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Le Roman d’Hippolyte/I/07

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La Renaissance du livre (7p. 94-110).
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VII


Ce Mardi gras, les Kaekebroeck et les Mosselman festoyaient dans un petit « cabaret » voisin de la Grand’Place afin de s’entraîner aux bacchanales du bal masqué.

Joseph et Ferdinand, cavaliers pleins d’élégance, avaient endossé le frac de cérémonie tandis qu’Adolphine et Thérèse s’étaient revêtues de dominos roses dont les capuchons tuyautés, rabattus sur le dos, découvraient leurs belles chevelures contrastées, ceintes d’un galon de soie pareil au strophium de la mode antique.

Très animés déjà par les vins et la bonne chère, les maris plaisantaient les deux femmes qui, bien que ravies de la partie fine, demeuraient quand même un peu intimidées sous leur déguisement, anxieuses à l’idée qu’elles allaient enfin connaître « le bal de la Monnaie », ce gala traditionnel et fameux où la gaîté, disait-on, frisait parfois le dévergondage, mais dont le brillant spectacle était un des rêves secrets de leur curiosité d’honnêtes femmes.

Ferdinand, surtout, prenait un malin plaisir à les tourmenter :

— Je ne sais, disait-il avec un grand sérieux, jusqu’à quel point il est prudent de conduire ces dames dans le plein bal… D’audacieux apaches sont bien capables de nous les enlever pour s’en faire des mômes !

— Eh bien, ça je voudrais une fois voir ! déclarait Adolphine sans être rassurée plus que cela.

Puis, résolue, la fourchette en bataille :

— Le premier qui ose seulement me toucher, n’est-ce pas, eh bien, je lui flanque une bonne lappe qu’il saura d’où le vent vient !

— Bien rugi, Lucrèce ! faisait Joseph ; mais tu provoques en même temps une bagarre indescriptible et nous sommes tous emmenés au bloc !

— Vraiment, interrogeait Thérèse d’une petite voix craintive, ça va jusque-là ? On ne montre pas plus d’égards envers les dames ?

— Que veux-tu, continuait l’imperturbable Ferdinand, dans des endroits pareils, au milieu des bas instincts déchaînés, les dames ne sont plus des dames : elles deviennent des femmes, c’est-à-dire des proies !

— Oui, mais ça je n’aime pas ! s’écriait Mme Kaekebroeck.

Et, dans un éclair :

— Oeie, on aurait dû se déguiser en garçon, nous autres !

Alors, Joseph et Ferdinand éclatèrent de rire. Non, mais voyez-vous cette grande gaillarde et cette petite boulotte en travesti ! Tout le monde s’y fût trompé peut-être ! En attendant, il n’y aurait pas eu assez de mains pour les asticoter aux bons endroits et les noircir de pinçons sympathiques.

— Allons, vous avez toutes deux beaucoup trop d’avantages, conclut galamment Joseph ; mais, rassurez-vous, on vous défendra de son mieux…

— Oui, enchérit Ferdinand, nous serons un peu là, comme on dit, avec une abondante provision de swings et d’uppercuts !

Toutes ces fanfaronnades, dont les deux femmes ne savaient au juste ce qu’il fallait en prendre, les entretenaient dans un vague malaise qui gâtait un peu leur plaisir. Il était temps que le champagne vînt réconforter leur courage. Adolphine se sentit soudain une grande bravoure, au point de défier d’avance les entreprises des plus audacieux arlequins. Aussi, quand Joseph proposa de mener simplement ces dames là-haut, au « point de vue », afin d’échapper à tout danger de rapt ou de turlupinades, se récria-t-elle avec indignation :

— Non, non, ça est bon pour les poltronnes ! Moi, je dois une fois voir ce que c’est… Et puis, je veux danser !

Aussitôt, Ferdinand :

— Je m’inscris, chère amie, pour votre premier tango !

— Ça va ! dit-elle.

