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Le Roman d’Hippolyte/I/03

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La Renaissance du livre (7p. 40-48).
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III


Hippolyte était d’avis qu’il faut s’appliquer à tout ce que l’on est obligé de faire ; marque d’un excellent esprit, qui sait que c’est encore le meilleur moyen d’alléger l’ennui des corvées.

« Faict ton faict », dit le vieux proverbe ; le jeune homme l’observait de son mieux. Où donc avait-il puisé cette bonne philosophie ? Peut-être dans le fonds de sagesse et les traditions d’une honnête ascendance qui avait toujours accompli ses petits devoirs quotidiens et pratiqué ses métiers, parfois humbles, sans nul dégoût et même avec contentement.

Hippolyte faisait donc un excellent soldat à la caserne du Petit-Château où son éducation lycéenne lui épargnait les surprises désagréables des jeunes « bleus », l’empêchait d’être ému plus que de raison par les rigueurs de la discipline et l’obligation de subir des compagnonnages irritants.

Du reste, le bataillon universitaire dont il faisait partie se composait de jeunes gens appartenant pour la plupart à ce qu’on appelle la « bonne bourgeoisie bruxelloise ». Ceux-ci étaient aimables ou supportables, quelques-uns même assez cultivés ; presque tous d’ailleurs avaient des habitudes d’hygiène rassurantes, ce qui atténuait chez les plus délicats l’horreur de respirer en commun les effluves nocturnes de la chambrée.

Le plus dur, ce fut, au début du terme — pendant les vacances universitaires — l’inaction forcée à la caserne lorsque le mauvais temps empêchait les recrues de se transporter sur la plaine d’exercices. Rien de déprimant comme cette flâne immobile dans la chambrée ou les longs corridors sombres. Mais, en octobre, dès la reprise des cours, les soldats étudiants jouirent de sérieux avantages. C’est ainsi qu’Hippolyte arrivait à la maison vers 7 heures du matin, ce qui lui permettait de prendre son tub et de déjeuner avant de se rendre à l’Université.

Déjà Mme Platbrood était levée pour le recevoir et le major, moins empressé sinon moins satisfait, entendait de sa chambre le claquement des gros baisers qui s’échangeaient entre la maman et le soldat dans le sonore vestibule ainsi que la fanfare de Colette saluant son jeune maître d’une voix de clairon enroué.

Puis c’était le départ pour l’Université, le retour vers 10 ou 11 heures, excellents prétextes à nouvelles embrassades. Après quoi, on déjeunait en famille. Sauf un ou deux après-midi par semaine consacrés aux exercices réglementaires, le jeune homme pouvait travailler chez lui, sortir ou se distraire à son gré jusqu’au soir. Au surplus, il avait le droit, le samedi, de coucher dans son lit douillet où sa mère ne manquait pas de venir le border comme au temps jadis.

Vraiment, le métier était moins rude que celui de collégien et le garçon s’en accommodait beaucoup mieux que ses camarades. Certes, il y avait les « petites misères », les consignes imprévues, les sous-offs envieux et bêtes, le tapage des permissionnaires avinés, les rancunes des mauvais coucheurs. Mais, en somme, rien dans tout cela dont on ne pût supporter l’ennui avec de la patience et qu’on n’oubliât tout de suite dès le seuil de la caserne franchi d’un pas allègre…

Parmi les soldats universitaires inscrits à la Faculté de Philosophie, l’un d’eux, fils d’un grand entrepreneur du quai de Mariemont, se faisait remarquer par sa turbulence.

C’était Michel Lauwers, un garçon de moyenne taille mais solide, trapu, et dont la figure vivement colorée exprimait l’insouciance et la bonne humeur. Il jouissait d’une grande popularité parmi ses condisciples et frères d’armes qui s’amusaient de ses facéties autant qu’ils redoutaient ses mots à l’emporte-pièce et ses poignes de boxeur. Car les qualités extérieures exercent toujours un grand prestige sur la masse.

La distinction d’Hippolyte, la manière aisée dont il s’exprimait, son accent parisien surtout, déplaisaient profondément au jeune homme qui n’avait jamais témoigné à son camarade une bien vive sympathie. Leurs rapports, sans être manifestement hostiles, étaient empreints d’ironie chez l’un, de réserve et de froideur chez l’autre.

Hippolyte n’ignorait pas que le jeune Lauwers le traitait de snob et de « fransquillon ». À l’Université, il subissait avec une indifférence parfaite les parodies auxquelles se livrait le plaisantin chaque fois qu’il était prié de traduire quelque texte de Tacite ou de Cicéron ; car il prononçait le latin à la française au grand divertissement de l’auditoire. Pour ne prendre que le mot « quinquaginta » par exemple, Hippolyte lisait « couinquageinta » et non « couinequaginneta », comme tout le monde. Et Lauwers de lancer aussitôt des « couin, couin » de canard tyrolien qui déchaînaient le fou rire de ses camarades, égayaient même parfois jusqu’au professeur.

Dans les groupes qui se formaient après le cours, dans les conciles de la société des étudiants, Lauwers, qui était naturellement emporté et toujours pour l’incendie des vaisseaux, contredisait volontiers Hippolyte, refusant d’être de son avis, même s’il avait raison. Il n’était pas toujours le plus fort dans cette petite escrime oratoire, ce qui entretenait sans doute son ressentiment inavoué.

À la caserne, Lauwers se pliait difficilement au régime, affectait des airs frondeurs qui lui avaient déjà valu bon nombre de punitions ; il est vrai qu’il « s’en fichait pas mal », comme il le proclamait hautement. C’était assurément un soldat peu exemplaire. Bien souvent, dans la chambrée, Hippolyte, à bout de patience, l’avait adjuré de faire moins de bruit et de laisser reposer ses camarades. Mais le loustic restait sourd à cette prière, redoublant de tapage, multipliant ses quolibets.

