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Le Roman d’Hippolyte/I/08

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La Renaissance du livre (7p. 111-118).
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VIII


Comme la période d’examens venait de s’ouvrir à l’Université pour les étudiants de premier doctorat, Hippolyte, selon sa coutume, avait permuté son numéro d’ordre avec un condisciple de façon à pouvoir affronter le jury au début de la session.

Cette comparution ne constituait du reste de sa part qu’une pure formalité. Connaissant à peine les matières de l’examen et bien résolu à ne rien espérer du hasard, il déclara tout de suite qu’il « se retirait », suivant l’expression consacrée, et fut ajourné au mois d’octobre.

C’était un échec, atténué il est vrai, moins cruel pour l’amour-propre que s’il était résulté d’un interrogatoire intégral, mais qui ne laissait pas quand même de mettre une certaine amertume dans l’âme bien née de l’étudiant.

Ce jour-là, tout en gravissant la Montagne de la Cour pour aller rejoindre son amie sous les ombrages de leur jardin d’élection, il songeait à la tristesse de ses bons parents lorsqu’ils apprendraient cette peu glorieuse défaite. Sa conduite envers eux, depuis tantôt un an, le remplissait parfois de gros remords. Ces paisibles bourgeois, qui ne comprenaient rien aux sentiments passionnés ni au mystère féminin, s’étaient risqués d’abord à quelques observations qui avaient impatienté le jeune homme ; puis, devant son attitude farouche, ils s’étaient tus, renfermés à présent dans un grand chagrin dont le silence l’impressionnait peut-être davantage encore que leurs reproches.

Parfois, dans l’enivrement de son amour, il ne pouvait se défendre d’une sourde angoisse en se demandant où le mènerait cette affection dévorante et stérile. Il n’était pas pleinement heureux et rêvait souvent d’une possession plus complète. Aussi, l’idée de régulariser un jour une situation anormale commençait à hanter son esprit. Cette femme, qui l’aimait d’une tendresse si profonde, d’un cœur si désintéressé, ne méritait-elle pas l’hommage de son nom ?

Il pensait à ces choses et marchait absorbé, distrait de l’animation de la rue, quand une somptueuse limousine qui débouchait du Coudenberg, fit retentir sa sirène pour l’avertir de se garer ; il n’eut que le temps de se rejeter de côté, sur le trottoir en bordure de l’hôtel de l’Europe, et tressaillit soudain en croyant reconnaître son amie dans la grande dame installée au fond de la voiture auprès d’un personnage grisonnant, à la mine distinguée, patricienne.

Cependant, l’automobile avait ralenti son train pour passer sous l’arcade de la rue de Namur. En ce moment, le jeune homme se ressaisit ; il partit en courant dans l’espoir de vérifier un fait qui ne lui apparaissait déjà plus à présent que comme une méprise, une illusion de ses yeux. La voiture, qui avait de l’avance, enfila la rue Bréderode qu’elle parcourut de bout en bout pour s’engager brusquement à droite, sur la place du Trône. Quand Hippolyte surgit au coin de la rue, il ne vit autre chose que la limousine vide qui démarrait de la porte d’un grand hôtel, vers le boulevard.

Il demeura un moment indécis ; puis, songeant au rendez-vous tout proche, il s’élança dans la direction du Palais des Académies.

— Au fait, se rassurait-il, sa présence là-bas sera la meilleure preuve que j’ai été abusé par une ressemblance extraordinaire…

Il attendait depuis une heure quand elle arriva, haletante de s’être dépêchée :

— Pardonne-moi, dit-elle tout oppressée, j’ai été retenue…

Soudain, elle remarqua son affreuse pâleur :

— Oh, mon petit, qu’est-ce que tu as ?

Alors, le jeune homme, d’une voix dure, impérative qui faisait trembler sa bouche :

— D’où viens-tu ?

Elle le regarda interdite, stupéfaite de ce méchant accueil :

— Mais j’arrive, répondit-elle d’un ton mal assuré, mais j’arrive de la maison…

Il fixait sur sa toilette des yeux scrutateurs. Elle portait aujourd’hui une robe de foulard clair d’une façon compliquée ; une plume s’élançait de son chapeau, droite, légèrement recourbée du bout, comme le panache d’un cimier. Cet accoutrement tapageur, si contraire à l’élégante simplicité de sa mise ordinaire, ces colliers, ces bijoux, tous ces colifichets qu’il ne lui avait jamais vus, le remplissaient de stupeur :

— Tu mens ! s’écria-t-il tout à coup. Je sais que tu mens !

Elle blêmit, baissa la tête :

— C’est vrai, dit-elle avec loyauté, je mens. Mais viens… Tu sauras tout. Tu comprendras…

Elle voulut s’emparer de son bras, mais il se dégagea, farouche.

— Oh, cher ! soupira-t-elle, des larmes au bord des cils.

Pourtant, il se laissa entraîner vers le massif montagneux où règne une solitude propice aux explications.

