche ? Allait-elle le relancer jusque dans ce pavillon d’Aulnay-sous-Bois, cette maisonnette, où il s’était barricadé pour finir ses jours, en écrivant Grangeneuve, France et Marie et Aymar ? Rarement sans doute, mais elle le voyait et cela suffisait à alimenter son douloureux amour. Dans tout ce qu’elle publiait avec acharnement apparaissait son image ou son reflet.

Dans L’Atelier d’un peintre, certes, elle avait fait une bonne part à son mari. Dufar, c’est lui, Valmore ; on croyait l’entendre, quand il se plaint des villes de troisième ordre qui vendent à un prix exorbitant aux comédiens le droit de réclamer des chefs-d’œuvre et réduisent l’artiste au salaire du plus médiocre ouvrier. Mais, à côté de cet honnête homme indigné, passe une autre silhouette ; l’héroïne aime passionnément un « loup » mystérieux, un don Juan séduisant qui lit avec passion les poésies d’André Chénier… Vraiment, était-il besoin d’être initié pour le reconnaître ?

En cette même époque de lutte désespérée, après les huit années de silence de Lyon et de Bordeaux, Marceline publiait chez Charpentier, avec une préface de Dumas, son second recueil de vers, Les Pleurs, qui n’était pas moins involontairement transparent. Il ne suffisait pas que l’amour dédaigné, trahi, abandonné y frémît à chaque page, l’amour d’une pauvre femme que l’âge, la misère, les soucis quotidiens ont rendue de moins en moins désirable, mais il avait fallu impérieusement qu’elle y inscrivît plusieurs fois le nom de celui qu’elle ne pouvait crier dans ses vers. Ce recueil passionné ; où le verbe « aimer » se conjugue à toutes les strophes, porte huit épigraphes empruntées à H. de Latouche ! Exemple singulièrement frappant d’une hantise sentimentale que rien ne parvenait à calmer.

Cette hantise, les événements s’étaient chargés de la développer encore, en rejetant la famille sur le pavé de Paris. Il n’allait plus être question pour Marceline de faire la navette entre la Normandie et la capitale. Au mois de mai 1833, Prosper était victime d’une des cabales frénétiques qui florissaient alors à Rouen, et qui brisaient sans pitié la carrière de tant d’artistes.

À la suite de soirées fort orageuses, il effectuait sa rentrée dans La Gageure imprévue, de Sedaine. Une bordée de sifflets essaya de l’interrompre, et malgré les applaudissements de la majeure partie du public, continuèrent jusqu’à la fin. Ils augmentèrent même à tel point au cours de cette lutte absurde, que le régisseur, pour calmer le brouhaha, vint donner raison aux protestataires et déclara officiellement que « Valmore était tombé ».

Le malheureux acteur, qui voyait ainsi s’effondrer ses ressources et celles des siens, chercha à se raccrocher à ce que la situation offrait d’irrégulier et d’équivoque. Dès le 21 mai, il écrivait au Journal de Rouen :

Lors de ma rentrée au théâtre, des troubles dont l’équité ne peut me rendre responsable ayant éclaté vers la fin de la pièce, l’exaspération qui devait s’ensuivre et dont l’effet nuisible devait infailliblement rejaillir sur moi semble m’autoriser à en appeler à un second jugement.

Après avoir éprouvé pendant un an la bienveillance du public c’est sur son impartialité que repose tout mon espoir.

Puis-je attendre de vous, Monsieur le Rédacteur, que vous voudrez bien être mon interprète auprès du public et agréer, etc…

VALMORE.

Hélas ! notre grand premier rôle obtint son second début ! Mal lui en prit. Quand il se présenta dans La Jeunesse de Henri IV, où il se trouvait cependant beaucoup plus à son aise que dans la comédie de Sedaine, il ne put littéralement placer un mot. Quelques braves spectateurs du parterre, outrés de cette façon d’agir et de condamner un homme sans l’entendre, se précipitèrent à l’assaut contre les siffleurs. Il fallut alors appeler les commissaires de police, qui, aidés de quelques jeunes gens, « constables spéciaux », procédèrent à l’arrestation de deux forcenés.