Or, il arriva qu’un dimanche soir, Lauwers, qui était rentré à la caserne plus excité qu’à l’ordinaire, se mit à bourrer son voisin de lit déjà plongé dans le prima quies.

Le dormeur, un garçon d’apparence malingre et d’esprit simplet, s’était dressé sur son séant.

— Allons debout, commandait Lauwers, le moment est venu de payer ta dette à la Société !

Terrifié, le petit soldat s’enfonçait les poings dans les yeux, cherchant à s’y reconnaître.

— J’espère que tu auras du courage, poursuivit l’impitoyable farceur. Debout, te dis-je, Deibler attend !

Des rires étouffés fusaient sous les couvertures de la chambrée. Mais la pauvre victime tremblait de tous ses membres et ne sortait pas de l’affreux cauchemar.

Soudain, Lauwers empoigna le condamné à bras-le-corps. Mais, comme il tentait de le soulever, une main fine se posa sur son épaule.

— En voilà assez ! dit Hippolyte. Je vous prie de laisser ce garçon tranquille.

Alors, Lauwers, sans lâcher son prisonnier :

— Ah ça, qu’est-ce qui vous prend, Monsieur le Fransquillon ? Si vous vous mêliez un peu de vos affaires…

— Précisément, repartit Hippolyte avec calme, ceci me regarde. Encore une fois, je vous en prie, laissez ce garçon…

— Hé, Monsieur, vous êtes le pion du dortoir !

— Cela vaut mieux que d’en être le bourreau !

Lauwers ricana :

— Et si je ne consens pas à vous… obéir ?

— Alors, on essayera de vous y contraindre…

— On essayera… Oh ! l’expression est prudente. On essayera, et comment donc, s’il vous plaît ?

Il avait abandonné le petit soldat et carrait sa robuste poitrine en face du mince et élégant Platbrood sur lequel il dardait une figure vultueuse tout empourprée de rage contenue.

C’était un moment décisif. Ils sentaient tous deux que la minute était arrivée où la force des muscles allait, comme toujours, trancher le différend et décider de leur prééminence l’un sur l’autre.

Autour d’eux, les copains s’étaient redressés sur leurs lits et suivaient, anxieux, les phases de la querelle tandis que le petit soldat, cause involontaire de l’incident, se cachait sous ses couvertures.

— Allons, dit Hippolyte avec sang-froid, vous avez lâché prise. C’est tout ce que je demandais. Bonsoir !

Une fureur s’empara de Lauwers :

— Ah mais non ! Ça ne va pas se passer comme ça !

Il leva le poing ; mais déjà Hippolyte avait saisi la main de son adversaire et, d’une brusque torsion, étendait ce dernier sur le sol. C’était une parade soudaine, un coup de jiu-jitsu où il y avait plus d’adresse que de force.

Lauwers gisait encore tout étourdi de sa chute quand la porte de la chambrée s’ouvrit et parut un officier :

— Comment, on boxe ici ! Soldat Platbrood, je vous inflige huit jours de salle de police. Descendez sur-le-champ !

Sans rien répliquer, Hippolyte avait fait le salut militaire et se dirigeait vers la porte quand Lauwers se releva d’un bond et courut au devant du chef :

— Pardon, mon lieutenant, s’écria-t-il au milieu de la surprise générale, c’est moi qui ai provoqué Platbrood. Je suis seul coupable…

— Que m’importe, déclara sèchement l’officier, je n’entre pas dans ces considérations-là…

— Permettez que j’insiste, mon lieutenant. Laissez-moi vous expliquer…

— Eh bien ? consentit le jeune officier qui n’était pas inexorable.

Alors, avec une franchise, une sincérité complète, Lauwers rapporta l’affaire en détail sans se ménager le moins du monde et en dégageant la responsabilité de son compagnon. C’est lui qui, sottement, avait bousculé le petit soldat endormi pour lui faire subir une brimade de mauvais goût. Platbrood avait eu raison d’empêcher ce jeu stupide et de vouloir rétablir le silence dans la chambrée. N’est-ce pas qu’il disait vrai ? Tous les camarades pouvaient en témoigner…

L’officier semblait convaincu :

— C’est bon, dit-il, vous êtes un assez mauvais soldat mais…

Il n’acheva pas sa pensée et poursuivit :

— Puisque c’est ainsi, vous serez seul puni…

Cependant Hippolyte demeurait violemment étonné, et dans son âme charmante, montait une grosse émotion :

— Mon lieutenant, intervint-il tout à coup, ne l’écoutez pas. Il exagère sa faute. Moi aussi, j’ai peut-être eu tort… Soyez indulgent…

L’officier, surpris et peut-être ému de cette lutte chevaleresque entre deux ennemis :

— Nous verrons, dit-il. En attendant, il faut un exemple. J’en suis fâché, soldat Lauwers, mais vous passerez la nuit au cachot. Caporal, emmenez cet homme !

Alors, comme son adversaire passait devant lui, Hippolyte tendit ses deux mains. Mais le soldat hésitait à les prendre, se sentant indigne :

— Pardon de toutes mes méchancetés, dit-il avec une naïve contrition.

— Allons donc ! encouragea Hippolyte.

Et soudain, les jeunes gens plongèrent dans les bras l’un de l’autre.

Ils venaient enfin de se comprendre. Leur rivalité, leur sourde défensive, tout le mauvais passé tombait dans l’oubli. Un grand souffle de sympathie venait de rapprocher leurs cœurs. Et c’était l’aurore de la fraternité d’âme qui devait les unir pour la vie…