Le Roman conjugal de Monsieur Valmore/08

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Les éditions de France (p. 141-174).

VIII

LE MARI TROMPÉ


Ce retour d’Italie, ce deuxième désastre de Prosper Valmore portaient à sa vie, telle qu’il l’avait vécue jusque-là, un coup définitif. Après avoir rôdaillé sur le pavé parisien, après avoir envoyé sa femme tirer tous les cordons de sonnette qu’elle connaissait déjà, après avoir importuné une fois de plus le malheureux Taylor, il fallut bien se rendre à l’évidence : une seule ville demeurait ouverte au grand premier rôle laissé pour compte : Lyon, toujours Lyon.

Quand cette solution s’imposa, Marceline se hérissa contre elle. Rentrer là-bas, mener sans espoir, et jusqu’à quand ? cette stupide existence de comédiens de province ? Il n’était plus temps. Les années s’écoulaient rapides. Il n’était plus question de prendre une position d’attente. Des quinquagénaires n’attendent pas. L’heure sonnait de jouer le tout pour le tout, sur le double terrain de la littérature et du théâtre. Et puis, même en supposant que le découragement les portât à se sacrifier, à s’enliser aux bords de la Saône et du Rhône, il y avait l’éducation et l’avenir des enfants, qui pressaient. Hippolyte avait quitté Grenoble. Il fallait lui donner les moyens d’étudier sérieusement la peinture, pour laquelle, comme le vieil oncle Constant, il se sentait de réelles dispositions. Et Hyacinthe ? Elle était déjà grande, elle devrait se préoccuper de trouver un emploi dans les lettres ou l’enseignement artistique… Pour tout cela, Paris était indispensable. Il ne pouvait être question de s’enfermer là-bas.

Valmore ne résistait pas à ces démonstrations de sa femme. Elles lui paraissaient irréfutables. À tel point qu’il ne se doutait pas d’où venait la chaleur de son éloquence, et qu’un désir véhément, incoercible, la travaillait de ne plus s’exiler loin de son amour, à ce moment fatidique de sa destinée, où tombait le crépuscule de l’automne. Combien de jours lui restaient à vivre maintenant ? Et elle les jetterait dans le vide ?

Pendant deux ou trois mois, on retourna dans tous les sens cette situation insoluble. Hippolyte et sa grande sœur, qu’on appelait Ondine, ou Line, dans l’intimité, commencèrent à s’installer dans leur travail. Le jeune homme fréquentait l’École des Beaux-Arts, la jeune fille allait à l’atelier de Mme Haudebourg-Lescot, qui se trouvait justement tout à côté du logement que la famille avait choisi rue La Bruyère. Valmore épuisait ses dernières démarches : tout particulièrement, son ami Latouche avait bien voulu s’entremettre une fois de plus pour lui, et quitter son ermitage pour revoir d’anciens amis influents. On eût dit qu’avec l’âge et les difficultés croissantes, leur mutuelle sympathie grandissait.

Tout se révéla encore inutile. L’irréparable fut consommé. Prosper, appelé de nouveau à Lyon, prit la résolution héroïque de s’embarquer seul, tandis que sa femme et ses enfants demeureraient à Paris. Pour combien de temps ? Il n’en savait rien, mais tous aimaient à espérer que cette nouvelle séparation serait courte. Elle durerait plus de dix ans.

Au début, les rigueurs de la destinée semblèrent s’adoucir un peu en faveur de notre artiste. Il fut assez facilement réintégré dans son emploi, suffisamment rémunéré. Le public le revit avec sympathie. Les feuilletonnistes ne se montrèrent pas trop revêches. Il s’habitua à la solitude. Il y découvrit même quelques charmes. De plus, il devinait à travers les lettres quasi quotidiennes que Marceline se sentait, sinon plus heureuse, du moins plus apaisée ; sa pension lui arrivait régulièrement ; avec ce qu’il envoyait, lui, Valmore, sur ses appointements, elle pouvait songer à établir un petit budget. Enfin, l’ami Latouche paraissait singulièrement humanisé. Il acceptait que toute la famille vînt lui rendre visite et respirer l’air pur dans ses bois.

J’ai été comme arrachée à la douceur de t’écrire par Pauline Berteau, mandait Marceline à son mari, M. de Sainte-Beuve, et enfin par M. de Latouche, qui est arrivé pour nous emmener tous avec lui. Mais Hippolyte ne pouvant revenir demain à Paris pour l’heure du cours, j’ai laissé seulement Line et Inès passer cette belle journée à la campagne, et moi, vers six heures, ayant donné la liberté à Antoinette[1], j’ai été dîner seule avec ton fils pour le distraire de notre solitude qui l’étonne et qui m’écrase… Line était beaucoup mieux aujourd’hui. Je te tiendrai bien exactement au courant de cette chère enfant trop mystique et trop cachée. Il lui faudrait… Hélas ! Je ne sais quel bonheur, puisque notre amour n’est pas assez tendre. Je vais demain les rejoindre avec Hippolyte et je reviendrai le soir[2].

Voilà qui semblait parfait. La mère et les enfants avaient retrouvé une rare et douce intimité avec M. de Latouche. Il n’y avait qu’à s’en réjouir. Valmore les imaginait avec plaisir à Aulnay-sous-Bois, dissipant la solitude de ce Val, où leur grand ami était venu s’enfermer.

Il fallait, en effet, une véritable intimité pour pénétrer et surtout pour villégiaturer dans cette maisonnette carrée, à deux étages certes, mais qui ne comprenait, en somme, que deux grandes pièces, l’une au rez-de-chaussée, l’autre au-dessus. Un escalier extérieur, drapé de lierre, conduisait dans un grenier.

— Je ne dirai pas que c’est là qu’il faut vivre, aimait à répéter Latouche. Il ne faut vivre nulle part ; mais c’est là qu’il faut mourir.