Le tumulte ne cessa point pour cela. Chaque fois que Valmore reparaissait, il enflait encore, à tel point qu’il fallut interrompre le spectacle et faire évacuer la salle. Les bagarres continuèrent dans la rue. Une grêle de pierres creva les vitres du côté du foyer.

Il faudrait admirer, à notre époque sceptique, cette prodigieuse ferveur pour les choses de la scène, si l’on ne se disait pas, en même temps, que ces bruyantes plaisanteries, sous prétexte d’art, réduisaient une famille à la mendicité. Marceline, qui assistait, épouvantée et navrée, à cette stupide bataille, nous en a laissé l’impression la plus exacte :

Un ouragan théâtral a brisé en un quart d’heure l’engagement théâtral de Valmore. On joue aux dés, à Rouen seulement dans l’univers, la destinée d’un artiste, au renouvellement de l’année qui commence en avril. Et c’est en mai que l’ouverture du théâtre vient de se faire. Après un an d’épreuves, de faveur, d’estime et souvent d’enthousiasme, deux ou trois juges de ce tribunal secret ont jeté l’avenir de trois ou quatre familles dans un bol de punch, et Valmore, son père, moi et ses enfants, nous étions, le lendemain, à la merci de la Providence. C’est horrible ! Renvoyés sans indemnité, sans dédit, du soir même où ces forcenés se sont mis à hurler contre leurs victimes.

Il y a eu un soulèvement fort honorable pour Valmore de tout le public indigné qui le redemandait à grands cris. On a tout cassé ! Il y a eu des siffleurs roulés aux pieds, on a jeté des fauteuils dans le parterre. C’était à faire mourir de peur.

L’arrière-scène était un honnête homme exilé avec sa famille. Je suis montée en voiture, le soir même, pour chercher un asile à Paris[2].

Chute bien rude. Valmore en demeura frappé au cœur. Il arrivait à ce moment pénible, où, après les résistances suprêmes de toutes les illusions, la destinée se charge de vous dire : « Tu n’iras pas plus loin. Ce que tu avais rêvé de saisir, tu ne l’atteindras pas. Il ne te reste plus qu’à renoncer et à te résigner. » Heure extrêmement douloureuse pour tous, mais d’une exceptionnelle cruauté pour le comédien, qui trouve sa principale récompense dans les satisfactions de l’orgueil. Il y a dans certains cas une amère jouissance à se croire un génie méconnu : pour les acteurs, cette jouissance est fort douteuse, car ils ne vivent qu’en fonction de leurs succès les plus bruyants.

Prosper n’avait plus qu’à fuir cette ville de Rouen, « hérissée de souvenirs durs comme des pointes de fer », pour prendre un mot de sa femme, à réaliser le plus d’argent possible, en vendant le superflu de son médiocre mobilier et de son vestiaire, et d’aller se réfugier à Paris, où, peut-être, les poésies amoureuses de Marceline lui permettraient de subsister en attendant qu’il eût retrouvé un emploi quelconque. N’était-ce pas le comble à ses rancœurs ? Lui, jeune encore, robuste, beau, artiste, il se voyait obligé de demander asile à une épouse, épuisée par des malheurs, dont les plus affreux devaient demeurer secrets ?

Ils se retrouvèrent dans un petit appartement, 12, rue de Lancry, où ils devaient demeurer six mois. Le père Valmore, à bout de souffle, leur demanda un asile. Et l’on se remit à chercher le pain quotidien.

Il fallait parer au plus pressé. Harel offrit, à la Porte-Saint-Martin, tant dédaignée, une petite place, un « coin » que notre tragédien fut bien obligé d’accepter avec reconnaissance. Les appointements, même les plus modiques, empêchent de mourir de faim. Pendant ce temps, Marceline voyait un nouveau roman, qu’elle avait écrit à la vanvole, Une raillerie de l’amour, accepté par l’éditeur Charpentier, et le bon Dumas, qui n’oubliait pas ses amis, lui obtenait de Louis-Philippe un secours de 500 francs en attendant le rétablissement de l’ancienne pension, si nécessaire.