Puis, saisie d’un scrupule :

— Tango… Tango… Oui, mais non, ça je ne connais pas !

Comme il faisait un vrai temps de carnaval, tourmenté de vent et de pluie, un taxi les transporta jusqu’au théâtre.

Les formalités du vestiaire accomplies, ils gravirent le grand escalier d’honneur et pénétrèrent dans la salle par le praticable ajusté au balcon d’où coulait une cascade d’habits noirs, de pierrettes et de polichinelles…

Il était minuit ; déjà, une foule énorme et bariolée tournait, sautait, se trémoussait dans la buée pulvérulente, aux accords d’un orchestre plein de vigueur.

Étourdies, les deux femmes serraient le bras de leurs maris qui souriaient des regards effarés qu’elles lançaient par les yeux du loup noir.

— Pas me lâcher, sais-tu ! tremblait la petite voix de Thérèse.

Tandis que Mme Kaekebroek, moins vaillante qu’au cabaret, suppliait Joseph de ne l’abandonner sous quelque prétexte que ce fût :

— On ne saurait plus se retrouver dans cette cohue et alors on serait propre !

Ils les poussèrent dans la fournaise, au milieu d’une grosse valse, dans l’intention de danser. Mais la compression était telle qu’ils durent y renoncer après quelques mesures. C’était décidément le nougat humain, blanc, rose, incrusté d’habits noirs, pistaché de boléros verts…

— Hé, ôte-toi de là, mon gros Loulou !

C’était un danseur chauve, tout suant, qui interpellait ainsi Mme Mosselman et la bousculait pour se frayer passage avec une gaillarde coiffée en cheveux roux, étalant une poitrine pourvue de boulets de quarante-huit.

— Eh bien, il n’est pas gêné, celui-là ! riait Thérèse.

Au fond, elle n’était pas du tout scandalisée de ce « gros Loulou », qui n’avait rien que d’aimable dans sa familiarité ; elle se rassurait peu à peu : décidément, les masques, ça n’était pas si terrible.

Cependant, un fort remous venait de les séparer des Kaekebroeck que le courant entraînait vers le fond de la salle où tonitruaient les musiciens sous de verts palmiers.

Brusquement, la grosse caisse cessa de scander la mesure et l’orchestre se tut. On souffla et l’on marcha à la file. Mais des barrages se formaient, provoqués par des intrigues, autour desquelles s’amassaient les curieux amusés du fausset des masques qui s’acharnaient comme une meute sur des fêtards. Il arrivait parfois que ceux-ci tenaient bon sous les brocards, ripostaient de bonne langue et prenaient enfin le dessus, raillant leurs agresseurs qu’ils poursuivaient à leur tour en les conspuant.

Et puis, c’était une bande de pierrettes et d’arlequins, le nez et la gorge au vent, l’œil vif, le teint allumé qui assaillaient un pataud de province au large rire et sautaient une ronde autour de son gros ventre.

Soudain, une gentille laitière, échappée de Trianon pour le moins et qui semblait toute pétrie de candeur virginale sous sa « Marie-Antoinette », interpella Ferdinand :

— Oh toi, mon petit, ce que tu dois être cocu !

Mais le cordier, faisant bonne contenance sous l’apostrophe peu fine :

— Tu vois, disait-il à sa femme interdite, c’est à cause de ton petit Werther ! Ah, c’est gai !

La laitière était passée et le jeune homme se félicitait de sa discrétion relative, quand elle reparut soudain, escortée de deux débardeuses en décolleté « grande peau ». Cette fois, ce fut mieux ou pis qu’une escarmouche ; les trois femmes, sans prendre aucun souci du pauvre domino rose, lançaient une pluie de quolibets sur le volage Ferdinand, qui souriait avec héroïsme, quoique très bouleversé qu’on osât lui rappeler ses goguettes extra-conjugales.