Quand Marceline et ses enfants arrivaient, l’atmosphère changeait. Ce pavillon isolé, qui, aux jours de la Terreur, avait servi d’asile à André Chénier et à Condorcet, paraissait tout de suite moins lugubre. Des rires, des chansons, des pincements de guitare, montaient sous les grands arbres du jardin, dont les frondaisons dérobaient presque l’ermitage. Puis l’on partait en promenade, et par les échappées des futaies, se découvrait un multiple et merveilleux paysage : aux premiers plans, Châtillon, Fontenay, Le Plessis, Sceaux, Antony ; plus loin, au midi, Monthléry et sa tour, droite sur l’horizon ; à l’ouest, les vallées de Bièvre et de Chevreuse, les prés de Jouy ; derrière les châtaigneraies, on devinait Meudon, Versailles, les ruines de Port-Royal des Champs… Ah ! si exiguë que fût la demeure de l’aimable M. de Latouche, elle ne ressemblait en rien aux affreux logis de Lyon ! Quelle consolation pour Valmore de songer aux siens, à ses filles surtout, folâtrant sous les ombrages d’Aulnay !

Ce rapprochement heureux, l’aînée l’avait réalisé. Inès n’était qu’une enfant, et Marceline se montrait toujours si froide, si peu aimable avec l’Ermite de la Vallée ! Il avait été conquis par cette Line, qui, d’ailleurs, à l’état civil portait son véritable prénom. Une jeune fille si séduisante, malgré ses bizarreries, fière, passionnée pour l’étude, calme, silencieuse. « Il y a dix hommes dans cette tête, et pas une jupe de femme, disait sa mère. L’aiguille n’a rien à faire avec ce petit cosaque. » En réalité, une « intellectuelle », si le mot avait eu cours. Mettons un « bas bleu ».

Elle avait des points de ressemblance avec sa mère, mais aussi de violents contrastes. Courte de taille, d’un visage régulier avec de beaux yeux bleus, elle dégageait quelque chose d’angélique et de puritain, un caractère sérieux et ferme, une sensibilité délicate, presque farouche. À la différence de Marceline, qui se prodiguait à tous et dont toutes les heures étaient envahies, elle sentait le besoin de se recueillir et de se réserver.

Latouche, dont le caractère offrait quelques rapports avec celui-là, n’avait pas tardé à s’intéresser vivement à Line. Il lui donnait des conseils sur ses lectures et ses études ; il lui communiquait le goût des littératures étrangères et de la poésie. Certainement, il l’aiderait à se créer une place ; et pour peu qu’elle eût quelque talent, elle parviendrait bien plus aisément que sa mère à une honorable carrière littéraire.

En attendant, grâce à elle, Marceline, Hippolyte et Inès étaient souvent les hôtes du Val. Ils en éprouvaient des impressions diverses : la mère, une mélancolie troublée d’une indéfinissable angoisse ; le fils, une joie bruyante de rapin, la petite sœur, une sotte jalousie de gamine trop gâtée… Malgré ces nuances, il n’y aurait eu qu’à se réjouir, si un bizarre incident n’était brusquement venu tout brouiller.

L’intimité était devenue telle que Line et Inès passaient quelquefois plusieurs jours de suite à l’Ermitage, où elles faisaient la joie de leur vieil ami. Souvent malade, toujours aigri contre une société qui n’avait pas voulu reconnaître et saluer son mérite, il oubliait ses maux en les regardant s’épanouir librement, hors des tristes contraintes que leur existence misérable leur avait imposées. Ils composaient presque une famille.

Le temps affreux qu’il fait, écrivait Marceline à son mari[3], ne m’a pas permis de retourner à la campagne et ne l’a pas rendue bien profitable à la petite Line. J’y vais demain pour voir par moi-même cette chère santé qui me préoccupe comme toi. M. de Latouche, qui a mal à la gorge et à l’oreille, n’a pu revenir à Paris, et m’écrit un mot rassurant sur Line. Pour Inès, elle est enchantée.


Quatre jours après, les jeunes filles séjournaient encore au Val, et leur mère, accompagnée de son fils Hippolyte et de sa bonne, y restait auprès d’elles le samedi et le dimanche. Line allait beaucoup mieux, se trouvant sans fièvre et plus gaie malgré elle, car cette chère mignonne caressait toujours en elle-même une rêverie triste que Marceline aurait bien voulu lui ôter. Après de longues années, voilà qu’elles avaient enfin trouvé un asile, une affection que ne troublaient pas les continuelles angoisses d’argent. L’horizon semblait calme. Les Valmore verraient-ils enfin leur avenir s’éclairer ?

Pendant que Prosper s’en réjouissait paisiblement à Lyon, se produisit la secousse imprévue, qui les rejetterait en proie à tous les hasards.

Dès les premiers jours du mois de mai, le pauvre artiste recevait de sa femme une étrange lettre qui contenait la nouvelle de sa brusque rupture avec son vieil ami. Certes, elle acceptait encore que Line et Hippolyte allassent au Val, mais elle n’y remettrait plus les pieds.


J’y suis irrévocablement décidée par une visite que j’ai reçue à cette campagne même durant l’absence de M. de Latouche, qui est bien loin de s’en douter.

J’ai donc vu la personne dont il t’a parlé vaguement. Elle est intéressante, malheureuse, et l’aime à ne pouvoir vivre sans lui, bien qu’elle ne puisse vivre avec lui par son caractère terrible. Elle m’a tout raconté, et j’ai été déchirée de ses souffrances. Elle l’aime pourtant beaucoup, mais il paraît las des orages de leur position et voulait en affranchir elle et lui.