Et recommencèrent les démarches, les courses, les sollicitations, les suppliques ! Mignet, le député Jars, Bocage, et aussi Latouche reparurent dans le jeu. Ils ne purent parvenir qu’à des résultats indignes de Valmore. Six mois d’attente et de déceptions, au terme desquels le vieux père acheva de mourir, et le fils se décida à demander sa réintégration à Lyon. Tout valait mieux pour lui, la province et ses brouillards, que cette vie humiliée sur le pavé de Paris. À la fin de l’année, il était reparti, et pour longtemps.

Marceline, retirée avec ses filles, au boulevard Saint-Denis, ne pouvait s’astreindre à le suivre. Ils allaient ainsi se condamner aux lourdes charges d’un double ménage, parce qu’elle était incapable de renoncer à son idée fixe, et de se condamner à l’exil, loin de cet Aulnay-sous-Bois où elle était si rarement et si froidement reçue.

Cependant, un jour vint où il fallut prendre un parti. Le Théâtre-Français fit connaître ses intentions. L’effort des poètes et des artistes, groupés avec quelle peine, obtenait enfin que l’on rouvrît à Valmore les portes de la maison de Molière pour les seconds rôles, avec un traitement fixe de 4 000 francs par an. C’était fort beau, pour un malheureux qui rentrait de Rouen sous une pluie de pommes cuites. Mais Prosper cherchait une revanche, ce n’en était pas une. Il révéla, dans sa lettre de réponse, un tel haut-le-corps, que sa femme fut effrayée. Il s’inclinerait, mais avec une résignation à ce point ulcérée qu’elle comprit que ce serait le condamner à un désespoir quotidien. Comment vivrait-elle à côté de cet éternel supplicié, alors qu’elle souffrait jusqu’à ses dernières fibres d’un abandonnement renouvelé chaque jour ? Mieux valait plonger dans l’oubli. Personne n’ébaucherait un geste pour la retenir. Elle écrivit à son mari :

Je n’accepte pas le nouveau sacrifice que tu n’acceptes, toi, je le sens, qu’au prix de l’immolation de tous tes goûts. Ne viens pas aux Français, noyé d’avance dans cette amertume, qui, chez l’homme, ne fait que s’accroître. Restons en province. C’est déjà quelque chose que d’avoir 4 000 francs d’assurés. C’est tout ce que tu aurais au Français, moins l’honneur d’un premier emploi pour lequel je sais tout ce qu’un talent déplacé et dans un faux jour peut perdre…

Le début de 1834 les revit donc ensemble à Lyon, où, du moins, il n’y avait pas à craindre les intrigues de coulisses. Mais quelle triste existence dans « cette ville flagellée, ville de pleurs, immense comptoir… » ! Les émeutes recommençaient et ensanglantaient les rues. Les canuts descendaient, en rangs serrés, de la Croix-Rousse, avec leur terrible bannière : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant. » Les théâtres se vidaient, Marceline mandait à Théophile Bra :

« Tu n’as pas idée de la misère, ne l’ayant pas vue à Lyon. Elle est plus maigre et plus noire qu’ailleurs et ne se lave qu’avec du sang… »

Et à la chère et laide Mélanie Waldor, maîtresse délaissée d’Alexandre Dumas :

« Bénissez Dieu, vous n’habitez pas Lyon ! »

Valmore était allé se loger, avec sa famille, 1, rue de Clermont, près de la vaste et sinistre place des Terreaux, où avaient lieu les exécutions. On y vivait dans une atmosphère de massacre, qui surpassait tous les drames. On percevait le bruit des feux de peloton, les rumeurs de la foule. Quelles angoisses et quels dégoûts !

Cependant, il fallait, coûte que coûte, reprendre le tran-tran habituel de la vie, aller au marché, préparer les repas, conduire les fillettes à l’école, tandis que le père s’astreignait à étudier des rôles nouveaux, comme le Marino Faliero, de Casimir Delavigne, qui lui convenait si peu…

Quatre années effroyables, dans une solitude morale complète. Elles ne furent coupées que par une visite de Dumas, qui devait bien cela à son Buridan de Lyon. Incontestablement, il lui préférait Bocage ou Mélingue, mais il lui savait gré de sa conscience et de son dévouement.