En ce moment, combien il enviait le sort de ces paisibles gens qui, nichés au « point de vue », regardaient le bal, d’un peu haut sans doute, mais à l’abri de ces femelles effrontées comme des guenons, sans pitié pour les don Juan de sa sorte.

Mais aussi, quelle imprudence de s’être aventuré dans ce lieu maudit où toutes les rancunes de ses Elvires s’étaient apparemment donné rendez-vous ! Ah, la sotte insistance de Joseph et d’Adolphine pour l’entraîner dans cette partie fine ! Comme il s’en voulait à présent d’avoir cédé à leurs instances, de ne s’être pas refusé à conduire deux honnêtes mères de famille dans cette salle de perdition, toute frémissante de libertinage et de luxure ! Oui, voilà surtout qui était bien plus immoral encore que ses petites frigousses anodines et secrètes…

Le plus grave, c’est que l’on commençait à faire cercle autour d’eux. Thérèse était si affolée que, depuis longtemps, elle ne comprenait plus un mot de ce chamaillis.

Excédé, Ferdinand aspirait au repos, comme le boxeur épuisé par un round, quand une voix éraillée lui cria d’en haut :

— Hein, fiston, tu es une fois bien attrapé maintenant !

Et c’était avec son visage pointu à la Jan Steen, son long nez touché de carmin, ce vieux paillard de Rampelbergh qui, accoudé sur le bourrelet du balcon, dans la posture du « cracheur » de la rue de l’Amigo, suivait la dispute d’un air goguenard.

Pour le coup, c’était le comble. Harcelé de toutes parts, même d’en l’air ! Ferdinand ne savait plus à qui entendre et bégayait des mots sans suite. On ne sait ce qui serait arrivé si l’orchestre, attaquant soudain un bruyant quadrille, n’eût dispersé l’attroupement et fait s’envoler les harpies vers d’autres victimes.

Soulagé, mais très déconfit, le jeune homme essayait pourtant de crâner :

— Viens, dit-il à son domino, retirons-nous là-bas, contre les baignoires, hors de cette affreuse bousculade…

Mais il n’en menait pas large, très fâché de l’incident et plein de regrets à la pensée que sa bonne petite femme souffrait en silence de ce qu’elle venait d’entendre. Mais sa fatuité d’époux adoré l’abusait étrangement en cette circonstance : Thérèse ne pensait déjà plus à l’attrapade.

Appuyée contre une loge, elle enleva son loup et apparut très pâle, presque défaillante.

— Qu’est-ce que tu as ? s’écria Ferdinand avec sollicitude.

— Oh, rien, rien, dit-elle en s’éventant d’un bras fébrile, c’est la chaleur, ça va passer…

Mais son malaise avait une autre cause. Ne venait-elle pas d’apercevoir là-bas, dans la pénombre d’une baignoire, son jeune Werther ? Oui, c’était bien lui, Hippolyte, amoureusement pressé contre une admirable Géorgienne, vraie houri descendue pour un soir du paradis d’Allah.

— Mon Dieu, implorait-elle au fond de son cœur honnête et bouleversé, oh ne faites pas maintenant que je sois plus jalouse de celui-ci que de l’autre !…

Mais Adolphine venait de fondre sur eux :

— Eh bien, où est-ce que vous restez, vous deux ? On vous cherche partout !

Elle allait donner libre cours à ses impressions, conter ses petites aventures quand elle remarqua la mine défaite de son amie :

— Mais tu es si pâle, dit-elle ; est-ce qu’il y a quelque chose qui ne va pas ?

— C’est un malaise passager, déclara Ferdinand.

— Oh, ça va mieux, confirma Thérèse, c’est le bruit, vois-tu, la température…

— Il faut avouer, repartit Joseph, que cette atmosphère saturée de parfums devient irrespirable…

En effet, une odeur compacte et grasse, triple extract de peau humaine à quoi se mêlaient un relent de vieux décors et ce fumet persistant du bouc de Sylvia, empuantissait la salle, sans compter qu’une poussière brûlante desséchait et irritait la gorge : l’asphyxie vous prenait aux poumons.