Je me conduirai dans tout cela comme je le dois, car je plains l’un et l’autre, et je me retirerai doucement d’un chemin où j’aurai moins de repos que dans ma solitude. Ne t’en fais pas un trouble, compte sur mon amour ardent de la paix, et ma reconnaissance, à tout prendre, pour l’amitié qu’il a pour nous. Je ne heurterai rien, d’accord avec la charmante femme qui m’a livré son secret et ses larmes.

Ne parle qu’à toi seul de ce surcroît d’ennuis, dont j’avais le pressentiment, mon cher Valmore ! Ceci est un secret, qui est à nous seuls. Restons-en les maîtres. Le temps, mes prières et Dieu aplaniront doucement tous nos écueils[4].


Nous ne possédons pas le texte de la réponse que le bon Prosper formula à cette bizarre nouvelle. Comme nous savons cependant que c’était un homme de bon sens, nous devinons sa réaction toute naturelle, au moyen des missives suivantes de sa femme. Il admira le merveilleux illogisme des déclarations et des décisions de Marceline.

Évidemment, durant son dernier séjour à l’Ermitage, elle avait reçu la visite inattendue de cette amie de Latouche qu’il connaissait, lui, Valmore, depuis un certain temps, une Louise Ségaut, maîtresse attitrée de gens de lettres, une honnête personne à laquelle Balzac devait donner plus tard le surnom de « femme-chien ». Naturellement, après la première surprise, celle-ci s’était épanchée avec Marceline. Elle avait avoué que, depuis quelque temps, Hyacinthe, ou plutôt Henri (car il ne se laissait plus appeler que de ce prénom) cherchait à l’écarter. Alors, elle venait voir, se renseigner. Quoi de plus simple ?

L’homme qu’elle aimait comptait alors cinquante-quatre ans. Il arrivait à l’âge où, aux assiduités fatigantes d’une maîtresse, il préférerait les pures douceurs de l’amitié. Il n’y avait là rien de scandaleux. À la grande rigueur, la présence de Louise, ou même ses visites fréquentes au Val, auraient pu y rendre difficile le séjour des jeunes filles. Mais il n’était pas question de cela. De quoi donc se mêlait Marceline ?

Cette entrevue, les confidences qu’elle avait reçues la mettaient dans un état horrible, car, pour rompre plus sûrement avec de chères habitudes, elle ne parlait de rien moins que de quitter brusquement Paris, de s’enfuir à Orléans auprès de Caroline Branchu ! Quelle folie, et comme tout cela était contrariant ! En partant pour Lyon, Valmore avait confié sa femme et ses enfants à son grand ami, à leur protecteur à tous… Et voilà que, maintenant, parce que Marceline apprenait qu’il avait une maîtresse — et qu’est-ce qui l’en empêchait ? — elle voulait tout rompre et tout casser !

Il s’employa donc à lui faire toucher du doigt l’absurdité de sa manière d’agir ; il la calma assez bien pour qu’elle renonçât à sa fugue à Orléans, et que rien ne fût changé, ou à peu près, à la situation. Tout ceci peut-être se fût dissipé, si la pauvre femme, poussée par une sorte de curiosité maladive, n’avait continué à voir Louise Ségaut.

Me voici au milieu d’une position très difficile, mon bon ange, et je ne sais plus ou me fourrer par la confiance de cette aimable femme qui est venue ainsi se jeter dans mes bras. J’ai eu deux fois sa visite à Paris. Elle pleure à mourir. Je lui ai conseillé d’y retourner, puisqu’il l’en a laissée la maîtresse, et de s’abandonner encore une fois à son cœur qui la pousse vers lui. Elle ira.

Ce serait ainsi peut-être sans nous brouiller éclat que je parviendrais à me retirer de son amitié absolue qui m’étoufferait d’autant plus que ce n’est là maintenant la place de personne que de cette jeune femme. Je t’écrirai ce qui adviendra[5].

Pour expliquer la rupture des Valmore avec Latouche, on invoque d’habitude la passion déplorable que la jeune Line aurait inspirée au solitaire d’Aulnay-sous-Bois. Mais les lettres et les dates, quand on les respecte, bouleversent les systèmes a priori. Tout est venu, nous le voyons, de l’entrée en scène de Louise Ségaut, dont la présence et les aveux ont frappé Marceline en plein cœur.

Nous savons que si Latouche n’avait cessé, depuis vingt ans, de se montrer l’ami le plus attentif et le plus dévoué du ménage, il y avait de longues années qu’il écartait soigneusement son ancienne maîtresse de son intimité. Nous savons quel coup douloureux ç’avait été pour elle… Or, depuis six mois, tout paraissait changé. Grâce à la présence de Line, à son charme séduisant, original, le poète amer et misanthrope avait reçu de nouveau tout près de lui son amante quinquagénaire. Les jeunes filles les protégeaient tous deux, elle, d’une dérobade, lui d’effusions dont il n’éprouvait nulle envie. Ainsi pouvaient-ils espérer de vieillir dans une sorte de faux ménage, complètement apaisé, approuvé par le mari lui-même. Pour Marceline, bien plus sentimentale encore que passionnée, c’était presque du bonheur.

Louise Ségaut avait tout brisé. L’amour, le grand amour, même devenu entièrement platonique, n’ignore nullement la jalousie. Malgré ses réticences, ses compliments, ses phrases aimables, Mme Valmore en subissait une affreuse crise. Ainsi, cet homme qu’elle croyait tout à elle dans sa solitude désabusée, aimait ailleurs, il était aimé par une autre, qui, fatalement, le reconquerrait !