En décembre 1835, le bon mulâtre grimpa les étages de l’appartement de la rue de Clermont. Là-haut, il trouva son interprète, entièrement découragé. Ce qu’il exerçait maintenant, c’était ce qu’il y avait de pire au monde : un métier sans joie. Aussi formait-il d’étranges rêves : ouvrir une maison d’éducation à Paris, pour y remettre en honneur les bonnes études classiques ; emmener sa famille dans une cour étrangère, où il enseignerait la diction, le maintien et la poésie ; entrer dans l’administration, fut-ce dans les ponts et chaussées, l’enregistrement, la conservation des hypothèques ! Ici, Dumas poussait un gémissement douloureux, il protestait de sa grosse voix : « Allons, allons, tu es fou ! Tu joues La Tour de Nesle, et tu peux penser sans frémir à ces épouvantables besognes ? » Auprès d’eux, la pauvre et laide Marceline, qui, pour se mettre en frais, a revêtu un corsage à manches à gigot, coiffé un foulard jaune et ceint un de ses anciens tabliers de soubrette en soie gorge de pigeon, sourit et soupire.

— Hé ! certes oui, vous avez raison, et, pourtant, si mon mari obtenait une bonne place de fonctionnaire, grâce aux relations dont nous disposons, nous nous estimerions bien tranquilles, à côté de l’horrible vie d’incertitude et d’anxiétés que nous vivons. Nous n’y voyons plus à six mois de distance. Nous regagnerions Paris, nous quitterions cette affreuse ville…

— Mais le théâtre…

— Le théâtre n’offrira rien à Valmore. C’est un tragédien. Or, on n’en veut plus. S’il pouvait seulement entrer à l’Odéon, je ne dis pas…

Le bon géant, ici, prodiguait les promesses. Hé bien, oui, l’Odéon… Il y songerait. Il n’avait pas abandonné l’idée d’y rentrer, lui aussi, avec une tragédie, une vraie, et qui le vengerait de l’échec de Charles VII chez ses grands vassaux. Il aurait besoin de Valmore. Ils feraient de belles choses ensemble. Mais, que diable ! il fallait à tout prix abandonner ces sinistres idées d’hypothèques et d’enregistrement !

Tout arrive. Ces projets séduisants se réalisèrent trois ans après. Paris ne rappela point les exilés. Ce fut la province qui les chassa.

À la fin de 1837, le directeur, ruiné par le choléra, ne put rengager Valmore malgré tant de sacrifices, d’amertumes, de hontes bues en silence. Il rejoignit la capitale, où Marceline, plus prompte que l’éclair, l’avait précédé. Ah ! quand il s’agissait de se rapprocher d’Aulnay-sous-Bois ! Elle n’avait rien oublié. Les années passaient sur elle sans la calmer. Quelque temps auparavant, elle avait écrit à Pauline Duchambge :

Mes genoux ployent encore et ma tête est souvent courbée comme la tienne, sous des larmes encore bien amères. La seule âme que j’eusse demandée à Dieu n’a pas voulu de la mienne. Quel horrible serrement de cœur à porter jusqu’à la mort ! Tu sais cela, toi[3] ?

D’abord réfugiée chez Caroline Branchu, elle se mit en quête d’un gagne-pain pour son mari. Elle se précipita chez Dumas, lui rappela ses anciennes promesses. Justement cela tombait bien. Lireux, directeur de l’Odéon, allait monter, de lui, un Caligula. La distribution des rôles était déjà faite ; certainement, on aurait besoin de l’aide d’un artiste expérimenté comme Valmore. Il ne mentait point, par extraordinaire. Presque tout de suite, le grand premier rôle se voyait adjoint au directeur et travaillait à la mise en scène de la pièce nouvelle de son grand ami. Il lui assurait qu’il aurait préféré jouer « les lions et les tigres » de sa pièce. En vérité, cette évocation grouillante et romantique le déroutait un peu. Il ne s’agissait plus ici de la Rome d’Horace, de Britannicus, de La Mort de César, de Brutus ou de Catilina, avec les quatre gardes empaillés au fond d’un vague décor et, au besoin, quatre sénateurs muets et effarés qui passent, en agitant sans exagération leurs toges blanches bordées de rouge. Dès le prologue fameux, nous sommes sur le forum, où le tonsor épile ses clients, où ceux-ci frondent négligemment l’empereur, en commentant les « actes diurnaux » ; les délateurs interviennent ; et lorsque surgit le cortège triomphal de Caïus, il croise le brancard où l’on emporte le cadavre d’un jeune stoïcien, qui vient de s’ouvrir les veines :

C’est un bienfait des dieux de mourir à vingt ans,
Frère, et de ne pas voir, de nos jeunes années,
Se sécher à nos fronts les couronnes fanées !