— Si nous allions nous rafraîchir au buffet du rez-de-chaussée ?

— Bonne idée, s’écria Ferdinand, car on étouffe ici !

Pour sa part, il était enchanté de quitter le bal où il se promettait de ne plus reparaître sous aucun prétexte, tant il redoutait une nouvelle rencontre avec les abominables débardeuses et cette Perrette en rupture de pot au lait.

Ils atteignirent sans trop d’encombre le grand bar installé derrière le contrôle et s’attablèrent dans un coin d’où ils dominaient la bruyante assemblée d’habits noirs et de masques en train de sabler l’extra-dry.

Le sans-gêne des soubrettes et des Colombines langoureusement abandonnées sur les genoux de leurs amants, les cris, les baisers, les étreintes de toutes ces femmes enivrées provoquaient chez les deux honnêtes bourgeoises un étonnement voisin de la stupeur.

— Mais regarde, une fois, celle-là, Thérèse ! Non, ça est qu’à même un peu fort !

Et c’était une marquise de Lancret qui, renversée sur le plastron d’un fêtard avachi, témoignait d’une effervescence à décontenancer Messaline.

Désagréablement impressionnés eux-mêmes par un tel spectacle, Joseph et Ferdinand s’efforçaient de détourner l’attention de leurs femmes :

— Avez-vous vu le jeune Lauwers ? interrogeait le cordier. Hé, il ne s’embêtait pas, celui-là, avec sa petite Andalouse !

Oui, Adolphine l’avait très bien vu :

— Ça est une jupeuse de chez ma couturière avec qui il est, dit-elle. Je la connais bien. Jolie, je ne dis pas, mais je crois que c’est une gaillarde, savez-vous !

— En effet, déclara Joseph, elle parvient à lever la jambe jusqu’au lustre. Je vous la garantis sans combinaison et non entravée, cette petite !

Puis, subitement grave et comme s’il se répondait à lui-même :

— Bah, des femmes comme celles-là, ça n’est pas bien dangereux. On ne leur donne que sa gaîté. C’est le caprice d’un soir…

— C’est vrai, approuva tout à coup Mosselman, ces midinettes amusent un moment mais ne retiennent pas…

Cependant, Adolphine s’était penchée à l’oreille de son amie :

— Est-ce que tu as vu Hippolyte avec cette… Oh, ça m’a fait une « émossion », n’est-ce pas !

Thérèse hésita un moment, puis surmontant son trouble :

— Oui, je l’ai aperçu, moi aussi.

Et avec une grande sincérité :

— Oh, je comprends, elle est si belle !

— Mais c’est une mauvaise femme ! s’écria Adolphine avec indignation. Oh, le garçon est si changé depuis qu’ils sont ensemble !

Joseph avait entendu :

— Mauvaise femme… Qu’en savons-nous ? Mais certainement une sirène plus dangereuse d’être intelligente et de savoir aimer… Car elle l’aime !

Alors, dans l’oubli du tapage et des scènes de tendresse dionysiaques, ils parlèrent du « petit » et de l’immense chagrin que sa liaison causait à ses parents.

Hippolyte avait perdu le goût du travail ; à peine s’il apparaissait de loin en loin à l’Université où sa maîtresse ne venait plus. D’abord les amants avaient pris quelques précautions, ne se rencontraient que dans des endroits écartés ; mais bientôt, ils s’étaient enhardis au point de se promener par la ville, de visiter ensemble des musées, de faire des achats, de prendre le thé dans les grands magasins.

À présent, ils ne se gênaient plus, dédaigneux de l’opinion. C’était une vraie passion de part et d’autre, bien que Lauwers, qui s’était juré de démasquer « l’aventurière », comme il l’appelait, assurât avoir aperçu un jour l’étudiante au fond d’une superbe limousine, en compagnie d’un personnage grisonnant mais portant beau et de haute mine.

