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Le Roman d’Hippolyte/I/04

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La Renaissance du livre (7p. 49-58).
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IV


Or, il advint cette année-là qu’une grande jeune fille, vêtue avec une élégante simplicité, s’assit un beau matin sur les bancs de la Candidature en droit.

L’ovale allongé du visage, le nez d’une coupe classique, les sourcils épais et veloutés, les grands yeux noirs un peu bridés, le teint mat légèrement échauffé aux pommettes, tout révélait chez elle une origine étrangère.

D’où venait-elle ? On ne savait au juste ; son accent eût été une indication, mais nul étudiant ne pouvait encore se flatter d’avoir entendu le son de sa voix. C’était une personne fort réservée et qui ne souriait jamais. Hippolyte, auprès de qui elle prenait place d’habitude, pensait qu’elle était sûrement échappée d’un roman russe.

Il la saluait avec une courtoisie qui se donnait l’air d’être indifférente et comme réflexe ; d’ordinaire, il avait déjà détourné la tête avant qu’elle eût fait un lent baissement de paupières, ce qui était sa manière discrète et hautaine de répondre aux politesses. Toutefois, et sans qu’il en voulût convenir, la présence de la jeune fille ne laissait pas que de le troubler un peu. Il lui arrivait d’avoir des absences, d’oublier la leçon du professeur.

De fait, la gravité et la froideur de cette inconnue impressionnaient beaucoup le jeune homme, bien que l’ami Lauwers affirmât en riant que leur belle condisciple posait parfois sur son studieux voisin appliqué à ses notes, un regard qui n’était chargé d’aucune sévérité :

— Elle te gobe, disait-il un peu brutalement. À ta place, je me méfierais. Qui sait, c’est peut-être une nihiliste…

Quoi qu’il fît pour échapper à l’obsession de ce voisinage, Hippolyte était vivement intrigué et déjà il se posait à l’égard de l’étrangère une foule de questions auxquelles il s’irritait presque de ne pouvoir donner une réponse dont il se contentât.

Et d’abord, quel était son nom ? Personne qui le sût exactement. Un appariteur avait bien déclaré un jour qu’elle s’appelait Harnowska, mais en ajoutant qu’il croyait savoir que c’était seulement le nom de sa mère, une dame veuve ou divorcée à ce que l’on disait. En fait, on ignorait tout de sa vie privée.

Où habitait-elle ? Rien de plus aisé à connaître : il eût suffi de la suivre. Mais un tel filage répugnait à la nature du jeune homme comme une indélicatesse.

Pourquoi suivait-elle les cours de la candidature en droit ? C’était la première année qu’on la voyait à l’Université ; avait-elle pris ses degrés de philosophie à Liège, à Gand ou à Louvain ? Car on ne pouvait raisonnablement supposer qu’elle voulût apprendre le droit par simple dilettantisme.

Une chose qui étonnait également beaucoup le jeune homme, c’était l’attitude des étudiantes en médecine qui suivaient les cours de philosophie et de logique dans une salle contiguë ; il y avait parmi ces jeunes filles plusieurs étrangères d’origine slave ; or, celles-ci n’échangeaient aucun salut avec leur condisciple de la faculté de droit et semblaient même affecter de ne la point regarder lorsqu’elles se rencontraient dans les couloirs.

Tout cela lui paraissait singulier et le préoccupait, bien qu’il se défendît encore en lui-même d’en être beaucoup tourmenté. Or, un matin, la belle inconnue ne parut pas à l’Université non plus que les jours suivants. Hippolyte en fut visiblement contrarié et malheureux. La salle manquait d’elle.

— Pauvre fille, disait-il à son ami, elle est peut-être gravement malade…

À quoi, Lauwers répondait :

— Allons donc, elle a été expulsée, parbleu !

Cependant la classe de 1911 venait d’être libérée définitivement.

Les soldats étudiants s’empressèrent de quitter leur veston de bagnard et reparurent à l’Université en habits civils. Justement, ce jour-là, la belle étrangère reprenait place à son banc, indifférente au mouvement de surprise que son retour provoquait dans la salle. Son visage n’était pas celui d’une convalescente et ne portait aucune trace de souffrance.