Quel Théophile Gautier, quel Gérard de Nerval était passé par là, répandant une poésie brillante, pittoresque, pathétique même par endroits, et qui baignait tout l’ouvrage, avec ses tableaux saisissants : les terrasses du Palatin, l’atrium de l’empereur, et la fête nocturne, pendant laquelle on étrangle Caligula, et l’on découvre Claude dans un placard. « À moi l’empire ! » s’écrie l’imbécile ahuri. « — À moi l’empire et l’empereur ! » répond Messaline.

Le public de 1838 goûta très peu ce genre de spectacle, qui lui paraissait relever davantage des parades d’hippodrome que de l’austère tragédie. D’ailleurs, même aujourd’hui, le Français formé par les études gréco-latines, ne souffre pas qu’on essaie de le détourner de l’idée qu’il s’est forgée d’une antiquité morte, solennelle et figée. À part l’exceptionnel succès de Quo vadis ? combien de Caligulas ont subi le sort du premier ?

L’Odéon, cependant, avait fait de son mieux pour présenter le drame. Valmore, quoi qu’il en pensât, avait agi de même. Bien que ses vagues fonctions de régisseur lui parussent une humiliation et que son caractère délicat et susceptible souffrît des heurts inévitables avec les acteurs, la figuration, les machinistes, il s’était évertué à régler les cortèges, à organiser de son mieux un orage très convenable, à surveiller les rampes de gaz, pour l’orgie et pour la nuit du crime. Il voulait avant tout que Dumas fût content.

Il le fut ; mais cela ne suffit pas à organiser le succès. L’Odéon, fidèle à sa légende de malchance, ne réussit pas à ramener les spectateurs. Ruiné une fois de plus par les frais considérables qu’il avait avancés pour une mise en scène aussi fastueuse, il ferma ses portes dès le mois de juin.

Que devenir ? Le problème recommençait à se poser avec acuité. Heureusement, la solution n’allait pas tarder à intervenir.

Le 5 juillet, par l’entremise de Mlle Mars, qui ne l’oubliait jamais, M. Valmore prenait connaissance d’une séduisante proposition. Durant l’été qui commençait, de grandes fêtes allaient se dérouler à Milan en l’honneur de l’empereur Ferdinand, qui devait se rendre dans cette ville pour y être sacré roi de Lombardie. Ce serait l’occasion de donner là une série de représentations françaises, qui ne manqueraient pas d’attirer une foule considérable. Puisqu’on serait dans la péninsule, on en profiterait pour effectuer une tournée à Gênes, Rome, Naples, etc. Un voyage d’enchantement, pour lequel on offrait au pauvre tragédien une somme qui lui parut être le Pactole : 7 000 francs d’appointements. C’était vraiment le salut, car cette belle saison lui permettrait d’attendre facilement l’avenir, — sans compter qu’elle pouvait de nouveau le mettre en pleine lumière et lui ouvrir les portes des théâtres les plus hermétiquement verrouillés.

Il vécut quarante-huit heures d’affolement et d’enthousiasme. D’un peu d’étonnement aussi, car, en apprenant la nouvelle, sa femme s’était écriée avec transport qu’elle voulait être du voyage.

— Mais nos filles ?

— Je les emmènerai.