— Oh, je la déteste ! répétait Adolphine.

Hippolyte s’était enrôlé dans la compagnie des Gais Lurons Bruxellois, une de ces admirables phalanges de jeunes gens qui, les jours de carnaval parcourent les lieux publics pour y donner des concerts et collecter au profit des pauvres. Comment se trouvait-il au bal, alors que ses vaillants compagnons « travaillaient » en ville ? Il avait donc déserté son poste d’honneur dans cette troupe de charité ?

Thérèse, indulgente malgré sa rancœur, essayait de l’innocenter de ce manquement au devoir ;

— Sans doute qu’il est déjà sorti dimanche et qu’il n’est pas de service aujourd’hui… C’est si fatigant, cette corvée !

— Comme c’est malheureux, gémissait Adolphine, ce garçon qui était si gentil, si raisonnable, dont on était si fier dans la famille ! Est-ce qu’on aurait jamais cru ça de lui ?

Tandis qu’à voix basse :

— Et si vous voyiez quelle mauvaise mine qu’il a avec ça !

Elle ne s’expliquait pas davantage, mais on la comprenait bien, n’est-ce pas ?

— Oh, c’est encore ce qui m’inquiète le moins, déclarait Joseph. À son âge, il est permis d’user et même d’un peu abuser… Mais c’est la sombre frénésie qu’il apporte dans cet amour qui me fait peur…

— Il y a beaucoup d’exaltation dans son caractère, remarqua Ferdinand ; Thérèse en sait quelque chose…

Et, s’adressant directement à sa femme :

— Hein, qu’il a toujours été un peu jaloux de moi ?

— Oh, répondit la jeune femme en rougissant, je crois que tu exagères un peu, sais-tu… Non, il a une bonne affection pour moi parce que je me suis toujours occupée de lui, surtout quand il était petit, et alors, quand je me suis mariée, oui ça l’a un peu contrarié, je ne dis pas, mais…

Elle ne trouvait plus ses mots tant elle était mal à l’aise. Pourquoi feindre ? Elle savait bien qu’il l’avait réellement aimée ; elle savait bien qu’elle lui avait donné son premier désir ; et maintenant il ne pensait plus à elle, une autre le possédait tout entier. Ah ! cette rencontre, tantôt, lui avait fait une telle secousse ! Vraiment s’était-elle trompée en pensant qu’il ne s’agissait entre eux que d’affection fidèle, d’amitié tendre ? Dans le sentiment qui l’entraînait vers lui n’entrait-il pas quelque chose de plus ? Elle n’osait en répondre, bouleversée tout à coup à la pensée qu’elle pût considérer « cette femme » comme une rivale…

— En tout cas, c’est bien triste, reprit Ferdinand d’un ton navré qui l’étonnait lui-même ; un garçon qui était si bien parti !

Et, le champagne aidant, voilà qu’il se sentait devenir grand moraliste, fulminant contre ces créatures perverses qui entraînent les jeunes gens de bonne famille, les détournent de leurs devoirs. Mais Joseph, qui n’était pas dupe de cette fausse éloquence, arrêta soudain l’impétueux orateur en lui demandant s’il avait vu ce vieux sapajou de Rampelbergh « engueuler » les masques du haut du balcon.

— Il avait déjà une bonne loque, savez-vous, s’exclama Adolphine. Oeie, ça est tout de même un crapuleux !

C’était aussi l’avis de Ferdinand ; mais il ne jugea pas à propos d’enchérir sur la jeune femme. D’ailleurs, l’apparition providentielle d’un couple qui se rendait au vestiaire lui permit de détourner brusquement la conversation :

— Mais, je ne me trompe pas… Voilà nos tourtereaux !