Ce fut pour elle une souffrance d’autant plus atroce qu’elle devait la dissimuler devant tout le monde. Elle ne voulait, elle ne pouvait plus demeurer à Paris, d’où constamment ses filles l’entraîneraient vers Aulnay. Il fallait qu’elle s’en allât. D’autre part, sans se fâcher avec celui auquel elle devait tant et dont elle avait tant à espérer, comment supporterait-elle de rester le témoin d’une liaison qui, même singulièrement relâchée, la désespérait ? C’est cela que nous déchiffrons dans ces lettres tragiques auxquelles Valmore ne comprenait rien.

Je suis plus embarrassée que jamais avec M. de Latouche, ce qui me donne, je crois, un air de contrainte et de froideur, dont je ne peux triompher, quoique je l’aime beaucoup. Mais, aux craintes que nous causait déjà son caractère se joignent à présent les confidences terribles de cette malheureuse femme, et ma présence dans cette campagne me met dans un grand trouble.

Je cherche dans ma tête et dans mon cœur le moyen de ne froisser ni l’une ni l’autre de ces deux personnes. Lui nous donne des témoignages d’attachement qui commandent ma reconnaissance, et quand j’essaie de m’en défendre, il répond que c’est toi qui lui en as fait un devoir dans ton absence. Je sais maintenant que mon devoir est de ne pas me trouver là, entre deux cours qui peuvent se rapprocher, et qu’il faut à tout prix que je n’y retourne pas[6].

En réalité, il y eut des explications, des scènes. Nous apprendrons plus tard quelle fut leur gravité, et aussi de quel puissant argument s’y servit Marceline. Loin de vouloir s’effacer par discrétion, elle avait posé devant Latouche l’alternative attendue : elle ou moi ? Et comme son vieil ami ne se décidait pas, et pour cause, sa fureur la reprit. Valmore, ahuri, apprit bientôt que, malgré ses avis, elle s’était brusquement réfugiée chez Caroline, autre délaissée, à Orléans, tandis que sa fille continuait à villégiaturer à Aulnay !

Quelle histoire invraisemblable ! Sa femme estimait qu’elle ne pouvait décemment aller à l’Ermitage, et elle y abandonnait Line ! Il prit la plume, il écrivit à l’un et à l’autre : à Latouche, pour lui présenter ses excuses, à Marceline, pour la rappeler à un sentiment plus. exact des choses. Justement, le vieil ami, inquiet de l’allure que prenaient les événements, formait un projet fort séduisant : il partirait, lui aussi, pour Orléans, ramènerait Line à sa mère et offrirait à celle-ci de l’emmener à Tours, où il devait la présenter à Béranger. La paix serait faite sous les auspices de la littérature, et l’on ne parlerait plus de ce bizarre différend.

Malheureusement, le vieil ermite allait se heurter à une volonté inébranlable. Ses entretiens chez Caroline n’amenèrent aucun rapprochement, car il n’accepta pas de loger sous le même toit, il se contenta de prendre deux repas, et toute sa tactique d’homme qui se dérobe consista à nier purement et simplement ses relations avec Louise.

J’ai eu l’air de le croire, écrivait Marceline, le 16 mai, à son mari, mais je demeure irrévocablement décidée à ne pas aller davantage à Aulnay, malgré le bon accueil et la véritable amitié qu’il nous témoigne à tous. D’une part, il est difficile dans le commerce intime, et puis l’arrière-pensée de cette dame me repousse de là.

… Quel caractère malheureux ! Que de belles et brillantes qualités ternies par un spleen âcre et de rudes caprices ! Mon instinct m’avertissait qu’il était mieux de loin ; mais qui se serait douté qu’il allait attacher tant de prix à notre pauvre intimité ?

Valmore apprenait en même temps que sa femme avait refusé de suivre son grand ami à Tours, que ses filles étaient restées à Orléans et qu’elle était rentrée seule à Paris. De ce prix que Latouche attachait à leur intimité, c’est-à-dire aux aimables visites de Line et d’Inès au Val, elle allait se servir pour jouer sa dernière partie. Quatre jours après, elle annonçait une rupture formelle à son mari :

Je viens d’avoir le courage de me retirer franchement des irritations ardentes et des exigences de M. de Latouche. J’ai saisi l’occasion d’une lettre un peu Robespierre, comme tu disais, qu’il m’a écrite pour m’être soustraite au voyage de Tours, et je me suis retranchée à toujours dans ma solitude.

Et comme elle devinait qu’à ce mot Prosper ne manquerait pas de sursauter, elle s’empressait d’ajouter :

Tu penses que je l’ai fait avec toute la convenance et le regret aussi vivement exprimés que vivement sentis au reste de me dérober à sa bonté fanatique dont je suis très touchée, mais qui m’étouffe. J’espère que, moitié fâché, moitié convaincu, il me laissera tranquille et se contentera de venir de temps en temps à la ville.

Pour la campagne, je suis irrévocablement résolue à n’y plus aller. Écris-lui sans faire semblant de rien, car ce qui l’ulcérerait davantage, il me l’a dit, ce serait de croire que l’on pourrait altérer l’estime et l’amitié que tu lui portes. Ne parais donc jamais instruit de la confidence intime que je t’ai faite. Son âme peut être très haute et très belle, mais son caractère est si tourmenté !…[7]

De loin, au milieu de toutes les difficultés mesquines de sa vie de comédien, Valmore, durant plusieurs mois, allait, presque quotidiennement, recevoir les échos du drame qui se déroulait là-bas, entre sa femme et son ami, car, notons-le bien, ce n’est que vers le mois d’août que sa fille commença d’y être mêlée. Il apprenait qu’en rentrant à Aulnay, Latouche avait essayé, et qu’il essaierait encore des tentatives de conciliation. À part lui, ce dernier était exaspéré des maladresses et des assiduités de Louise, qu’il appelait une « Laïs sans cœur », une « Léna », qu’il accusait d’avoir voulu lui imputer même un bâtard imaginaire. Il s’écriera, par une claire allusion à Marceline, dans un poème des Adieux :

Et, femme, trouvera des femmes pour le croire !