Valmore essaya de faire comprendre à Marceline que son départ serait pure folie. Elle ne lui serait d’aucun secours là-bas, elle se jetterait peut-être avec ses enfants dans les pires difficultés. Enfin et surtout, au lieu de rester paisiblement à l’attendre, en vivant des petits revenus de sa pension, elle allait dévorer les bénéfices de la tournée, et ils se trouveraient plus démunis encore après s’être fatigués à l’accomplir. Allez faire entendre raison à une femme qui a résolu un voyage ! Quand même, au bout de la course, il y aurait un gouffre, elle y courait. Marceline ne tenait plus en place… Trente ans s’étaient écoulés, trente ans, depuis la fuite de Latouche en Italie ; avec la même flamme qui la brûlait alors, elle prendrait le même chemin. Amoureuse quinquagénaire, elle y rechercherait ses traces. Elle abolirait les années, les mauvais souvenirs, et toutes les disgrâces que lui avait apportées la vie. Ah ! partir, partir…

Valmore n’eut pas le temps de la voir agir, d’approfondir sa propre stupéfaction. Le 7 juillet, en un tohu-bohu inimaginable, on montait en diligence.

Les tournées théâtrales, depuis le chariot de Thespis, sont prétextes à littérature. Dans celle-ci, il n’y eut rien de particulièrement enivrant. D’abord, on reprenait la route de Lyon, qui rappelait de si mornes souvenirs ! Et il fallut séjourner quatre jours dans cette ville, où Valmore et les siens venaient de passer quatre terribles années. Encore s’arrangèrent-ils si naïvement qu’on leur vola cent francs. C’est toujours aux plus pauvres que surviennent de telles mésaventures. Prosper en fut irrité et penaud. Marceline ne s’y arrêta même pas. Par la pensée, elle avait déjà franchi les. Alpes.

Il restait cependant à les franchir dans la réalité, et ce fut assez long et incommode. Que de haltes avant de parvenir à destination ! Chambéry, Modane, le Mont-Cenis, Turin… On y arriva seulement le 16 juillet, et trois jours après, le 19, on fut à Milan.

Valmore s’occupa tout de suite de chercher un logement pour sa famille, pas trop loin du Théâtre Carcano, où devaient avoir lieu les représentations. C’était fort difficile, car le prix des loyers avait été sérieusement élevé. La ville s’abandonnait au vertige de la spéculation. Une seule chambre coûtait 500 francs pour la durée des fêtes, dans les quartiers les plus déserts. Une fenêtre sur la place du Dôme valait mille écus pour dix-sept jours. Enfin, ils s’installèrent au fond d’une cour humide et noire, dans un faubourg, il borgo della porta Romana. Ils occupaient un véritable réduit. Marceline et ses deux filles couchaient au milieu des malles à moitié brisées aux douanes, dans une vaste pièce nue, sans meubles ni rideaux ; et Valmore, héroïquement, se dressa un lit de fortune, comme il put, dans le corridor voisin. C’était sinistre. Line et Inès se regardaient effarées, ainsi que deux oiseaux tombés du nid. Voilà donc cette Italie, dont leur maman disait des merveilles ? Dieu, quelle saleté, quelle misère ! Elles avaient, tout le jour, envie de pleurer. En attendant l’ouverture des spectacles, leur père les prenait avec lui, les emmenait promener. Il leur faisait prendre l’air sur les remparts de la vieille ville, leur montrait les monuments les plus célèbres, le fameux Dôme. Parfois, ils allaient jusqu’à la campagne lombarde, alors dans l’éblouissement torride de l’été. Les souvenirs de théâtre ne les abandonnaient jamais. Un jour, ils rencontrèrent une moissonneuse qui les fit songer à Mme Dorval dans La Muette de Portici, où elle était si triste et si vraie.

Durant cette longue attente, Marceline seule se sentait pleinement heureuse. De fouler le sol italien lui venait une grande ivresse romantique ; surtout de penser que jadis Latouche, à peine échappé de ses bras, chaud encore de ses caresses, avait vécu dans le même pays, contemplé ce ciel éclatant. Une vague d’amour la soulevait, comme à vingt ans. Que lui importait ce campement lamentable, ces bagages encore ficelés, cette maison sale et malodorante ? Elle écrivait des vers, sur l’air du Bambino, d’Hippolyte Monpou :

Comme la plaine, après l’ombre ou l’orage,
Rit au soleil,
Séchons nos pleurs et reprenons courage,
Le front vermeil.

Ta voix, c’est vrai, s’élève encor, chérie,
Sur mon chemin.
Mais ne dis plus : à toujours, je t’en prie,
Dis à demain.