En effet, c’était Hippolyte et sa Géorgienne qui se retiraient du bal avec une hâte joyeuse. L’étrangère avait enlevé son masque, montrant ses beaux traits à la fois impérieux et doux. Elle regardait tendrement le jeune homme et se prêtait aux soins empressés et maladroits qu’il dépensait à la recouvrir de son opulent manteau de fourrure avec une grâce d’attitude, un port de tête un peu rejetée en arrière, dignes d’inspirer un sculpteur de l’antique Hellade.

Elle était admirable dans son costume exotique, avec sa longue tunique de laine blanche brodée de soie de couleur, ses manches flottantes et ce voile de gaze, vaporeux comme un nuage, qui entourait sa tête, coiffée d’un fez cramoisi, couvert de piécettes d’or. Et toute la splendeur de l’Orient se reflétait dans ses yeux profonds.

Comme il venait de lui effleurer la nuque de sa moustache fine, elle se retourna vivement et le baisa sur la joue en souriant tandis qu’il faisait de grands yeux, un peu gêné de sa hardiesse.

Les amis regardaient et admiraient en silence. Ils pensaient peut-être, comme les vieillards des Portes Scées en voyant passer la reine de Sparte, que, certes, on pouvait bien risquer quelque chose pour une telle femme…

— Ils vont souper, je suppose… ? déclara Ferdinand en rompant le prestige.

Cependant, Adolphine interrogeait son amie :

— As-tu remarqué quel riche manteau…

Mais elle s’interrompit brusquement en voyant Thérèse défaillir sur sa chaise ; elle n’eut que le temps de la retenir dans ses bras :

— Mon Dieu, chère, qu’est-ce que c’est maintenant ?

Déjà Joseph et Ferdinand s’empressaient. On fit respirer un flacon de sels à la jeune femme qui recouvra les sens instantanément.

— Oh, pardon, fit-elle avec un faible sourire, je ne sais ce que j’ai aujourd’hui… Je m’en veux, n’est-ce pas !

— Nous allons partir, décida le cordier.

— Et nous aussi, repartit Adolphine. Hein, Joseph, on en a assez ?

Thérèse voulut protester :

— Mais non, il ne faut pas vous en aller à cause de moi… Je puis encore rester…

On calma ses scrupules : deux heures du matin ! Ma foi, il était grand temps d’aller se coucher.

Ils étaient équipés et prêts à sortir quand une bande de Pierrots, porteurs d’instruments bizarres qui empruntaient leurs formes aux ustensiles de ménage les plus divers, s’engouffra dans le vestibule du théâtre. Tout de suite, les musiciens s’étaient rangés au commandement du chef et soudain, entonnant leur fanfare, ils escaladèrent en bon ordre le grand escalier d’honneur. Et c’était les Gais Lurons Bruxellois, cette vaillante troupe de jeunes gens, voués au soulagement de l’enfance misérable, qui montaient à l’assaut du bal pour donner leur concert de clôture et recueillir la dernière obole.

Et rien n’était émouvant comme ce bataillon sacré dont le burlesque se parait tout à coup d’un je ne sais quoi d’héroïque et de sublime quand on pensait au but poursuivi par ces infatigables apôtres de la charité…

Soudain, un Pierrot retardataire surgit du dehors et s’élança à la suite de ses compagnons, armé d’une trompette tibicine qui ressemblait à une seringue à asperger les façades.

Alors, dans le fracas des cuivres et des cymbales, Adolphine se récria :

— Mais c’est Hippolyte !

C’était bien lui. Comment avait-il donc fait pour quitter son amie, se masquer et se peindre en si peu de temps ? C’était son secret.

— Allons, dit Joseph plus ému qu’il ne voulait le paraître, cette nuit, du moins, notre Frégoli fait passer le devoir avant l’amour… À la bonne heure !

Cependant, Thérèse éprouvait comme une sorte de détente en constatant que le jeune homme n’était plus accompagné :

— Oh oui, fit-elle attendrie jusqu’aux larmes, on a beau dire, c’est tout de même un si cher garçon !…