Mais, de là à reprendre dans ses bras la pauvre vieille amie, que depuis un quart de siècle il avait si patiemment éliminée de son existence, il y avait un abîme, qu’il ne franchirait jamais. Il jouait donc un jeu difficile, presque autant que celui de sa partenaire.

Au début de juin, il lui rendit une visite très correcte, sans bouderies ni mignardises, où il ne parla à peu près de rien. Marceline le reçut, comme les femmes de son genre savent admirablement le faire, avec une cordialité feinte. Elle en rendit compte à Valmore, en s’écriant : « Oh ! que tu m’as appris à comprendre le vrai ! Pourquoi les âmes les plus droites sont-elles prises par ces formes brillantes ! »

Le contact ainsi rétabli, Latouche revint, trois ou quatre jours après. Il apportait à Marceline une lettre destinée à son mari, où il se plaignait amèrement de Pauline Duchambge et de Caroline Branchu, qui, croyait-il, n’avaient cessé de le calomnier vis-à-vis de ses amis. Avec une certaine audace, il ne se contentait pas de dénoncer leurs agissements et de les repousser ; mais il prenait hardiment l’offensive. À la situation désemparée où se trouvaient Mme Valmore et ses filles, un seul remède. Que le mari, de son exil de Lyon, se confiât à lui, qu’il lui déléguât ses droits de chef de famille ; qu’il usât de son autorité pour commander à son épouse de lui conserver devoir, estime et affection.

Ayant remis cette épître, qui serait lue d’abord par l’intéressée, il n’en doutait pas, il parla avec cette douceur et cette courtoisie où il excellait, évitant les sujets brûlants, laissant seulement échapper quelques plaintes sur « sa solitude à la campagne », où il vivait si isolé, « n’ayant pas une âme avec qui échanger une parole ».

Son interlocutrice souffrait d’une violente migraine. Prétexte peut-être à parler le moins possible, à ne pas s’engager. Elle serrait dans sa poche une lettre reçue depuis une heure, une lettre où Louise Ségaut lui apprenait, « avec toute la joie d’un cour, passionné, sa réinstallation à Aulnay », l’attribuant à son refus d’y retourner et lui jurant une reconnaissance éternelle. Scène d’une terrible ironie, « Ah ! pensait Marceline, les hommes sont (quelquefois du moins), bien enveloppés et peu naïfs !… »

Rongée de jalousie et de chagrin, elle demeurait impassible, tandis que son ancien amant lui reprochait de temps en temps de céder à un impardonnable caprice. Rien de moins capricieux que son attitude. Si elle et ses filles revenaient à Aulnay, ce ne serait que pour s’y retrouver seules et sans rivales.

Valmore accepterait-il cela ? Non, certes ! La lettre de Latouche l’émut beaucoup, le piqua au vif. Il sermonna sa femme, lui fit sentir l’injustice et la sévérité de sa conduite, et avec une vivacité tellement pressante qu’elle fut obligée de chercher un autre terrain de défense. À la fin du mois, elle lui répondait pour se disculper :

Tu m’étonnes bien, en me disant que M. de Latouche croit Mme Duchambge son ennemie, elle qui porte aux nues son talent, le goût exquis de son style qu’elle adore, et qui est si fière d’une petite lettre charmante qu’il lui a écrite de chez Béranger ! J’ai peur qu’il ne soit très défiant. Quant à moi, je te jure que je l’ai toujours accueilli de même, et que nous n’avons en rien justifié ses plaintes.

Tu sais au reste combien je suis absorbée de travail de toute nature et combien il m’est doux de vivre en bête de temps en temps. Je n’irai donc pas à la campagne, parce que cela chavire tout l’ordre de mon ménage, mais toutes les fois qu’il viendra, tout ce que tu sais que j’ai est à son service, accueil d’amitié par la sienne et consolation pour la tristesse, quand il a l’air d’en avoir.

Après cela, comme tout le reste ne me regarde pas, je ne m’en mêle et ne m’en mêlerai en rien. Ce que j’ai entendu dire était faux. Je le crois, parce qu’il me l’a attesté. J’espère qu’un beau et bon travail servira d’aliment salutaire à cette âme ardente, qui s’occupe en ce moment de trop peu de chose. Ces tracasseries ne sont pas bonnes à l’homme et le détournent de son but, l’amour de son pays et sa gloire personnelle[8].

Ici, M. Valmore crut avoir gagné la partie. Marceline ne voulait plus s’occuper de Louise Ségaut. Si elle refusait de revenir à Aulnay, c’était uniquement à cause de son travail littéraire et de son ménage. Il ne se doutait pas qu’en même temps elle était « prosternée de palpitations de cœur et de fièvre nerveuse », et qu’elle ne cessait d’échanger avec Latouche une correspondance enragée, toujours sur le même sujet. Bientôt cette correspondance rejaillirait jusqu’à lui, les deux adversaires essayant de l’utiliser l’un contre l’autre, sans jamais vendre, d’ailleurs, le secret de leur double politique et de leurs desseins.

Prosper insistait dans son idée de brave homme de tout concilier, et sa femme multipliait les mauvaises raisons :

Nous nous sommes fort bien quittés la dernière fois, et puis il a recommencé tout d’un coup à m’écrire des lettres sur lettres, auxquelles je ne comprends plus un mot. Il dit que cette femme me menace et qu’elle est furieuse contre moi… À l’égard des fureurs de cette dame, je ne crains que Dieu.

Il pouvait continuer à venir amicalement, simplement, comme je te jure que je n’ai pas cessé un seul moment d’être avec lui, mais il est comme dans l’huile bouillante et je défie les saints d’y tenir. Du reste, je ne savais pas du tout qu’il fût retombé dans ses noirs avant ta lettre et trois nouvelles qu’il vient de m’adresser. Il y a des moments où je crois que sa tête se dérange ; je l’ai vu, un jour, très effrayant.