Si c’est ainsi qu’une seconde vie
Peut se rouvrir,
Pour s’écouler, sous une autre asservie,
Sans trop souffrir,

Par ce billet, parole de mon âme,
Qui va vers toi,
Sans bruit, ce soir, où t’espère une flamme,
Viens et prends-moi[4]

Quelle passion jeune et vibrante, et comme on y retrouve bien la marque de l’amour, du véritable amour qui se moque de tout et torturera cette femme jusqu’à la fin !

Elle est de la même époque, la fameuse lettre à Pauline Duchambge, la seule personne peut-être à laquelle elle se soit pleinement confiée :

J’ai tenté Dieu, Pauline, à force de lui demander l’éloignement de ce qui me faisait mal à Paris. Dieu m’a jetée loin de tout ce qui m’y attachait… Au milieu de toutes ces choses, je couve un désespoir dont toi seule connais toute l’étendue et je suis folle à l’intérieur de moi-même en tâchant de faire bon accueil au malheur… Écoute, Pauline, je sens qu’il y a là dedans plus que du hasard ; il y a la volonté de la Providence qui me châtie. — Mais pourquoi mes enfants innocents ? Pourquoi Valmore ?… Venir en Italie pour guérir un cœur blessé à mort d’…, c’est étrange et fatal !

… Un cœur blessé à mort d’amour ! Le mot a été coupé, mais on le restitue facilement. Si nous n’étions pas en présence du génie et du malheur, comme tout cela serait ridicule ! Inutile de dire que Valmore ne devinait rien de ce secret désespoir ; à voir sa vieille épouse si continuellement agitée, il croyait tout naturellement qu’elle s’inquiétait de constater le retard de leurs représentations, l’accueil méprisant qu’ils avaient reçu là-bas, le dédain et l’indifférence des autorités… Elle vivait un bien autre drame.

Le 15 août, Mlle Mars arriva, toujours triomphante, aimable, bienveillante. Valmore avait loué pour elle un petit logement bien situé, passablement garni, sur le Cours, au prix de quinze cents francs pour deux mois et il trembla qu’elle n’en fût pas satisfaite. Au contraire, elle se montra enchantée et rendit un peu de courage aux pauvres comédiens. Quoique le seul théâtre qu’on lui eût réservé fût une sorte d’écurie, où l’on exerçait d’habitude les animaux savants, elle y attira vite les Milanais, et les cinq représentations qu’elle donna obtinrent un succès enthousiaste. Mais c’était Elle ! En dehors d’elle, tout s’effondra dans une catastrophe pire que tout ce qu’on avait pu supposer.

Un soir, Valmore rentra dans son pitoyable logis, le front plus tragiqué qu’à l’ordinaire, et il révéla aux siens une terrible nouvelle : le bailleur de fonds de son impresario venait de découvrir que celui-ci lui mentait en prétendant posséder le privilège de donner des représentations à Naples et à Gênes. Prenant aussitôt ce prétexte, car l’affaire s’annonçait fort mal, il retirait sa commandite.

— Mais le traité…

— Le traité, nous le savons maintenant, n’a pas été signé. C’est la débâcle.

On essaya vainement de se raccrocher à quelque espoir d’arrangement. Plus d’argent en caisse. Les artistes ne toucheraient même pas les appointement de leur second mois.

Rien ne peut évoquer ici ce nouvel échec lamentable de Valmore, et son écrasement.

La famille se serrait autour du père désolé, qui s’accusait d’avoir entraîné les siens dans cette déplorable aventure. Tous malades, fiévreux, enroués et enchifrenés. Le jour était lugubre. Il pleuvait à torrents. Dans la cour, profonde comme un puits, une roue, qu’un pâtissier avait installée pour fabriquer des sorbets, grinçait horriblement et alternait avec la prière glapissante « à déchirer la gorge », d’une école italienne du voisinage.

Marceline ne parlait pas. Un feu étrange brûlait ses prunelles. À quoi songeait-elle ? Au chagrin unique de quitter l’Italie, d’y interrompre son rêve évocatoire. Donc, elle n’irait pas à Rome, où Hyacinthe avait vécu avant l’écroulement de l’Empire, où il avait connu Juliette Récamier. Elle écrirait, le 20 septembre à Pauline :

Et moi, sais-tu ce que je regrette de cette belle Rome ? La trace rêvée qu’il a laissée de ses pas, de sa voix si jeune alors, si douce toujours, si éternellement puissante sur moi, je ne demanderais à Rome que cette vision : Je ne l’aurai pas.