Malgré son ferme propos de ne lui témoigner qu’une politesse stricte, Hippolyte ne put s’empêcher de mettre dans le salut dont il accueillit sa présence une sorte de vivacité étonnée et ravie. La jeune fille ne s’y méprit point sans doute ; de son côté, du reste, elle ne pouvait se défendre d’une certaine curiosité en revoyant son voisin vêtu d’un costume bourgeois d’une coupe très élégante et qui lui seyait à merveille.

Elle sourit presque en lui rendant son bonjour.

Il était écrit que ce jour-là les choses devaient se précipiter. À la fin du cours, comme Hippolyte ramassait ses notes et ses livres, la jeune fille, descellant les lèvres, lui adressa tout à coup la parole dans un français d’une correction parfaite et sans le moindre accent exotique :

— Monsieur, dit-elle d’un ton gracieux, puis-je vous demander de me rendre un grand service ?

Il la regardait, si ému d’entendre cette voix bien timbrée et pourtant très douce qu’il oubliait de répondre. Soudain, avec empressement :

— Mais je vous en prie, Mademoiselle, disposez de moi ! Je serai vraiment heureux de vous être agréable. Que puis-je pour vous ?

À son tour, elle le considéra un instant avec une expression de vive surprise dans ses beaux yeux noirs : sans doute elle ne s’attendait pas à l’entendre parler avec tant d’aisance et une telle pureté d’accent.

— Eh bien, dit-elle délibérément, vous seriez fort aimable en me prêtant vos cahiers afin que je puisse compléter les miens. Ma longue absence m’a mise en retard et je désire regagner le temps perdu…

Sans doute, l’occasion était bonne de lui demander, dans une phrase aussi adroite que polie, la cause de cette absence mystérieuse. Il s’y refusa, tant il redoutait de paraître indiscret.

— Oh, Mademoiselle, dit-il en souriant, vous m’accordez bien trop de confiance ! Mes cahiers sont rédigés à la hâte, au vol de la plume, si j’ose dire. Bien certainement, ils fourmillent d’erreurs et de lacunes…

Et il s’offrit aussitôt à lui procurer les cahiers d’un de ses condisciples, garçon méticuleux et appliqué dont il affirmait que les notes étaient bien moins imparfaites que les siennes.

— Non, ne vous donnez pas cette peine…

Et, le regard planté dans ses yeux :

— Non, ce sont vos cahiers que je veux.

Il demeura un peu interdit, tandis qu’une chaleur lui montait aux joues.

— Vous me flattez beaucoup, répondit-il après un instant. Soit, puisque vous le désirez, je vous les apporterai dès demain.

Puis se ravisant :

— Mais j’y pense, la charge est un peu lourde. Si je les envoyais chez vous cet après-midi ?

Elle répondit avec quelque vivacité :

— Non, c’est inutile. D’ailleurs, rien ne presse. J’emporterai vos cahiers moi-même demain ou un autre jour.

Cependant, la salle s’était vidée ; ils restaient les derniers. Alors, comme elle achevait de se ganter, elle lui tendit la main d’un geste dégagé et franc de bonne camarade :

— Je vous remercie, Monsieur. Au revoir !

Par la porte ouverte, il la vit s’éloigner puis disparaître au détour du couloir. Et il demeurait cloué à sa place, légèrement ahuri, comme au sortir d’un rêve.

Cette fois, il l’avait bien regardée : son image restait profondément gravée en lui. Il avait remarqué sa bouche un peu grande aux lèvres charnues, ses dents courtes, très séparées, nullement jolies mais soignées. Il convenait que ces imperfections ne nuisaient d’aucune manière à l’ensemble esthétique d’un visage qui avait assez d’autres attraits souverains pour charmer et retenir l’attention : des yeux magnifiques d’une profondeur admirable, un nez impérieux perpendiculaire au front comme chez les déesses, des oreilles d’un dessin exquis, tout cela encadré dans de superbes bandeaux couleur de jais.

Et puis, l’expression habituelle de la physionomie, loin de montrer aucune fierté dédaigneuse, semblait au contraire tempérée de bienveillance et de douceur avec un je ne sais quoi de voluptueux. Il avait également observé sa robe simple, bien faite, et qui laissait deviner une gorge de statue et de beaux flancs.