— Écoute-moi, dit-elle humblement lorsqu’ils eurent atteint au faîte de la petite éminence, je ne suis qu’une pauvre fille…

Elle cherchait de nouveau à s’emparer de ses mains ; mais il la repoussait durement, tandis que son visage demeurait impassible. Elle ne put se contenir, éclata en sanglots :

— Oh, mais tu sais bien que c’est toi seul que j’aime !

Il eut une sorte de rictus :

— Moi seul !

— Tu ne me crois pas ! s’écria-t-elle avec désespoir.

— Non, je ne vous crois plus ! dit-il en détachant chaque mot.

Ce « vous » affola la jeune femme :

— Voyons, s’exclama-t-elle en l’étreignant malgré lui, ne sois pas méchant ! Regarde-moi, oh, je t’en supplie, regarde-moi !

Mais rien ne semblait pouvoir le toucher, ni son haleine grisante, ni sa voix éplorée, ni ses grands yeux d’Orientale que l’anxiété écarquillait, rendait fixes comme ceux d’une madone byzantine.

De nouveau, il se dégagea presque avec brutalité, car la colère surmontait sa douleur :

— Expliquez donc cette promenade en automobile… Un parent, bien sûr !

Elle essuyait ses yeux :

— Eh bien, oui, j’avoue, dit-elle sourdement : c’est un protecteur, mais si discret, si peu exigeant…

À ces mots, le visage d’Hippolyte se contracta atrocement. Elle crut qu’il allait défaillir et saisit ses mains :

— Oh, mon cher petit, supplia-t-elle, sois raisonnable ! Comprends combien je souffre en ce moment. Voyons, tu savais bien pourtant… à Paris, que je n’étais plus une jeune fille… Écoute-moi, je t’en conjure, puis, je m’en irai, si tu l’exiges…

La première fureur du jeune homme semblait tombée et sa figure n’exprimait plus qu’un sombre abattement. Il consentit à l’entendre.

Alors, pleine d’angoisses et d’alarmes, elle s’épancha. Sa mère était pauvre, toujours souffrante. Dans leur détresse, plus profonde de devoir se cacher, un compatriote opulent et titré, qui séjournait à Paris, était venu à leur secours. Il lui avait même offert son nom ; mais éprise de liberté, elle ne s’était pas sentie capable d’enchaîner sa vie à celle d’un barbon si aimable qu’il fût. Un tel sacrifice avait été au-dessus de ses forces. Oh, elle en convenait, sa conduite manquait peut-être de noblesse. Et pourtant, la loyauté ne lui faisait-elle pas un devoir de repousser des liens légitimes de peur de les profaner ? Il lui avait paru plus honnête de conclure un marché ; c’est ainsi qu’un jour, elle était devenue la chose indifférente et passive d’un homme généreux :

— Il comprend mon triste sort et ne m’accable pas de son amour malheureux. Nos entrevues sont rares. Si je n’avais peur de ta moquerie, je dirais qu’il me témoigne une affection quasi paternelle…

Il ne fut pas maître d’un sarcasme :

— Oui, celle de Loth !

— Oh, tu vois ! gémit-elle découragée.

Elle se tut, comprenant qu’elle ne le rendrait pas indulgent, qu’elle ne le persuaderait pas. Le mouchoir pressé sur sa bouche pour étouffer ses hoquets de chagrin, elle attendait qu’il parlât à son tour.

Cependant, il était atterré de cette révélation qui éclairait d’une lumière crue tout ce qui lui était demeuré obscur et caché dans l’existence de cette femme et sur quoi il n’avait jamais osé lui faire de questions brutalement formelles. Certes, il savait bien qu’il n’avait pas été le premier, mais il croyait aujourd’hui la posséder sans partage. Sa douleur était inexprimable. Maintenant, il jugeait et condamnait un amour qui avait soudainement arrêté l’essor de sa jeunesse, si volontaire et studieuse jadis. Il songeait à ses parents attristés, à sa réputation compromise, à ses échecs universitaires. Son ami Michel avait raison : il s’était acoquiné à une aventurière. Des bouffées de honte lui montaient au cerveau à la pensée qu’il avait rempli auprès de cette femme le rôle infâme de « l’amant de cœur » et prélevé en quelque sorte sa part sur les largesses d’un bienfaiteur en profitant de l’indépendance qu’elles assuraient à sa maîtresse. Toute son âme honnête et droite se révoltait, indignée.

Alors, soulevé d’un immense dégoût :

— Nous ne pouvons plus nous voir, dit-il d’un ton âpre et sec. À présent que je connais la vérité, l’impossible est entre nous. Adieu…

Stupéfaite, elle le laissa dévaler le chemin, sans faire aucun geste ni jeter un seul cri pour le retenir.

Mais, quand il eut disparu derrière le taillis, elle se redressa lentement, sortit de sa prostration. Machinalement, elle avait enlevé de son réticule une petite glace dans laquelle elle se mirait pour rajuster sa coiffure et houpper son visage :

— C’est une bouderie, se dit-elle ; il me reviendra demain…