Il fallut donc trouver les moyens de repartir. Quels comédiens n’ont pas connu de pareils avatars ? Mlle Mars, quoique fort attristée par la brusque fin de son domestique, Violet, que la traversée vertigineuse des Alpes avait rendu fou, vint au secours de son brave Valmore ; Marceline reçut un quartier de sa pension ; ils vendirent le superflu de leurs bagages… À laquelle de ses haltes Prosper Lanchantin n’a-t-il pas laissé ainsi quelques-unes de ses dernières plumes ? Enfin la somme nécessaire ayant été réunie, ils purent s’apprêter à quitter ce Milan, où ils étaient arrivés avec tant d’espoir, ce Milan tout pavoisé, avec son dôme couvert d’oriflammes, ses églises drapées de pourpre et d’or, ses écussons, ses arcs de triomphe, ses guirlandes. Les enfants pleuraient et riaient à la fois en faisant les emballages. Leurs parents bouclaient les malles. Un coche misérable les enleva tous, les rapporta lentement vers la France, pauvres épaves de l’art, de la poésie et de l’amour.

Cette histoire est perpétuellement coupée, ainsi par des voyages lamentables. Il faut se garder de s’en étonner. Ils étaient pénibles pour tout le monde à cette époque, mais surtout affreux pour ceux qui ne pouvaient s’y assurer un minimum de confortable. Valmore y devait donc souffrir à la fois dans son corps pour lui-même, dans son amour-propre, et aussi dans sa tendresse pour sa femme et ses filles. Et ses peines présentes se doublaient du souci angoissant du lendemain. Où tenter de se réfugier sitôt rentré en France ? Aucun espoir, bien plus, aucun désir de rentrer à l’Odéon pour y reprendre la tâche ingrate d’administrateur ou de régisseur : mieux valait renoncer à ce théâtre maudit, s’enfermer au fond de quelque bureau ! Oui, mais lequel ? Le plus simple peut-être ne serait-il pas de s’arrêter encore à Lyon, de demander asile dans cette ville, où certes les feuilletonnistes ne le portaient pas aux nues, mais où, enfin, le bon gros public avait pris l’habitude de l’entendre et de l’applaudir, depuis d’assez longues années ?

Marceline n’accepterait jamais de retourner aux alentours de la place Bellecour ou de la place des Terreaux ! Elle avait pris décidément Lyon en horreur, sans trop savoir pourquoi. Il lui fallait ce Paris qui l’exténuait pourtant, mais où, sans doute, elle croyait trouver la gloire et la fortune, car on eût dit qu’un irrésistible aimant l’y ramenait toujours !

Valmore la considérait avec tristesse. Ses deux filles, frileusement, se serraient l’une contre l’autre, et se demandaient quel différend énigmatique séparait leur père et leur mère, en des circonstances aussi cruelles, où chacun aurait dû s’expliquer à cœur ouvert.

Ils remontèrent ainsi vers le Simplon, et passèrent à Genève, où une nouvelle avanie les attendait. Les Français juste à ce moment-là, s’y trouvaient l’objet de la haine publique. Louis-Philippe ne voulait-il pas obliger la Suisse à expulser le prince Louis-Napoléon ? Une telle prétention exaspérait l’amour-propre helvétique. Quand on eut reconnu les malheureux rapatriés, ce fut une clameur furieuse. On jeta des pierres à la patache qui les portait. On faillit leur faire un mauvais parti. Valmore ne tira qu’à grand’peine des mains de ces forcenés sa femme et ses filles mortes de peur.

À la fin de cette cruelle année 1838, ils arrivèrent enfin, un beau soir, à Paris, harassés, brisés, sans asile, et dans la plus complète misère. Et ils n’en étaient pas encore au dénouement.

  1. Lettre du 2 décembre 1832.
  2. Tous les détails de cette triste aventure m’ont été communiqués par mon érudit confrère de Normandie, M. René Herval.
  3. Lettre du 24 décembre 1836.
  4. « Lettre de Femme ». Milan, juillet 1838.