Et alors, la précaution suprême :

Il dit que je l’influence contre lui, et c’est ici la première fois que je m’ouvre à toi. Sois prudent, je t’en conjure ; Ne te livre pas, et fais comme tu as fait, ainsi que moi. Ménage son irritation : j’atteste que je n’ai rien fait au monde pour justifier tout ceci que de refuser d’aller à la campagne, et avec combien de douceur et de ménagements. Je n’irai jamais. D’abord je déteste la campagne par soubresauts, et je suis terrassée de travail. Après cela, son caractère ne me convient pas, et, de plus, s’il y a, en effet, une femme grimaçant de jalousie et de vengeance, je n’ai nulle raison pour vouloir l’exciter. Mon coin est bien préférable, et j’ai assez de chagrins, d’infortune et de souffrance pour mériter peut-être un peu de repos.

Veux-tu ma pensée tout entière ? Je ne souhaite pas que nous acceptions jamais aucun service de ce côté.

Et cependant elle ajoutait pour se faire pardonner un peu :

Je te jure, au reste, que je le recevrai toujours bien[9].

Il fallait citer la plus grande partie de cette lettre, qui est décisive et montre à nu la plaie douloureuse qui déchirait alors le cœur de Marceline. Elle est blessée à mort, mais elle s’efforce désespérément de le cacher. Elle sent très bien que c’en est fini de ce long roman d’amour qu’elle s’est joué à peu près à elle seule, et, pour dissimuler son désespoir, elle répète, comme une enfant chagrinée, ses pauvres arguments invraisemblables. Elle avance, elle recule, elle jure de ne pas revoir Latouche, de ne plus compter sur lui… Et pourtant elle le supportera s’il le faut.

Et voilà Valmore furieux à son tour. C’est cette Louise Ségaut qui a causé tout le mal, qui est venue tout brouiller par ses visites, ses lettres, ses racontages ! Elle ne pouvait pas demeurer à sa place, celle-là, au lieu de venir exciter la susceptibilité de sa femme ! Il n’en décolérait pas.

En constatant l’orientation nouvelle que prenait son esprit, Marceline, si la douleur ne l’eût pas submergée, aurait eu envie de sourire. Quel brave homme ! Et quelle âme simple !

Je vois avec chagrin que tu es extrêmement exaspéré contre une personne dont je ne pense pas tant de mal qu’on a voulu nous en faire croire. Je l’ai entrevue une fois et je t’assure qu’elle m’a paru belle, timide et fort triste. Cette pauvre jeune femme n’a pas du tout l’air méchant.

On m’a dit, il est vrai, qu’elle était en colère et que l’on me servirait d’appui contre elle, mais tout ce que je vois ne me donne pas de confiance dans les mille contradictions de ce caractère. Je te conjure de ne pas lui écrire une seule parole de ce que je t’ai confié, sinon que je le crois dans tout ce qu’il a nié et qu’il n’en faut plus parler[10].

Latouche avait eu bien raison de s’appuyer sur Valmore. C’était là ce qui pouvait le plus gêner Marceline. Le 1er juillet, il avait reparu devant elle, lui apportant une des naïves lettres de son mari.

— Vous avez donc écrit à Lyon que l’on vous adressait des menaces, madame ?

Sa tendre vieille amie souffrait physiquement et moralement d’une manière atroce. Elle commençait à ressentir à l’estomac des crampes d’une violence extrême, prodromes du mal affreux qui devait l’emporter plus tard. Cependant, elle put se ressaisir assez pour répondre :

— Mais c’est vous qui l’avez écrit, monsieur, en me rassurant sur la colère de la dame.

— Quelle dame ? Je ne connais point de dame, moi ! répliqua Latouche fort agacé.

— Si, monsieur, vous en connaissez une, et vous pouvez lui prouver que, si vous êtes un peu fâché contre moi, c’est parce que j’ai voulu lui rendre service. Votre honneur me rassure et vous direz toujours la vérité.

Cette pénible explication, la brusque rentrée de Line et d’Inès, l’interrompit. Drame quotidien des amants vieillis qui voient tout à coup des témoins gênants se dresser au milieu de leurs litiges les plus pathétiques. Mais, ici, quoique lointain, le témoin le plus encombrant n’était-il pas ce mari, que Latouche, si habilement savait ranger de son côté ?

Laissons, crois-moi, ces mystères à qui de droit, lui écrivait Marceline affolée, et gardons notre indépendance. Je n’ai pas l’ombre de crainte, si tu suis ma prière, qui est de ne nous mêler de rien, et de ne rien écrire. Ceci, je te le recommande avec toute l’insistance de mon cœur. Il peut (ce que je désire) se raccommoder avec la jeune femme. Une coupable aimée est bientôt innocente — et lui montrer tes lettres trop pleines de candeur pour ces liaisons violentes…

Chacune de ces lignes constitue une manière de chef-d’œuvre. C’est que la pauvre femme craignait que son adversaire, qui annonçait son prochain départ pour le Berry, ne poussât jusqu’à Lyon. « Il fait tant de projets suggérés par l’ennui ! » s’écriait-elle. Et elle ajoutait : « Je comprends peu l’ardente amitié qui lui prendrait à ce point[11]… ».