Soudain, il dut interrompre son rêve : une horde de jacassantes nettoyeuses, bras nus, cottes retroussées, envahissaient la salle, déchaînant un déluge que leurs torchons et leurs brosses s’appliquaient à maîtriser avec une sorte de rage sacrée. Il s’enfuit.

Cependant, depuis un quart d’heure, Lauwers attendait son ami au pied de la statue de Théodore Verhaegen.

— Hé, s’écria-t-il en riant, ce n’est vraiment pas malheureux ! Je finissais par croire que :

Vous en étiez sur un point, sur un point…
C’est dire assez de ne le dire point !

Très intrigué, il voulait savoir, multipliait les questions :

— Alors, elle n’est pas muette ? Quelle langue parle-t-elle ? Hein, c’est une Slave ? Qu’est-ce donc qu’elle te veut ?

Hippolyte s’étonnait de ne pas se sentir expansif aujourd’hui ; il n’avait aucune envie d’être bavard et trouvait que Lauwers manquait de discrétion. En tout cas, sa présence ne lui procurait aucun plaisir et il eût été enchanté qu’on le laissât retourner seul rue des Chartreux. Il répondit simplement avec la ferme intention de ne faire aucune confidence :

— Elle parle le français très correctement et sans le moindre accent. Impossible de déterminer sa nationalité.

— Mais l’objet de ce doux entretien ?

— Oh, peu de chose. Une demande de cahiers afin de compléter le « précis » des leçons qu’elle a manquées pendant cette dernière quinzaine.

— Quelle excellente amorce ! goguenarda le jeune homme. Inutile de dire que tu as mis tes « copy books » à ses pieds !

— Je l’avoue, répondit Hippolyte un peu agacé du ton de son ami. C’est un service banal et qu’il faut se rendre entre condisciples.

Cette fois, le visage pétulant de Lauwers se revêtit de gravité :

— Je ne voudrais pas, dit-il avec plus de sincérité que d’ironie, jouer « l’honnête » Iago et jeter d’infâmes soupçons dans ton âme candide. Je ne connais rien de cette fille, de cette belle fille si tu veux… Et pourtant, je la redoute. Elle me déplaît par tout ce qu’il y a de secret, de bizarre, de louche dans sa personne et ses allures. Son charme est celui d’une aventurière. Tiens-toi sur tes gardes ! Sois circonspect, voire circonspectissime !

— Tu parles comme une barbe blanche, railla doucement Hippolyte. Te voilà devenu subitement plus sage que Nestor, agorète des Pyliens !

— Oh, je sais, repartit Lauwers, tu connais ton Iliade et tes classiques. Mais tu ne connais peut-être pas les femmes aussi bien…

À ces mots, Hippolyte ne put s’empêcher de rire :

— Tu as donc déjà éprouvé, pour ton malheur, l’attrait, le péril de l’éternel féminin ?

— Ne te moque pas, reprit le jeune homme légèrement piqué. Je suis ton aîné. Mon expérience a six mois de plus que la tienne. À vingt-trois ans, il est permis d’avoir déjà aimé et souffert…

— Pauvre garçon ! soupira gaîment Hippolyte.

Et pourtant, il savait bien, pour l’avoir sentie lui-même, l’affreuse amertume d’un amour impossible…

— Allons, conclut Lauwers, nous verrons bien. Et puis, je saurai ce que je veux savoir…

Ils étaient arrivés près des halles où ils se séparaient d’habitude pour rentrer chez eux.

— Rassure-toi, mon vieux, dit Hippolyte en serrant la main de son compagnon, je profiterai de tes conseils. Et d’abord, je te promets de ne remettre mes cahiers à l’étrangère qu’en faisant le signe cabalistique qui conjure les maléfices du jettatore. Là, es-tu satisfait ?

Mais une fois seul, elle lui apparut de nouveau avec ses grâces dominatrices. Et voilà qu’il se rappelait cette petite phrase qu’elle lui avait dite avec un regard si ferme :

— Non, ce sont vos cahiers que je veux…

Est-ce qu’il avait bien entendu ? Il s’efforçait d’en douter un peu pour que sa joie, le moment d’après, fût plus grande d’en être très sûr.

Et une émotion délicieuse, plus enivrante d’être mêlée de quelque angoisse vague, précipitait les battements de son cœur…