En fait, Latouche ne quitta point Aulnay. Après les explications pénibles que nous devinons, il avait jugé inutile de reparaître rue La Bruyère. Il pouvait y estimer la partie perdue ; mais il continua, durant tout le mois de juillet, à poursuivre de ses missives l’infortuné Valmore, qui ne pouvait concevoir pourquoi sa femme se montrait tellement fâchée contre un ami qui leur avait prodigué des marques si nombreuses et si constantes de son dévouement. Pour faire preuve contre lui d’un pareil entêtement : « Je ne dirai rien que de très convenant pour empêcher la visite à la campagne… Je n’irais pas pour trois millions[12] », il fallait vraiment qu’elle eût été complètement chambrée par son entourage, par ses amies ; et s’en plaignait tellement que Marceline se voyait obligée de se justifier :

Comment, M. de Latouche l’écrit encore ? Et il n’est pas en Berry ? Et il se plaint de ma dureté ? Mais, vraiment, mon bon ange, ceci aurait tout l’air d’une plaisanterie, si je ne le croyais pas un très méchant homme. Je t’atteste sur Dieu même que je l’ai reçu parfaitement, honorablement, avec douceur, et la résolution prise d’avance de dissimuler tout le mépris qu’il m’inspire.

Il venait nous faire ses adieux pour un voyage d’affaires. Nous en parlerons. Je t’en ai dit assez jusque-là pour te faire comprendre les justes défiances dont je suis remplie contre un caractère chargé de la haine de tout le monde. Il n’a porté que le trouble et la désolation partout où il a pénétré. Crois au cri de ma répulsion et souviens-toi que je n’ai jamais été coupable que de trop d’indulgence envers les mauvais esprits. Ménageons-le seulement par une estime apparente, car ce qu’il veut surtout, c’est être honoré ! Mais l’intimité de cet homme ! Mais un service de lui, grand Dieu !… J’aimerais mieux mendier ! Branchu est innocente comme l’enfant qui naît et Pauline aussi. Je ne dirai qu’à toi par qui je le connais[13].

La riposte est vive. Si M. Valmore eût été doué de moins de candeur, il y aurait discerné la force d’une véritable haine, dernière forme de l’amour ulcéré. On peut y lire, en tout état de cause, une volonté très ferme de prendre l’offensive, de rompre coûte que coûte avec l’homme que son mari voudrait tant lui voir ménager. C’est la première fois, au bout de trois mois, qu’elle laisse percer les insinuations, qui depuis, firent si terriblement leur chemin. Alors que Latouche se plaignait à Prosper de ne plus voir ses enfants dans son ermitage, décrivait son isolement, et lui répétait ce mot surprenant : « Je veux une famille ! » elle s’aventurait à parler de répulsion et de mépris, pour bien établir qu’il n’était pas digne d’un tel entourage. Tout en feignant de se détourner de lui, elle se renseignait minutieusement sur ses moindres actions, et ne manquait pas d’avertir son mari que le prétendu solitaire se tournait d’un autre côté afin de se donner une compagnie : « Une autre famille s’est établie huit jours dans son ermitage et tout est déjà rompu. »

Cela devient de la hantise, les arguments les plus incohérents sont invoqués :

Cette oppression ne convient pas à mon caractère, à ma santé, à mes habitudes. Il prenait en haine nos pauvres amis. Ses opinions sont tellement violentes qu’il est fui et redouté par les républicains. Vivons avec des gens simples. Nous n’avons pas besoin d’intimité imposée : nous ne rendrons pas le calme à cet esprit, torturé… Ne le mets au courant d’aucun des projets de ton avenir. Quand j’ose croire du mal de quelqu’un, c’est qu’il m’est trois fois démontré[14].

Enfin, au cours de ce mois d’août, il fallut bien que le conflit éclatât d’une manière si brutale que Valmore prit carrément parti pour sa femme, contre l’ancien protecteur qu’il admirait et redoutait tout ensemble. C’est seulement à ce moment-là qu’une série de péripéties rapides vint brusquement changer la face des choses. Prosper avait agi jusqu’alors en mari indulgent et crédule, en comédien sifflé qui a besoin des littérateurs influents : il va se trouver obligé d’agir en père offensé ; ce n’est plus Marceline maintenant, la victime… C’est sa fille Ondine.

Le 12 août, il reçoit une lettre de son épouse : « Je ne parlerai qu’à toi de M. de Latouche. Il m’a dit et écrit des choses si étranges que je le crois insensé !… » Le 17, il apprend coup sur coup, qu’elle a réglé et acquitté le compte de sa servante Antoinette, « très mauvais sujet », mêlé à un tripotage assez obscur, à une espèce de tentative d’enlèvement de Line, où l’ermite du Val se serait trouvé mêlé. La jeune fille partait pour Lyon, et venait se réfugier auprès de son père.

Il en fut indigné. Il ne devait pas être le seul. Ainsi, voilà donc à quoi tendaient les jérémiades de ce faux bonhomme, ses plaintes perpétuelles : « Je veux une famille ! » Ce quinquagénaire s’était épris des vingt ans de cette charmante enfant, si gracieuse, si fine, si cultivée… Il voulait en faire sa maîtresse, avec la complicité naïve ou intéressée de ses parents ! C’était du propre. À qui se fier ? Ah ! maintenant Valmore était éclairé. Il comprenait combien Marceline avait sagement, vertueusement agi ! Quelle femme, et quelle mère ! Elle ne lui avait même révélé l’infamie de son protecteur que quand il lui était devenu tout à fait impossible de faire autrement. Que de délicatesse, et que de finesse ! Que de sages recommandations au sujet de Line, pour éviter toute nouvelle alerte !

Renouvelle à Léonie l’instante prière de ne jamais la laisser sortir seule, et ne permets pas qu’elle aille au spectacle, même avec Mlle Paule, excellente femme, mais très peu au courant des dangers comme invisibles qui peuvent entourer une jeune fille. Mon intention n’est pas de t’alarmer sottement, mais de nous bien entendre contre de mauvaises influences.

Line est trop pure pour entrer dans ce que j’ai à te raconter.

Garantis-toi de qui pourrait aller te voir, sous prétexte d’amitié. Je ne veux pas entendre parler de M. Pomet, rude et loyal garçon ; mais de l’étrange vieillard, plus fat que philosophe, qui ne cesse de s’agiter dans un besoin de vengeance. S’il va là-bas, comme je le crains, fais l’affaire au théâtre et sois averti que c’est le plus méchant des hommes. Cette douleur a été grave.

Je confie, de mon côté, Inès à ma sœur, qui la fait prendre par une amie sûre. Ici, je ne l’aurais pas jugée en sûreté non plus… Ne dis rien à Line encore. Ne lui fais pas de questions. N’éveillons pas l’imagination même d’un ange… Il y a longtemps que je l’ai mise sous la protection de la Vierge. Écoute : il n’y a qu’une puissance divine qui ait pu me faire découvrir tout ce que j’ai pu découvrir à temps[15].

Ne soyons ni sceptiques, ni rongés d’une secrète ironie. Ne sourions pas de M. Valmore, qui désormais va rompre avec Latouche, et s’inquiéter de préserver sa petite Line de ses atteintes. Il a cru en Marceline, aveuglément. Et après ? La postérité y a cru comme lui. Elle a été convaincue des vices abominables de l’auteur de Fragoletta et de La Reine d’Espagne, qui, après avoir séduit la mère, voulait corrompre la fille…

Cependant, il y avait bien autre chose sous ces pénibles débats. Exactement à la même époque, l’homme que l’on ne cessait de représenter comme un être odieux, méprisable et débauché, écrivait à son ami Charles Duvernet, qui lui proposait l’achat d’une propriété en Berry :

Je connais Roches-Folles ; ce lieu n’est pas assez beau pour consoler de la présence, je veux dire de l’absence de la Creuse, et remplacer les stériles coteaux de Vineuil et de Mouhers, qui sont chargés de souvenirs d’enfance. Et puis, le tout est trop cher, et puis, surtout, je suis trop profondément triste pour croire que la vie vaille à présent la peine d’un mouvement, d’un soin. Je craindrais de vous accabler de ma seule présence. Tout s’en va pour moi dans l’existence.

Depuis que je ne l’ai vu, j’ai perdu une espérance encore. Je voulais vivre de la vie d’un autre et me faire un avenir de l’avenir d’un être charmant : la destinée ne l’a pas voulu. Tu penses bien qu’il ne s’agissait pas d’une femme, mais d’un enfant. Je le crois mien ; je voulais m’emparer de son sort. La mère est ingrate et jalouse, elle l’emmène à cent lieues de moi ! Je ne sais plus que croire et demander à Dieu en me couchant si ce n’est de ne m’éveiller pas demain[16].

Voilà le grand secret lâché, et la clé qui servira à débrouiller cette énigme. On pourra discuter. ce texte, qui nous a été révélé récemment[17], mais non point le biffer ; car c’est lui qui éclaire ces vers, naguère si obscurs, que Latouche, trois mois après, communiquait à Sainte-Beuve :

Illusion dernière où s’attachait ma vie,
Espoir de mériter le plus saint des amours,
Toi-même, ils ont voulu t’effacer de mes jours !
Elle, c’était mon âme et l’on me l’a ravie.
Pâle et frêle trésor ! La paix, à ses côtés,
Eût rouvert l’avenir à mes jours rachetés.
Quel lac, où, transparent, l’azur du ciel se mire,
A la sérénité de ton chaste sourire ?
Elle était pour mon deuil, après de longs hivers,

Avril, les chants d’oiseaux, l’aube, les buissons verts.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Hélas ! Déjà sans but dans la vie importune,

Combattant sans drapeau, citoyen sans tribune,
Et, lassé des amours dont le cœur se défend,

Je ne pouvais aimer, Dieu le sait, qu’une enfant,
J’admirais ce front pur où sourit l’indulgence,

Chargé de la pensée, empreint d’intelligence.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’écoutais ses projets s’animer sur les miens :

Déjà je vivais moins de mes jours que des siens.
À voir cet avenir m’enlacer dans sa chaîne,
À sentir le roseau s’appuyer sur le chêne,

Je retournais, crédule, à des pensers chrétiens.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pour arriver enfin jusqu’à ce cœur si pur,

Qu’il fallut traverser d’amitiés périssables !
Mais Dieu met l’oasis dans le désert de sables,
Et pour payer des jours qu’épure un repentir,

Elle est la palme verte accordée au martyr.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Qui ne l’eût pas aimée ? On doit ce juste hommage

À la grâce, aux talents, doux trésors de son âge ;
Car les pinceaux, la lyre et les calculs savants,

Elle sait tout : Milton, la langue des Toscans…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un fraternel attrait liait déjà nos âmes,

Et d’obscurs envieux, quelques jalouses femmes
Du poison de leur souffle ont touché ce flambeau
Et ce qui fut sincère, élevé, chaste et beau
S’est brodé d’impudeurs en passant par leurs trames[18]

  1. La servante.
  2. Lettre du 21 avril 1839.
  3. Lettre du 25 avril 1839.
  4. Lettre du 29 avril 1839.
  5. Lettre du 2 mai 1839.
  6. Lettre du 6 mai 1839.
  7. Lettre du 21 mai 1839
  8. Lettre du 23 juin 1839.
  9. Lettre du 23 juin 1839.
  10. Lettre du 2 juillet 1839.
  11. Même lettre du 2 juillet.
  12. Lettre du 10 juillet 1839.
  13. Lettre du 23 juillet 1839.
  14. Lettre du 6 août 1839.
  15. Lettre du 19 août 1839.
  16. Lettre du 21 août 1839.
  17. Par M. Frédéric Ségu, loc. cit.
  18. Les Adieux. — Prévision